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    Vie de Maman Parker

    Katherine Mansfield a publié Life of Ma Parker en 1921.


    Histoires de chats par Ribet

    Quand le monsieur-auteur dont la vieille Maman Parker faisait l’appartement tous les mardis ouvrit la porte ce matin-là, il lui demanda des nouvelles de son petit-fils. Maman Parker, debout sur le paillasson dans le petit couloir sombre, étendit la main pour aider son monsieur à renfermer la porte avant de répondre.

    « Nous l’avons enterré hier, m’sieu, dit-elle doucement.

    — Oh ! mon Dieu ! Je suis désolé » dit le monsieur-auteur d’un ton scandalisé.

    Il était en train de déjeuner. Il portait une robe de chambre considérablement râpée et tenait à la main un journal chiffonné. Mais il se sentait gêné. Il ne pouvait guère retourner à son cabinet de travail bien chaud sans avoir dit quelque chose,  quelque chose de plus. Alors, sachant que ces gens-là attachent tant d’importance aux enterrements, il prononça avec bonté :

    « J’espère que les obsèques se sont bien passées ?

    — Mande pardon, m’sieu ? dit la vieille Maman Parker d’une voix enrouée.

    Pauvre vieille chouette ! Elle avait l’air tout ahurie.

    — J’espère que les obsèques étaient... étaient réussies » répéta-t-il.

    Maman Parker ne fit aucune réponse. Elle baissa la tête et, clopinant, s’en fut à la cuisine, la main crispée sur la vieille bourriche à poisson qui contenait ses brosses, ses chiffons pour le nettoyage, un tablier, une paire de pantoufles de feutre. Le monsieur-auteur leva les sourcils et retourna à son déjeuner.

    «  C’est l’accablement, je suppose » dit-il tout haut, en prenant de la marmelade.

    Maman Parker retira de sa capote les deux épingles de jais et la suspendit derrière la porte. Elle dégrafa sa jaquette usée et l’accrocha aussi. Puis elle attacha son tablier et s’assit pour ôter ses bottines. Les ôter ou les mettre lui était un martyre, mais il y avait des années que ce martyre durait. De fait, elle était si bien habituée à la douleur que son visage se tirait et se contractait d’avance, tout prêt pour la torture, avant même qu’elle eût dénoué les lacets. Cela fait, elle se renversait en arrière avec un soupir et se frottait doucement les genoux...

    « Grand-mère ! Grand-mère ! »

    Son petit-fils était là, debout sur ses genoux, avec ses petites bottines. Il venait de jouer dans la rue.

    « Regarde un peu dans quel état t’as mis la jupe de grand-mère, vilain polisson !

    Mais il passait les bras autour de son cou et frottait sa joue contre la sienne.

    — Grand-mère, faut me donner un sou ! cajolait-il.

    — Va-t’en voir un peu ! Grand-mère a pas de sous.

    — Si t’en as !

    — Non, j’en ai pas.

    — Si t’en as. Donne-m’en un !

    Déjà, elle cherchait à tâtons le vieux porte-monnaie de cuir noir, tout déformé.

    — Eh ben, qu’est-ce que tu lui donneras, à ta grand-mère ?

    Il avait un petit rire timide, il se serrait plus près. Elle sentait sa paupière frémir contre sa joue.

    — J’ai pas rien » murmurait-il.

    La vieille femme se leva brusquement, saisit sur le fourneau à gaz la bouilloire de fer-blanc et la porta sur l’évier. Le bruit de l’eau tambourinant dans la bouilloire lui semblait amortir sa peine. Elle remplit aussi le seau et la bassine à vaisselle. Il aurait fallu tout un livre pour décrire l’état de cette cuisine. Pendant la semaine, le monsieur-auteur se tirait d’affaire tout seul. C’est-à-dire qu’il vidait de temps en temps les feuilles de thé dans un pot à confiture réservé à cet usage, et que, si les fourchettes propres venaient à manquer, il en frottait une ou deux sur l’essuie- mains. Autrement, comme il l’expliquait à ses amis, son « système » était tout simple, et il ne pouvait comprendre comment les gens faisaient tant d’histoires à propos du ménage.

    « Il n’y a qu’à salir tout ce qu’on possède, à faire venir une vieille sorcière pour nettoyer une fois par semaine et le tour est joué ! »

    Le résultat offrait l’aspect d’une gigantesque poubelle. Le parquet même était une litière de croûtes de pain grillé, d’enveloppes, de bouts de cigarettes. Mais Maman Parker ne lui en voulait pas. Elle plaignait le pauvre jeune monsieur de n’avoir personne pour s’occuper de lui. Par la petite fenêtre ternie, on pouvait voir une immense étendue de ciel triste et, quand il y avait des nuages, ils avaient l’air de très vieux nuages tout usés, effrangés aux bords, avec des trous ou des taches sombres, comme des taches de thé. Pendant que l’eau chauffait, madame Parker commença à balayer.

    « Oui, pensait-elle, tandis que le balai heurtait les murs, tantôt avec une chose, tantôt avec une autre, j’ai eu ma part. J’ai eu la vie dure. »

    Les voisins eux-mêmes le disaient en parlant d’elle. Bien des fois, quand elle rentrait clopin-clopant, avec sa bourriche, elle les avait entendus qui, flânant au coin de la rue ou s’appuyant aux grilles des cours, disaient entre eux :

    « Elle a eu la vie dure, oui, la mère Parker. »

    Et c’était si vrai qu’elle n’en éprouvait pas la moindre fierté. C’était exactement comme si on disait qu’elle demeurait au sous-sol sur la cour, au n° 27. La vie dure ! À seize ans, elle avait quitté Stratford et elle était venue à Londres, comme fille de cuisine. Oui, c’est là qu’elle était née, à Stratford-sur-Avon. Shakespeare, m’sieu ? Ma foi, on lui en parlait toujours. Mais elle n’avait jamais entendu son nom avant de le voir affiché sur les théâtres.

    De Stratford, rien ne subsistait plus, si ce n’est que « quand on était assis auprès du feu, le soir, on pouvait voir les étoiles par la cheminée », et que « ma mère avait toujours son quartier de porc qui pendait du plafond ». Et il y avait quelque chose – un buisson, que c’était –, à côté de la porte, qui sentait si bon. Mais le buisson restait très vague. Elle s’en était seulement souvenue une ou deux fois, à l’hôpital, quand elle était malade.

    Cette place-là – sa première – avait été une place terrible. Elle n’avait jamais la permission de sortir. Elle ne quittait jamais le sous-sol, excepté pour aller entendre les prières, matin et soir. La cuisine était une vraie cave. Et la cuisinière était une méchante femme. Elle lui arrachait les lettres qu’elle recevait de chez elle, avant qu’elle ait pu les lire, et les jetait dans le fourneau, parce que « ça lui faisait perdre les idées. » Et les cafards ! Croiriez-vous ça ? Avant de venir à Londres, elle n’avait jamais vu de cafards ! À ce point, Maman Parker poussait toujours un petit éclat de rire comme si... de n’avoir jamais vu de cafards ! Autant dire, que vous n’avez jamais vu vos propres pieds.

    Quand les meubles de cette famille-là eurent été vendus aux enchères, elle était entrée chez un docteur comme bonne à tout faire, et, après y avoir passé deux ans à courir du matin au soir, elle avait épousé son mari. C’était un boulanger.

    « Un boulanger, madame Parker ? dit le monsieur-auteur.

    Car, à l’occasion, il mettait de côté ses gros livres et prêtait au moins une oreille à ce phénomène qu’on nomme la Vie.

    — Ce doit être assez gentil d’être la femme d’un boulanger !

    Madame Parker n’en était pas si sûre.

    — Un métier si propre, dit le monsieur.

    Madame Parker ne semblait pas convaincue.

    — Et puis, n’aimiez-vous pas à servir les pains tout chauds aux clients ?

    — Ma foi, m’sieu, dit madame Parker, j’étais pas souvent en haut, dans le magasin. Nous avons eu treize enfants et nous en avons enterré sept. Si c’était pas l’hôpital, c’était le dispensaire, comme qui dirait.

    — Certes, madame Parker, en effet » répondit le monsieur en frissonnant et en reprenant sa plume.

    Oui, il en était parti sept, et pendant que les six autres étaient encore petits, voilà que son mari était tombé malade de la poitrine. C’était à cause de la farine dans les poumons, lui avait dit le docteur à l’époque... Son mari était assis sur le lit, la chemise retroussée par-dessus la tête et le doigt du docteur traçait un cercle sur son dos.

    « Tenez, si on lui ouvrait le corps à cet endroit-ci, madame Parker, disait le docteur, vous trouveriez les poumons complètement bloqués par une poudre blanche. Respirez, mon brave ! »

    Et madame Parker ne sut jamais si elle avait vu, ou avait cru voir, un grand éventail de poussière blanchâtre sortir des lèvres de son pauvre cher homme... Mais quelle lutte il avait fallu soutenir pour élever ces six petits enfants sans rien demander à personne ! Oui, c’en avait été une affaire ! Et puis, juste au moment où ils avaient été d’âge à aller à l’école, la sœur de son mari était venue demeurer avec eux pour aider un brin ; et il n’y avait pas plus de deux mois qu’elle était là, quand elle avait dégringolé un escalier et s’était abîmé la colonne vertébrale. Alors, pendant cinq ans, Maman Parker avait eu un autre bébé à soigner, et qui pleurait celui-là ! Après ça, la petite Maudi avait mal tourné et sa sœur Alice avait fait comme elle ; les deux garçons avaient émigré et le jeune Jim était parti pour les Indes avec l’armée et Ethel, la dernière, avait épousé un propre-à-rien de garçon de café qui était mort d’une vilaine maladie, l’année de la naissance du petit Lennie. Et à présent c’était le petit Lennie, mon petit-fils.

    Les piles d’assiettes sales et de tasses étaient lavées et essuyées. Elle avait nettoyé les couteaux tout noircis avec un morceau de pomme de terre et les avait fait luire avec un vieux bouchon. Elle avait récuré la table et l’évier, où nageaient des queues de sardines...

    Le petit n’avait jamais été robuste, jamais, même au commencement. C’était un de ces bébés blonds que tout le monde prend pour une fille. Des cheveux clairs comme de l’argent, qu’il avait, des yeux bleus et d’un côté du nez une petite tache de rousseur en losange. La peine qu’elles avaient eue à l’élever, sa fille et elle ! Tous les remèdes de journal qu’elles avaient essayés pour lui ! Chaque dimanche matin, Ethel lisait les annonces à haute voix, pendant que Maman Parker faisait sa lessive :

    « Cher monsieur, un mot seulement pour vous faire savoir que ma petite Myrtil était prête à enterrer... Après avoir pris quatre bouteilles... elle a engraissé de huit livres en neuf semaines et ça continue toujours. »

    Alors, on prenait sur le buffet le coquetier plein d’encre, on écrivait la lettre et le lendemain, en allant au travail, Maman expédiait le mandat.

    Mais c’était inutile. Rien ne faisait engraisser le petit Lennie. Même quand on l’emmenait au cimetière, il n’en revenait pas avec de belles couleurs ; une bonne promenade en omnibus ne lui donnait jamais d’appétit. Pourtant, depuis le commencement, il avait été le chouchou de grand-mère.

    « À qui que tu es ? dit la vieille Maman Parker penchée sur le fourneau, en se redressant et en marchant vers la fenêtre ternie.

    Et une petite voix, si chaude, si proche qu’elle l’étouffait presque – elle semblait parler dans sa poitrine, tout contre son cœur – dit en riant :

    « Je suis le petit garçon à grand-mère. »

    À cet instant, un bruit de pas résonna et le monsieur-auteur parut, habillé pour sortir.

    « Madame Parker, je m’en vais.

    — Très bien, m’sieu.

    — Et vous trouverez votre argent dans le plateau de l’encrier.

    — Merci bien, m’sieu.

    — À propos, madame Parker, continua très vite le monsieur-auteur, vous n’avez pas jeté du cacao, la dernière fois que vous êtes venue, n’est- ce pas ?

    — Non, m’sieu.

    — C’est curieux. J’aurais juré qu’il restait une cuillerée de cacao dans la boîte.

    Il s’interrompit. Il reprit avec douceur et fermeté :

    — Vous me direz toujours quand vous jetterez quelque chose, n’est-ce pas, madame Parker ? »

    Et il partit, enchanté de lui-même, convaincu en somme, d’avoir montré à madame Parker que sous son insouciance apparente, il avait toute la vigilance d’une femme. La porte claqua. Elle emporta ses brosses et ses torchons dans la chambre à coucher. Mais lorsqu’elle se mit à faire le lit, à tirer les draps, à border, à tapoter, la pensée du petit Lennie devint intolérable.

    Pourquoi donc avait-il eu tant à souffrir ? Pourquoi fallait qu’un petit ange comme ça ait eu tant de mal à respirer, ait dû lutter et se débattre ? Y avait pas de bon sens à tracasser ainsi un enfant... De la poitrine de Lennie, creuse comme un petit coffre, montait un bruit pareil à celui de quelque chose qui bout. Il y avait là-dedans un gros morceau, on ne sait de quoi, qui bouillonnait, et dont il ne pouvait pas se débarrasser. Quand il toussait, la sueur perlait sur sa tête ; ses yeux devenaient saillants, ses mains s’agitaient et la grosse masse tambourinait comme une pomme de terre qui tape dans une casserole.

    Mais le plus affreux de tout, c’était que, s’il cessait de tousser, il restait assis contre l’oreiller sans jamais parler ni répondre, ni même avoir l’air d’entendre. Seulement, on aurait dit qu’il était fâché.

    « C’est pas la faute à ta pauvre vieille grand-mère », mon agneau, disait la vieille Maman Parker, en repoussant doucement les cheveux humides de ses petites oreilles écarlates. Mais Lennie remuait la tête et s’écartait un peu. Il avait l’air fâché contre elle, tout à fait, et si solennel. Il baissait le front, il la regardait de côté, comme s’il ne s’était jamais attendu à ça de sa grand- mère.

    Et puis à la fin... Maman Parker jeta la courtepointe sur le lit. Non, elle ne pouvait pas se résoudre à y penser. C’était trop ; elle en avait eu trop à supporter dans sa vie. Jusqu’à maintenant, elle avait tout enduré, elle ne s’était jamais plainte à personne ; jamais, jamais on ne l’avait vue pleurer. Pas une âme au monde, pas même ses propres enfants n’avaient vu Maman s’abandonner. Elle avait toujours tenu la tête haute. Mais maintenant ! Lennie parti... Qu’est-ce qui lui restait ? Il ne restait rien. Il était tout ce que lui avait donné la vie et voilà qu’elle le lui prenait aussi.

    « Pourquoi faut-il que tout ça me soit arrivé ? se demandait-elle. Qu’est-ce que j’ai donc fait ? dit la vieille Maman Parker. Qu’est-ce que j’ai donc fait ? »

    En disant ces mots, elle laissa tout à coup tomber sa brosse. Elle se retrouva dans la cuisine. Sa détresse était si affreuse qu’elle épingla son chapeau, remit sa jaquette et sortit de l’appartement, comme quelqu’un qui rêve. Elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Elle ressemblait à une personne si remplie de stupeur par l’effroi de ce qui lui est arrivé qu’elle s’enfuit, n’importe où, comme si, à force de marcher, elle pouvait s’échapper... Dans la rue, il faisait froid. Le vent était de glace. Des gens passaient, filant très vite ; les hommes marchaient en ciseaux ; les femmes posaient le pied à la façon des chats. Et personne ne savait, personne ne faisait attention.

    Même si elle perdait courage, si, après toutes ces années elle se mettait enfin à pleurer, on la conduirait au poste, il y avait des chances ! Mais à l’idée de pleurer, il lui sembla que le petit Lennie se précipitait dans ses bras. Ah ! Voilà ce qu’elle voudrait, mon agneau chéri ! Grand-mère voudrait pleurer à présent, pleurer longtemps, pleurer sur tout, en commençant par sa première place et la méchante cuisinière, en continuant par sa place chez le docteur, et puis les sept petits morts, la mort de son mari, le départ des enfants et toutes les années de misère qui aboutissaient à Lennie. Mais ça prendrait du temps de pleurer comme il faut sur tout ça. Pourtant, le moment était venu. Il fallait en arriver là. Elle ne pouvait plus remettre ; elle ne pouvait plus attendre... Où pouvait-elle aller ?

    Elle a eu la vie dure, oui, la mère Parker. Ah ! certes, la vie dure ! Son menton se mit à trembler ! Il n’y avait pas de temps à perdre. Mais où aller ? Où ? Elle ne pouvait pas rentrer chez elle ; Ethel était là. Elle aurait peur à mourir de la voir comme ça. Elle ne pouvait pas s’asseoir n’importe où, sur un banc ; les gens viendraient lui poser des questions. Impossible de s’en retourner chez son monsieur ; elle n’avait pas le droit d’aller pleurer chez des étrangers. Si elle s’asseyait sur des marches, un agent de police viendrait lui parler.

    Oh ! N’y avait-il pas un endroit quelconque où elle pût se cacher et ne rien dire à personne, et rester tant qu’elle voudrait, sans déranger les gens et sans que les gens la tourmentent ?

    N’y avait-il au monde aucun recoin où elle pût pleurer enfin, à son gré ? Maman Parker restait immobile, regardant de tous côtés. Le vent glacial gonflait son tablier comme un ballon. Et maintenant la pluie commençait à tomber.

    Il n’y avait rien, nulle part.







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