Fernand Pelez : Grimaces et misères - Les saltimbanques
Pour une analyse de cette magnifique toile monumentale, c'est ICI. (suite de l'image à la fin du poème)
- I -
Encore une triste semaine !
Il a vraiment l’âme inhumaine.
Le saint qu’hier on a fêté !
Bateleurs, déclouez vos planches,
Pliez vos loques des dimanches :
Vous avez manqué de gaieté !
Pauvres gens ! Comptez la recette :
Elle danse dans la cassette !
Les gros sous font un petit tas.
Il faut du pain ; la vie est chère ;
Demain, vous ferez maigre chère ;
Après-demain... on ne sait pas !
Allez ! Roulez ! Suivez sans cesse.
Sous la misère qui vous presse,
La route qui n’a pas de fin,
Fils bâtards de la fantaisie.
Qui trouvez votre poésie
Dans les angoisses de la faim !
- II -
Sous son bout de tuyau qui fume.
Là-bas s’éloigne dans la brume
La caravane aux volets verts.
La longue voiture ambulante
Prend son allure somnolente :
Que Dieu la garde de revers !
Sur tous les grands chemins de France,
Depuis sa plus lointaine enfance.
Le saltimbanque a voyagé.
Voilà longtemps qu’il est en route ;
Son œil s’éteint, son dos se voûte,
Son vieux visage est ravagé.
Essuyant mépris et déboire,
Il a sur tous les champs de foire
Planté son étroit campement,
Et débité dans les parades,
Sous de navrantes mascarades.
L’intarissable boniment.
Dans les granges ou sur les places,
Il a dressé, pour ses grimaces,
Les tréteaux pourris par les ans,
Et cloué contre sa baraque
L’escalier dont le sapin craque
Sous le sabot des paysans ;
Il a, de village en village,
Traîné dans le coin d’une cage,
Entre des barreaux de bois noir,
- Horrifique ménagerie ! -
Un phoque à la panse amaigrie,
Un loup pelé, piteux à voir ;
Il a, tendant son escarcelle,
Sur son nez promené l’échelle,
Jonglé sur le ventre et le dos,
Ou, du fond de sa gibecière,
Tiré l’illusion grossière,
Aux yeux stupides des badauds !
Brave homme ! Il travaille en famille :
Rien n’est plus souple que sa fille
Sous son corsage pailleté,
Quand son corps disloqué se joue
Sur le tapis semé de boue
Dans son élastique beauté !
Son fils est l’Hercule aux reins larges,
Qui lutte ou soulève des charges,
D’un bras nerveux et tatoué ;
Sa femme est la femme géante,
Dont le conscrit, bouche béante,
Contemple le maillot troué !
Tous les enfants, la bru, le gendre,
Il faut les voir et les entendre,
Acharnés sur leur instrument
Quand du patron la voix magique
Nasille : « En avant la musique !
Voici l’instant... et le moment !... »
Chacun a son geste et son rôle.
Amusez-nous ! Que l’on soit drôle,
Les vieux, les aînés, les marmots !
Ils sont dix : que chacun apporte
Aux bagatelles de la porte
Ses quolibets et ses gros mots !
Lui, vétéran de la bohème,
Il a reçu trente ans lui-même
Les soufflets qu’il lance à son tour ;
Tricorne au front, fard sur la joue,
Il s’échauffe, il hurle, il s’enroue,
Il brûle son sang chaque jour !
Plus d’une fois, la langue aride,
Le ventre creux, l’estomac vide,
À jeun chez de gros campagnards,
Il a, d’une dent affamée,
Dévoré l’étoupe enflammée,
Avalé sabres et poignards !
Car tu dois rire, quand tout manque,
Sombre gaieté du saltimbanque !
Il pend un crêpe à tes grelots !
Ta grimace contre nature
Cache souvent une torture,
Et dissimule des sanglots !
- III -
Près d’un fossé, dans la montée,
La caravane est arrêtée
Sur un grand chemin tout poudreux.
Depuis la dernière bourgade,
Le vieux saltimbanque est malade :
L’œil est terne et le pouls fiévreux.
On dételle la maigre rosse
Qui dix ans tira le carrosse,
Et jeûne aussi, les mauvais jours.
La troupe est sur pied ; tout s’agite :
Les pauvres gens, cela meurt vite.
Le père est bien bas ! Du secours !
Du secours ! On discute, on pleure :
Que faire ? On est à plus d’une heure,
Même en courant, du bourg voisin !
Un des garçons, à travers plaine,
En maillot rose, à perdre haleine,
S’en va quérir un médecin !
Il saute, avec des bonds sauvages.
Taillis, fossés et marécages,
Souillé de boue, éperdument ;
Il arpente les champs sans borne,
Par un temps noir, sous un ciel morne,
Dans un sinistre isolement.
IV
Dans le logis, spectacle étrange !
Partout un burlesque mélange,
Comme une ironie à la mort !
On respire à peine, on suffoque.
Parmi celte odeur de défroque
Où la tribu grouille et s’endort !
Fripes dans les coins entassées,
Sales casaques rapiécées.
Velours qui n’a plus de couleur,
Langes d’enfants à la mamelle,
Tout est confondu, pêle-mêle,
Sous le plafond du bateleur !
Tout au fond du chariot sombre,
Sous de vieux rideaux qui font ombre,
Le saltimbanque est dans son lit :
Le front suant, la voix éteinte,
Grave, et sans pousser une plainte,
Il souffre, il frissonne, il pâlit.
Plus de rire ! Plus de grimace !
Il s’en va, le joyeux paillasse !
Les jours de gaieté sont passés.
Le tapis, témoin de ses luttes,
Et tout râpé sous les culbutes,
Couvre ses pieds déjà glacés !
Sur sa chaise d’équilibriste
L’Hercule est assis, lourd et triste,
Les deux coudes sur ses genoux ;
Et son regard qui désespère,
Sans se détacher du vieux père,
Dit tout bas : « Que deviendrons-nous ? »
Près de lui, la femme sauvage
Remue, au hasard, un breuvage
Que le dompteur a préparé ;
Et, stupide, à la même place.
Sous sa perruque de filasse,
Le pitre ouvre un œil effaré.
La géante au chevet s’incline :
Les sanglots gonflent sa poitrine ;
Sa main retient la vieille main ;
Et les petits, tout en guenilles,
Se traînent, comme des chenilles,
Dans la poussière du chemin.
- V -
Sur son lit le vieillard se dresse ;
Un suprême éclair de tendresse
Illumine son teint blafard ;
Il avance vers ceux qu’il aime
Son visage affreusement blême
Sous une couche de vieux fard :
« Adieu, petits ! Adieu, la vieille !
Dit-il ; sur vous que le ciel veille !
Surtout, ne vous séparez point !...
Tu pleures, là-bas, imbécile ?
Mourir n’est pas si difficile,
Quand la vie est dure à ce point !
Trouver du pain, c’est une affaire !
J’aurais dû, certes, pour bien faire,
Choisir pour vous d’autres métiers !
Mais l’exemple est là, qui dispose !
Des culbutes, c’est peu de chose
À laisser à ses héritiers !... »
Il veut encor parler, sourire ;
Ses yeux se voilent ; le délire
Bientôt divague en mots confus ;
Et dans la phrase qu’il achève
Il n’aperçoit déjà qu’en rêve
Ses amis qu’il ne connaît plus.
Il revoit la foule, il pérore ;
Sa voix qui meurt murmure encore :
« Voici l’instant... et le moment !... »
Sa main sur sa tempe livide
Passe, et s’agite dans le vide :
Ce fut son dernier boniment !
Les enfants pleurent, tête basse.
La femme, tandis qu’il trépasse,
Sur ses lèvres, avec effort,
Retrouve un lambeau de prière.
Elle est veuve. Apprêtez la bière,
Le pauvre saltimbanque est mort.
Eugène Manuel, 1866
.
留言