… de Guy de Pourtalès
... extrait des Contes du milieu du monde
… avec des illustrations de Lisa Graa Jensen
Les illustrations de ce conte ne sont pas dans le domaine public.
Par contre, le texte est libre de droits.
Si vous souhaitez lire l'intégralité des contes qui composent ce merveilleux recueil, vous pouvez les télécharger gratuitement ICI.
Voici un livre apparemment inactuel. Des contes, des contes bleus, alors qu’on voudrait nous faire croire que les fées n’existent plus ! Un pays du Milieu du Monde, quand on ne sait plus où placer des frontières sur la carte ! Et pourtant nous savons tous que les fées existent. Et que les pays n’ont pas bougé de place. Et qu’il y a donc encore un Milieu du Monde. Avec des hommes dedans. Et dans chacun de ces hommes un peu d’esprit, - juste assez pour que les fées puissent continuer à vivre parmi eux -. Car l’espèce humaine périrait vite sans les fées.
Ce livre, qui rapporte quelques-uns de leurs faits et gestes, est donc très instructif et plus actuel qu’il ne semblait d’abord. Les grandes personnes peuvent aussi le lire, même s’il est un peu au-dessus de leur âge. Les enfants leur expliqueront ce qu’ils ne peuvent pas comprendre.
Le petit prince Ivan Alexandrovitch vint au monde le matin de Pâques, dans un palais sombre et immense, tandis que sonnaient les cloches des trois cent soixante-cinq églises de l’ancienne capitale des tzars. Toute la noblesse de la ville fêta, en même temps que la résurrection du Christ, la naissance de l’enfant qui serait un jour le plus riche de l’empire. Des réjouissances publiques eurent lieu pour son baptême. Le prince, son père, y jeta l’or à pleines mains. La chambre de la princesse, sa mère, fut transformée en un jardin de fleurs. Et pendant plus d’une semaine le palais devint, des salons aux cuisines, un vaste lieu de plaisirs où riches et pauvres purent aller boire, danser et s’amuser aux sons de vingt musiques, sans lasser la joie, ni épuiser la bourse de ses propriétaires.
Puis tout rentra dans l’ordre. L’enfant fut remis à une nourrice, puis à une niania dévouée, plus tard à un précepteur. Il grandit, apprit à lire, à écrire, à monter à cheval, à parler le français, à tenir une épée, à se montrer aimable auprès des dames. Enfin, il entra à l’école des Cadets, fut nommé officier dans la garde impériale et n’eut plus qu’à savoir vider sans reprendre son souffle un flacon de vodka, fumer d’énormes cigares et jeter à l’occasion quelque usurier par la fenêtre pour prendre rang parmi les gentilshommes les plus accomplis de la Cour.
Avec cela Ivan Alexandrovitch possédait encore d’autres qualités : le courage, la sincérité, la patience, la générosité, et même un petit goût pour le travail, saupoudré de cette jolie indifférence aux difficultés de la vie sans laquelle il n’est pas de prince véritable. Or, s’il se trouvait aussi largement comblé, c’est qu’au moment de sa naissance, les fées, effrayées, en entendant sonner tant de cloches à la fois, s’étaient sauvées dans la forêt voisine et, dans leur hâte, avaient vidé toutes ensemble dans le même berceau les dons réservés aux enfants de toute la semaine. Une seule était absente ce jour-là : celle qu’on appelle Félicité Durable. Mais comme elle est très sauvage et ne se montre presque jamais, personne n’y prit garde sur le moment.
Des années encore passèrent. Les parents du jeune prince moururent l’un après l’autre et Ivan Alexandrovitch entra en possession de leurs biens immenses. On le trouvait quelquefois dans l’antique maison de sa naissance, où il aimait à donner des bals ; quelquefois dans son palais de marbre de l’autre capitale, jouant aux cartes avec des dames et des amis à qui il laissait gagner des montagnes de pièces d’or ; ou arrangeant ses volières remplies d’oiseaux rares de tous les pays du monde ; ou encore conduisant à bride abattue sa haute calèche anglaise attelée de six chevaux pie, les plus beaux de l’empire. Parfois, il partait pour ses terres de l’Oural, suivi d’une gaie société, et s’en allait chasser l’ours dans ses forêts. Parfois, vous le rencontriez en Crimée, dans un château blanc et rose rempli de livres et de tableaux, où il aimait à rêver, tandis que musiciens et danseuses le distrayaient de leur mieux. Car, en dépit de ses richesses, il lui arrivait souvent de s’ennuyer. Il bâillait alors à se décrocher la mâchoire, dormait ou souhaitait quelque bonne catastrophe pour rendre la vie plus intéressante.
Or, un beau jour, ou plutôt un vilain jour, la guerre fut déclarée. Une guerre lointaine et mauvaise. Toute la noblesse partit avec l’armée pour se battre à l’autre bout du monde. Naturellement, Ivan Alexandrovitch partit avec son régiment et l’on n’entendit plus parler de lui pendant deux années. Mais lorsqu’il revint, couvert de blessures et de médailles, on le trouva tout semblable à ce qu’il avait été, toujours aussi aimable qu’autrefois, mais encore plus ennuyé, plus rêveur, comme ceux qui ont vu de près la mort et ont échangé avec elle quelques pensées dont ils n’aiment pas à parler.
Cette année-là, lors de la grande revue du printemps, l’Empereur lui dit :
« J’ai résolu, Ivan Alexandrovitch, de te faire colonel dans ma garde.
— Merci à Votre Majesté.
— Et comme il paraît que tu t’ennuies en ce bas monde, permets que je te donne un conseil.
— Merci à Votre Majesté.
— Maintenant que tu as du plomb dans la carcasse, il est temps que tu t’en mettes un peu dans la cervelle…
— Merci à Votre Majesté.
— Marie-toi, Ivan Alexandrovitch. Choisis quelque belle et pauvre fille parmi nos dames d’honneur. Aie de beaux et braves enfants, à qui je souhaite d’avance bonheur et prospérité. »
L’Empereur donna une tape amicale sur l’épaule du prince et, suivi de tout son état-major, passa à l’officier voisin auquel il adressa les mêmes paroles, la même plaisanterie, donna la même tape sur l’épaule avant de continuer une inspection si hautement réconfortante.
Mais Ivan Alexandrovitch ne se maria point. Il reprit son ancienne vie, remplit ses écuries de chevaux neufs, repeupla ses volières et, à l’occasion, retourna saluer l’ours dans ses forêts de l’Oural. Mais surtout, il se remit à bâiller.
Ainsi passèrent d’autres années. Et de nouveau il y eut la guerre, mais une guerre bien plus terrible et plus longue que la précédente. Et, après cette guerre, la révolution. Des flammes s’élevèrent au-dessus de toutes les villes. Des gens furent tués par milliers. L’immense pays disparut longtemps derrière un voile impénétrable, jusqu’au jour où l’on apprit que l’empire s’était effondré dans l’abîme. Alors les routes se couvrirent de fuyards, qui emportaient les uns leurs hardes, les autres leurs bijoux, ceux-ci simplement leurs souvenirs ou leur tristesse. On les vit arriver un peu partout, au nord, au sud et à l’ouest, tels de pauvres oiseaux affolés par l’incendie qui ravage leur forêt.
C’est ainsi que parut une fois, sur notre petite place, un homme aux cheveux grisonnants et dont l’allure vaguement militaire, les vêtements ajustés et rapiécés, les bottes éculées, le teint hâlé trahissaient un ancien soldat tombé dans la misère. Il resta longtemps à contempler le lac et les montagnes, assis sur un banc de la promenade, et il se proposait sans doute d’y passer la nuit quand le gendarme s’avança pour lui demander ses papiers. L’étranger les tira de sa poche avec précaution et les tendit à l’uniforme.
« Le général prince Ivan Alexandrovitch, ancien commandant d’armée ?
— Pour vous servir, gendarme.
— Et d’où arrivez-vous, en si bel équipage ?
— Du pays où le soleil se lève.
— Et où dirigez-vous vos pas ?
— Avec votre agrément, je compte rester ici.
— À l’auberge du Soleil d’Or peut-être ?
— La belle étoile me suffit.
— Pour un général et un prince…
— Gendarme, j’ai fait deux longues guerres et une révolution et passé plus d’une nuit à l’enseigne de la Grande Ourse ou de la Voie Lactée. Ce banc fera fort bien mon affaire. »
Le cas étant insolite, le gendarme en référa au syndic, lequel courut chez le préfet, lequel interrogea les autorités en ville et le général reçut, à titre exceptionnel, la permission de dormir une nuit sur le banc de la promenade. Le lendemain, il fut réveillé dès l’aube par la rosée, le chant du coq et la petite porteuse de pain de la boulangerie, qui avait vu de loin briller la bague du dormeur aux premiers feux du soleil. Elle s’approcha, se pencha, sourit et dit :
« Elle est jolie, vous devriez bien m’en faire cadeau, car c’est justement demain ma fête.
— Quoi donc ? demanda le général en bâillant suivant son habitude, qui est jolie ? Quel cadeau veux-tu que je t’offre ?
— Votre bague, Monsieur le Vagabond ; on croirait un diamant, tant elle brille au soleil. Est-ce que cela convient à quelqu’un qui dort sur les bancs ?
— Ah, ma bague ! fit le général en la contemplant à son doigt d’un air songeur, car, depuis tant et tant d’années qu’elle s’y trouvait, il l’avait entièrement oubliée. Par ma foi, tu as raison, fillette. Mais si je te la donne, que me donneras-tu en échange ?
— Un pain, si vous voulez. Tenez, en voici un qui sort du four ; il est même encore bon chaud, écoutez comme il craque ; vous allez le trouver délicieux.
— Eh bien ! J’accepte » dit le vagabond, qui n’avait pas mangé depuis deux jours, et il tendit sa main ouverte dans laquelle étincelait le bijou. Puis il se mit à dévorer sa miche à belles dents, tandis que la fillette passait à son doigt le diamant et remettait sa hotte sur son dos. Mais une heure plus tard, alors que l’étranger en était encore à admirer la campagne couverte de fleurs, les vieilles maisons bien propres du bourg, et le lac, et les montagnes, il vit revenir la petite fille toute en larmes, suivie de sa mère, la boulangère, qui paraissait furieuse.
« Reprenez votre bague, Monsieur l’étranger, dit celle-ci, et achetez-moi honnêtement le pain que vous a remis Marilise : celui que nous mangeons chez nous ne se paye point de cette manière.
— Hé, ma bonne dame, fit le voyageur en retournant ses poches vides, chacun en ce monde paye avec ce qu’il possède. Je n’ai pas encore gagné l’argent de ma journée ; si vous ne voulez pas de ma bague, il vous faudra attendre à demain.
— J’attendrai, reprit la boulangère, et quoique nous ne soyons guère riches, on vous fera crédit. »
Ivan Alexandrovitch reprit donc sa bague, la retourna en tous sens, fit briller ses facettes et s’en fut vers la ville qui était à deux lieues de là. Une pensée venait de traverser son cerveau, qui ne lui était encore jamais venue… Que la campagne lui sembla plaisante ce matin-là ! Les merles et les pinsons s’interpellaient d’une haie à l’autre ; les grillons remplissaient l’été de leur musique timide et insistante ; un épervier planait haut dans le ciel avant de se laisser choir comme une pierre sur l’imprudente souris ; des moissonneurs au torse nu et des moissonneuses en blouses claires levaient contre leurs chars des fourches lourdes d’épis. Toute cette richesse paisible rappelait au promeneur sa lointaine patrie, ses propriétés immenses, la steppe à perte de vue. Un bouleau, aux feuilles argentées et tremblantes, le fit penser aux marais où il chassait la bécasse ; et la ligne noire des sapins, à l’horizon, lui remit en tête ses forêts de l’Oural, où son ami l’ours, dressé sur ses pattes de derrière, venait, la mine paterne, à sa rencontre.
Arrivé en ville, Ivan Alexandrovitch fit le tour des rues principales et entra chez le grand bijoutier, en face de la cathédrale. La bague fut examinée, démontée, pesée et calibrée. De longs conciliabules eurent lieu entre le commerçant et deux de ses confrères, accourus pour voir la merveille et questionner le vendeur.
« Elle est bien à vous, au moins, Monsieur l’étranger ?
— Depuis que Pierre le Grand la donna à mon aïeul Ivan le Fou, descendant de Rurik l’Invincible, elle n’a jamais quitté un doigt de ma famille, dit le prince. Mais, personnellement, je ne fais pas grand cas de cette bagatelle. »
Les trois bijoutiers s’inclinèrent avec un feint respect et à eux trois offrirent du diamant historique une somme qu’ils qualifièrent de colossale, bien qu’elle ne montât qu’au quart de sa valeur réelle. Mais le prince accepta sans discuter, empocha sa petite fortune et retourna au bourg pour y passer la nuit et payer sa dette. Seulement, cette fois, il s’installa au Soleil d’Or et fit chercher la petite porteuse de miches, à qui il remit un écu neuf pour son pain et deux autres pour sa fête. On vit bien alors qu’il était un prince véritable et chacun s’empressa autour de lui, car il déclara vouloir s’établir au pays.
Il acheta donc à la lisière du Grand Bois une jolie maisonnette, qu’il meubla d’objets indispensables aux princes, tels qu’un grand lit de cuivre, une baignoire de marbre, des glaces de cristal de roche, un bahut richement sculpté, deux beaux tableaux et un tapis de soie rouge ancien. Par exemple, il n’y avait qu’une seule table - encore était-elle bancale -, deux ou trois chaises fort dures, peu de casseroles à la cuisine et une vieille caisse à savon recouverte de papier en guise d’écritoire. Mais ce qui charmait le plus les curieux et les voisins, c’était la basse-cour, parce que le général n’y admit que des bêtes au poil ou à la plume d’un blanc de neige. Poules, coqs, lapins, canards, chats, chien, tout ce petit peuple était blanc. Blancs les dindons, blanc le cheval à l’écurie, blancs les deux paons qui criaient : « Léon, Léon » toute la journée, blanches les souris sous les planchers et blancs les pigeons qui roucoulaient sur le toit. Vous eussiez dit qu’un peu de neige russe voltigeait sur ce petit domaine d’un bout à l’autre de l’année.
Sur quoi le général, étant arrivé au bout de son pécule, dut se mettre, pour se nourrir, à travailler son jardin. Seulement, s’il s’entendait à commander une armée, il ne savait comment s’y prendre pour aligner ses perches à haricots ou tailler sa vigne. Il piochait bien ses carrés de légumes, mais oubliait de les arroser. Il ignorait l’art de repiquer les salades et laissait monter ses oignons en graine. Il semait à la mauvaise saison et s’étonnait de n’avoir point de récolte. Enfin, le pauvre général maudissait sa maladresse et songeait avec mélancolie au temps où il disposait de plus de cent jardiniers dans son domaine de Crimée. Bientôt, il n’eut d’autre ressource que d’aller vendre œufs, poules et poussins au marché, car sa basse-cour prospérait, en dépit de ses soins. Deux fois par semaine, il attelait donc son cheval blanc et partait pour la ville, d’où il revenait le soir avec un peu d’argent et quelques provisions. Il faisait alors sa cuisine, soupait en compagnie des chats et du chien et, une fois endormi, revoyait en rêve les fastueux plaisirs du prince qu’il avait été.
Cependant, Marilise et son oncle le Cantonnier - qui se trouvait être le voisin du général -, lui enseignèrent peu à peu les éléments du jardinage. Il apprit enfin à élever des choux et des rhubarbes, à distinguer les épinards de l’oseille et à tirer ses pommes de terre au bon moment. Lorsqu’il vit pousser ses fraises et qu’il en put vendre de pleins paniers au marché, sa joie fut si vive qu’il en oublia pour quelque temps les pyramides de caviar et les coupes d’ananas qui chargeaient autrefois sa table de boyard, sans qu’il eût jamais songé à s’enquérir de leur provenance. Il lui arrivait pourtant encore de s’éveiller au milieu de la nuit en brandissant un fouet imaginaire, tandis qu’il excitait de la voix son attelage d’étalons sibériens. Ou bien il criait à tue-tête : « Vive notre petit père le tzar ! » Quand Marilise, ou le syndic, ou le pasteur lui rendaient visite, il parlait toujours de retourner là-bas, de lever un régiment à ses frais, de chasser l’Usurpateur. Toutefois, son travail l’occupait tellement, il y avait tant de petites choses à faire à toutes les heures de la journée, tant de soins à donner aux bêtes et au jardin, qu’il lui restait de moins en moins de temps pour bâtir ses châteaux en Russie.
Seulement, lorsque fut instituée la fameuse Loterie et qu’il devint possible, avec un écu de cinq francs, de gagner une fortune, le général ne manqua jamais d’acheter un billet.
« Qui sait si ce n’est pas demain que je repartirai, s’écriait-il. Demain, Marilise, demain… Je t’emmènerai chasser l’ours au fin fond de l’Oural, tu verras.
— Oh ! J’aurais beaucoup trop peur, répliquait la jeune fille - car elle était devenue entre temps une grande et belle jeune fille -.
— Peur ? reprenait le prince. Mais tu seras montée sur un superbe cheval. Cent cavaliers te suivront pour te défendre. Je te donnerai un palais entouré d’un lac où nageront des cygnes bleus comme il n’en existe nulle part ailleurs. Demain, demain peut-être… demain te dis-je… »
Mais, au prochain tirage, le général ne gagnait rien, ce qui ne l’empêchait point de se persuader que la fortune lui sourirait la fois suivante. Hélas ! C’était encore la même chose. Si bien que, de tirage en tirage et de saison en saison, le général finit par oublier tout à fait ses châteaux, ses promesses et la Loterie.
Or, le temps arriva que les fées de tous les pays à la ronde s’assemblèrent en réunion plénière dans une grotte de la montagne, comme elles le font tous les dix ans, à là même époque. Et, selon leurs habitudes en ces occasions, chacune y vint à sa manière : celle-ci dans une voiture attelée de trois hiboux, celle-là à califourchon sur le col d’une oie, cette autre dans une nacelle suspendue aux fils du télégraphe. Deux d’entre elles voyageaient de conserve et tout à fait à l’ancienne, mode : assises sur une petite brume d’octobre que le vent poussait mollement devant lui. Mais, en passant au-dessus de sa chaumière, l’une des deux fées aperçut le prince au milieu de ses poules blanches.
« Tiens, voilà Ivan Alexandrovitch, s’écria Félicité Durable - car c’était elle, en effet -. Faisons-lui une petite visite, ma chère ; le brave homme mérite qu’on s’occupe un peu de son avenir. J’étais absente le jour de sa naissance, ce qui lui a valu une vie quelque peu agitée, je le crains.
— Assurément, reprit Grande Chance, sa compagne, bien que j’aie de mon mieux réparé les choses en ce temps-là et qu’il n’ait pas eu à se plaindre des fées en somme. Mais descendons un instant de notre brume et voyons un peu ce qu’il devient. Je me sens de l’appétit, au surplus, et partagerais volontiers avec vous une de ces framboises que j’aperçois là-bas. »
Les deux petites dames mirent pied à terre et inspectèrent le potager, sucèrent une prune ou deux, se régalèrent d’une framboise et, sautant sur le toit de la chaumière, se laissèrent glisser par la cheminée jusque dans la chambre à coucher du général. Les belles glaces de cristal et la baignoire de marbre leur plurent beaucoup, ainsi que le tapis de soie rouge. Elles jouèrent quelques minutes à se baigner, se mirer, se pavaner l’une devant l’autre. Puis, Grande Chance ouvrit le bahut sculpté et trouva le billet de loterie sur quoi elle fit, du bout de l’ongle du petit doigt de sa main gauche, un signe cabalistique. Quant à Félicité Durable, ayant bien réfléchi, elle déclara que l’heure de faire au prince son cadeau de baptême n’était pas encore venue. Elles remontèrent donc par la cheminée, d’où elles bondirent jusque dans leur brume qui les attendait à la pointe d’un sapin et disparurent en direction des montagnes.
Le lendemain de ce jour, le général, comme de coutume, somnolait sur sa dure chaise de bois, son journal ouvert sur les genoux. Il jetait parfois un coup d’œil aux nouvelles politiques et se rendormait aussitôt. Puis il se réveillait encore pour se rendormir de nouveau, car il avait passé sa journée à repiquer ses garnitures d’hiver et il se trouvait tout recru de fatigue. Cependant, chaque fois qu’il soulevait les paupières, son regard tombait sur la liste des numéros gagnants de la dernière loterie, qu’on avait justement tirée la veille. Il finit même par s’y fixer tout à fait, car le gros lot en revenait à un singulier numéro, composé de cinq neuf de suite. « Quel drôle de chiffre, murmura-t-il : 99.999 ! On dirait cinq têtards… ou cinq chats vus de dos, la queue pendante sur le côté. Je rêve sans doute, mais il me semble avoir déjà vu quelque part ce numéro ridicule. »
Ivan Alexandrovitch finit par s’éveiller tout à fait ; il ouvrit son bahut et en tira le billet caché sous les mouchoirs. Les cinq têtards s’y voyaient alignés, les cinq chats sans oreilles avec leur queue sur le côté. C’était le n° 99.999. Il était le gagnant du gros lot.
Ô petit billet déjà couvert tant de fois de châteaux en Russie ! Le général le tient entre deux doigts, le regarde, le retourne, le flaire, mais c’est à peine s’il en comprend le sens. Vous l’eussiez pris en ce moment pour une de ces figures dont parle le poète latin Ovide, occupées de passer de la vie à l’état de pierre.
Toutes sortes de mots lui venaient aux lèvres, mais ils auraient fait rire qui les eût entendus, car ils ne signifiaient rien. Cependant, peu à peu et une à une, les idées reprirent leur place dans sa tête.
« Demain, se dit-il, je serai riche de nouveau ; donc je partirai, je reverrai notre vieille capitale et ses trois cent soixante-cinq églises, et mon palais - s’il est encore debout -, et la steppe, et la forêt et mon vieil ami l’ours.» Mais, chose curieuse, il avait beau se répéter vingt fois, cent fois de suite ces paroles, son cœur n’en éprouvait pas une grande joie - sauf, peut-être, en ce qui concernait l’ours -.
« Bah ! C’est sans doute la surprise, conclut-il. J’ai trop l’habitude de la pauvreté. Demain, je saurai me réjouir. »
Il se mit au lit, mais ne put fermer l’œil de la nuit, et dès que l’aube se montra au travers du volet, il se leva et retourna piocher, piocher, labourer, labourer, pour changer le cours de ses pensées.
De temps à autre, il allait regarder son billet, puis il le remettait en place au fond du bahut et retournait à sa tâche. Mais il ne parvenait toujours pas à se réjouir.
« Ce sera sûrement pour demain, se dit-il encore, car demain est jour de marché ; j’irai porter mon raisin en ville et nous verrons bien. »
Le lendemain, en effet, il attela son cheval blanc, fit monter Marilise sur le siège de la voiture et tous deux s’en allèrent offrir au marché raisins, champignons et œufs frais. Le général avait en poche le billet aux cinq neuf. Il passa plusieurs fois devant la grande banque aux colonnes de marbre blanc, mais n’y entra point. Lorsqu’il eut vendu sa dernière livre de raisin, il acheta six chrysanthèmes magnifiques, en offrit trois à la jeune fille et rentra chez lui fort satisfait. Et il en alla de même les semaines suivantes. Le billet portait imprimé au dos que les gagnants avaient six mois devant eux pour retirer leurs lots ; tout billet non présenté dans ce délai devait être annulé et son montant rester acquis à la loterie.
« J’ai tout le temps, pensa le général. À demain les affaires ! Aujourd’hui, il s’agit de ramasser mes pommes. »
Vint le mois de novembre. Il fallut labourer encore, faire les semailles d’automne, fumer les aspergières et les fraises, trier les échalas. En décembre, trois poules disparurent et cinq autres huit jours après. Comme il neigeait, les traces du voleur restèrent visibles dans la forêt et le général décrocha son fusil pour se mettre à sa poursuite. Mais ce devait être quelque très vieux et très rusé renard, connaissant à fond son quartier, car le chasseur rentra chaque soir bredouille. Et le billet continua de dormir dans le bahut sculpté.
On dit que janvier et février sont des mois de paresse à la campagne. Allez-y voir ! Il faut faire le bois, drainer les champs, semer sous châssis les salades, radis, choux-fleurs, tomates et poireaux, tailler les arbres fruitiers, provigner, étendre et transplanter. Jamais le général n’avait été si affairé. En mars, voilà le printemps qui s’annonce. Primevères et violettes commencent de se montrer sous la neige fondante ; le merle chante ; les jeunes bourgeons gluants s’arrondissent au bout des branches et le paysan n’a plus un instant à perdre pour préparer ses terres au grand réveil de la nature.
« Serait-ce vrai que tu ne t’ennuies plus ?, demandait à Ivan Alexandrovitch la voix de sa conscience. Et puis, quand donc te mettras-tu en route pour retourner au pays de tes ancêtres ? Allons, fils de Rurik, va chercher ton argent, il est temps de partir. »
Alors, il se répondait à soi-même :
« Et comment le pourrais-je ? Ai-je seulement le temps d’y songer quand les journées sont si courtes ! Nous en reparlerons lorsque la glycine et les roses auront fleuri, les fraises mûri, les poules couvé, les haricots grimpé, les pêchers noué leurs fruits et mon ami le rossignol commencé de chanter. »
Cependant, il ne restait que quatre jours avant le terme fatal de six mois accordé par la loterie, et le grand gagnant ne s’était toujours pas fait connaître. On en jasait partout, à la ville et à la campagne. On écrivait à ce sujet des articles dans les journaux. Trois jours encore… Encore deux… Allons, il fallait se décider cette fois. Le général mit donc le précieux billet dans sa poche, attela son cheval, arrêta sa voiture devant la boulangerie pour y faire monter Marilise, et les voilà partis tous les deux au grand trot, avec leurs paniers garnis de légumes tendres, de galettes au fromage confectionnées par la boulangère, de jacinthes et de tulipes.
Le soleil brillait dans le ciel repeint à neuf. Il était même ce jour-là d’un bleu si vif, si frais, que les oiseaux osaient à peine s’y lancer de peur de tacher leurs ailes. Les gens de la ville – tout vieux et racornis pendant l’hiver -, semblaient rajeunir eux aussi en voyant arriver au marché les premières fleurs de la campagne. Au coin de la place de la cathédrale, un musicien ambulant jouait de l’accordéon tout en pédalant sur sa grosse caisse et en secouant ferme son chapeau à clochettes. Enfin, tout était à la joie, au printemps, aux sourires, et Marilise eut vite fait de vendre le contenu de ses paniers. Seul, le général paraissait distrait et soucieux. Il palpait des papiers dans sa poche, partait, revenait, courait de droite et de gauche, culbutait les paniers des voisines, si bien que les commères l’interpellaient en riant :
« Hé, mon prince, vous voilà bien agité ! Auriez-vous gagné le gros lot par hasard ? »
Et lui de répondre :
« Justement, justement, mes bonnes dames. Et c’est un grand malheur, une vraie calamité… Que Dieu nous rende bientôt notre petit père le tzar ! »
On riait de plus belle. Le général ne retrouva sa bonne humeur qu’en remontant auprès de Marilise, sur le siège de sa carriole. Ils revinrent à la maison, où la jeune fille l’aida à dételer. Puis il fallut s’occuper des poules, canards et dindons qui, à chaque retour du marché, se précipitaient vers la voiture pour voir leur maître déballer ses paquets.
Et voici qu’un peu à l’écart se tenait aujourd’hui un hôte inattendu, un faisan superbe, doré, à l’œil étincelant, qui avait dû s’égarer hors de la forêt. Ivan Alexandrovitch l’observait curieusement tout en vidant sur le banc ses poches pleines de monnaie, car il voulait remettre à Marilise la part d’argent qui lui revenait. Et juste à ce moment un zéphyr malin emporta le billet gagnant, le billet dont c’était le dernier jour de vie…
Le faisan s’en saisit aussitôt d’un coup de bec rapide et l’avala tout rond ; puis il émit un gloussement étrange et s’envola légèrement, monta d’un seul coup d’aile si haut, si haut dans le ciel, que le prince, et Marilise, et l’armée des poules et des canards le suivirent du regard avec émerveillement. Mais qui aurait pu deviner, dans ce petit point d’or, déjà presque imperceptible sur l’azur, la fée Félicité Durable, venue enfin offrir au prince son cadeau de baptême ?
« Quoi donc ? En lui dérobant son gros lot ? »
Précisément. Personne ne fut plus heureux de ce larcin qu’Ivan Alexandrovitch. Quant à Marilise, tout attristée de voir partir le billet dans les nuages, elle s’écria :
« Oh ! Quelle malchance ! Si par hasard il avait été bon ! »
Mais le jardinier-prince secoua la tête en souriant à la jeune fille avec tendresse.
« Non, mon enfant, fit-il, un billet qui m’eût éloigné d’ici ne pouvait être qu’un billet perdant. Mais samedi, au marché, nous en achèterons un autre.
— Et il gagnera, n’est-ce pas ? demanda Marilise.
— Qui le sait ? »… dit le prince.
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