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    La garden-party

    Cette nouvelle poignante, publiée dans le Saturday Westminster Gazette,  en février 1922, est l'oeuvre de la jeune Katherine Mansfield, alors âgée de 34 ans.
    C’est en quelque sorte l’un des derniers messages de cette artiste, que la tuberculose emporterait l’année suivante : la mort, qui réunit tous les êtres humains, quelque soit leur origine, en un destin commun, fait partie intégrante de l’intrinsèque beauté de la vie.

    Histoires de chats par Ribet

    - I -

     

    En somme, un temps idéal. Quand ils l’auraient fait faire sur commande, ils n’auraient pas pu avoir une journée plus parfaite pour leur garden-party. Pas de vent, l’air doux, le ciel sans nuage. Le bleu était seulement voilé d’une brume d’or léger, comme il l’est quelquefois, au début de l’été. Le jardinier était debout depuis l’aube ; il avait fauché et ratissé les pelouses, si bien que le gazon et les sombres rosettes plates marquant la place des touffes de pâquerettes semblaient luire. Quant aux roses, on ne pouvait s’empêcher de sentir qu’elles avaient conscience d’être les seules fleurs qui impressionnent les invités, les seules que tout le monde soit certain de reconnaître. Par centaines, oui, littéralement par centaines, elles s’étaient épanouies en une seule nuit ; les verts arbustes s’inclinaient comme s’ils avaient reçu la visite des anges.

    Le déjeuner n’était pas achevé encore, que les ouvriers arrivèrent pour dresser la tente.

    « Où voulez-vous qu’on mette la tente, maman ?

    — Ma chère enfant, il est inutile de me le demander. Je suis décidée à m’en remettre de tout à vous autres enfants, cette année. Oubliez que je suis votre mère. Traitez-moi comme un hôte honoré. »

    Mais il était impossible à Meg d’aller surveiller les ouvriers. Elle s’était lavé les cheveux avant déjeuner, et elle était installée à boire son café, coiffée d’un turban vert, une boucle humide et sombre plaquée sur chaque joue. Josée, le papillon, descendait toujours en petit jupon de soie et en kimono.

    « C’est toi qui devras y aller, Laura, c’est toi qui es artiste. »

    Laura s’envola, tenant encore sa tartine. Il est si délicieux d’avoir un prétexte pour déjeuner dehors, et de plus elle adorait être chargée d’arranger les choses ; elle se sentait toujours capable de le faire bien mieux que tout autre.

    Quatre hommes en manches de chemise se tenaient en groupe dans l’allée. Ils portaient des piquets, couverts de rouleaux de toile, et de gros sacs d’outils en bandoulière sur le dos. Ils paraissaient imposants. Laura aurait bien voulu, maintenant, ne pas tenir à la main cette tartine, mais elle ne savait où la mettre et il n’y avait pas moyen de la jeter. Elle rougit, elle s’efforça de prendre un air sévère et même un peu myope, en s’approchant d’eux.

    « Bonjour ! dit-elle, imitant la voix de sa mère.

    Mais ce ton lui sembla si extraordinairement affecté, qu’elle en eut honte et balbutia comme une petite fille :

    — Oh... hm... est-ce que vous venez... est-ce que c’est pour la tente ?

    — C’est bien ça, mademoiselle, dit le plus grand des ouvriers, un garçon dégingandé, la peau semée de taches de rousseur.

    Il déplaça son sac d’outils, repoussa son chapeau de paille et lui sourit de toute sa hauteur.

    — C’est bien comme vous dites. »

    Son sourire était si aisé, si amical, que Laura se ressaisit. Comme il avait de bons yeux, petits, mais d’un bleu si foncé ! Et maintenant elle regarda les autres : ils souriaient aussi. « Courage, on ne vous mordra pas ! » semblait dire leur sourire. Que les ouvriers étaient donc gentils ! Et quelle belle matinée ! Il ne fallait pas leur parler du beau temps ; il fallait avoir l’air d’être tout à son affaire. La tente.

    « Eh bien, que diriez-vous de cette pelouse- là ? Cela irait-il ? »

    Et elle indiqua la pelouse bordée de lys, de la main qui ne tenait pas la tartine. Ils pivotèrent, ils regardèrent de tous leurs yeux dans cette direction. Un gros petit bonhomme avança sa lèvre inférieure, le grand gaillard fronça le sourcil.

    « Ça ne me dit pas grand-chose, dit-il. Ça n’est pas assez en vue. Voyez-vous, avec une histoire comme une tente, - et il se tourna vers Laura de son air familier -, faut la mettre quelque part où elle vous tape tout droit dans l’œil, si vous voyez ce que je veux dire.

    L’éducation qu’avait reçue Laura fit qu’elle se demanda un instant si un ouvrier était autorisé à lui parler de « taper tout droit dans l’œil ». Mais elle voyait tout à fait ce qu’il voulait dire.

    — Un bout du tennis ? suggéra-t-elle. Mais l’orchestre va s’installer dans un coin.

    — Hum ! C’est-y que vous allez avoir un orchestre ? demanda un autre des ouvriers.

    Il avait un aspect hagard, tandis que ses yeux sombres examinaient le terrain de tennis. À quoi pensait- il ?

    — Oh, un tout petit orchestre, répondit Laura avec douceur.

    - Peut-être, si l’orchestre était tout petit, en serait-il moins affecté. - Mais le grand gaillard interrompit :

    — Regardez donc, mademoiselle, voilà l’endroit qu’il faut. Contre ces arbres. Par là-bas. Ça sera épatant.

    Contre les karakas. Alors les karakas seraient cachés ; ils étaient si beaux avec leurs larges feuilles luisantes et leurs grappes de fruits jaunes. Ils ressemblaient aux arbres qu’on imagine croissant dans une île déserte, orgueilleux, solitaires, dressant vers le soleil leur feuillage et leurs fruits en une sorte de splendeur silencieuse.

    Fallait-il donc les cacher derrière une tente ?

    Il le fallait.

    Déjà, les ouvriers avaient pris leurs piquets sur leurs épaules et se dirigeaient vers l’emplacement. Seul le grand gaillard demeurait là. Il se pencha, froissa un brin de lavande, porta son pouce et son index à son nez et aspira le parfum. À la vue de ce geste, Laura oublia les beaux arbres. Elle était étonnée de ce qu’il aimât des choses pareilles, le parfum de la lavande. Combien d’hommes de sa connaissance auraient touché la fleur ?

    « Oh ! pensa-t-elle, c’est extraordinaire ce que les ouvriers sont gentils. » Pourquoi ne pouvait-elle pas avoir des ouvriers pour amis, au lieu de ces jeunes gens stupides qui dansaient avec elle et venaient souper le dimanche soir ? Elle s’entendrait beaucoup mieux avec des hommes comme ceux-là.

    Tout cela, décida-t-elle, pendant que le grand gaillard dessinait quelque chose au revers d’une enveloppe, le croquis d’une draperie qu’il fallait relever ou bien laisser pendre, tout cela, c’était la faute de ces absurdes distinctions de classes sociales. Eh bien, pour sa part, elle n’en avait pas le sentiment. Non, pas pour un brin, pas pour un atome... Et maintenant le choc régulier des marteaux de bois résonnait. Quelqu’un sifflait, quelqu’un cria :

    « Ça va là-bas, vieux ? »

    Vieux ! Comme c’était amical, comme c’était...

    Rien que pour prouver à quel point elle était heureuse, rien que pour montrer au grand gaillard combien elle se sentait à l’aise, combien elle méprisait les ineptes conventions sociales, Laura mordit largement dans sa tartine en examinant de tous ses yeux le petit croquis. Elle se sentait toute pareille à une ouvrière.

    « Laura, Laura, où es-tu ? Laura, le téléphone ! cria de la maison une voix.

    — Je viens !

    Elle s’envola, par-dessus la pelouse, le long de l’allée, jusqu’au haut du perron, à travers la véranda, et entra sous le porche. Dans l’antichambre, son père et son frère Laurie brossaient leurs chapeaux, prêts à partir pour le bureau.

    — Dis donc, Laura, fit Laurie, très vite, tu pourrais donner un petit coup d’œil à ma jaquette avant cet après-midi. Regarde si elle a besoin d’un coup de fer.

    — Entendu ! dit-elle.

    Tout à coup, elle ne put se retenir. Elle courut à Laurie, le prit vivement dans ses bras :

    — Oh ! J’adore les fêtes. Et toi ? dit-elle, palpitante.

    — Et comment ! répondit Laurie de sa chaude jeune voix, et il étreignit vivement aussi sa sœur et la poussa doucement :

    — File au téléphone, ma petite ! »

    Au téléphone :

    « Oui, oui ; oh, oui ! C’est Kitty ? Bonjour, chérie. Si vous pouvez venir pour le lunch ? Mais certainement, chérie. Enchantée, cela va sans dire. Ce ne sera qu’un repas au petit bonheur... rien que la croûte des sandwiches, et les meringues brisées, et ce qu’il y aura de restes. Oui, n’est-ce pas, c’est une matinée idéale ! Votre robe blanche ? Oh ! Moi, je la porterais certainement à votre place. Un instant... Ne quittez pas, maman m’appelle.

    Laura se redressa.

    — Qu’est-ce que c’est, maman ? Je ne peux pas entendre.

    La voix de madame Sheridan vint, légère et lointaine :

    — Dis-lui de mettre ce délicieux chapeau qu’elle portait dimanche dernier.

    — Maman dit qu’il faut que vous mettiez ce chapeau adorable que vous portiez dimanche dernier. Bon. À bientôt... »

    Laura raccrocha le récepteur, leva les bras au-dessus de sa tête, respira profondément, les étendit, les laissa retomber.

    « Ouf ! » soupira-t- elle, et tout de suite elle se redressa. Elle resta immobile, écoutant. On aurait cru que toutes les portes étaient ouvertes. La maison entière semblait animée de pas doux et rapides, d’un ruissellement de voix. La porte capitonnée de serge verte qui conduisait aux régions des cuisines s’ouvrait d’un coup, se refermait avec un choc amorti. Et maintenant, s’élevait un son prolongé, ricaneur et cocasse. C’était le lourd piano qu’on poussait sur ses roulettes grinçantes.

    Et puis, l’air - si l’on prenait le temps de le remarquer -, l’air était-il toujours comme cela ? De petites brises légères jouaient à se poursuivre au haut des fenêtres, à se faufiler par les portes. Et il y avait deux minuscules taches de soleil qui jouaient aussi, l’une sur l’encrier, l’autre sur un cadre à photographie en argent. Des amours de petites taches. Surtout celle du couvercle de l’encrier. Elle était toute chaude, une tiède petite étoile d’argent. Laura l’aurait embrassée. La sonnette de la porte d’entrée carillonna et on entendit sur l’escalier bruire la jupe de percale de Sadie.

    Une voix d’homme murmurait. Sadie répondit avec insouciance :

    « Je n’en sais rien, ma foi ! Attendez. Je demanderai à madame Sheridan.

    — Qu’est-ce que c’est, Sadie ?

    Laura était entrée dans le vestibule.

    — C’est le fleuriste, mademoiselle. »

    C’était lui, bien sûr. Là, juste devant la porte, s’étalait un large plateau peu profond, rempli de pots de lys roses. Aucune autre espèce de fleurs. Rien que des lys... des lys canna, de grandes fleurs roses, largement épanouies, radieuses, vivantes presque à faire peur, sur d’éclatantes tiges cramoisies.

    « O-oh, Sadie ! dit Laura, et l’exclamation ressemblait à une petite plainte.

    Elle s’accroupit, comme pour se chauffer à ce flamboiement de lys ; elle les sentait dans ses doigts, sur ses lèvres, poussant dans sa poitrine.

    — Il y a une erreur, dit-elle faiblement. Jamais on n’en a commandé autant. Sadie, allez chercher maman.

    Mais, à cet instant, madame Sheridan les rejoignit.

    — Cela va très bien, dit-elle avec calme. Oui, je les ai commandés. N’est-ce pas qu’ils sont ravissants ?

    Elle pressa le bras de Laura.

    — Je passais hier devant le magasin, et je les ai vus à la devanture. Et tout à coup, je me suis dit : ‘Une fois dans ma vie, j’aurai des lys canna tant que j’en veux. La garden-party sera un excellent prétexte.’

    — Mais, je croyais que tu avais dit que tu ne voulais pas t’en mêler ? dit Laura.

    Sadie avait disparu. Le garçon du fleuriste était encore dehors, près de sa charrette. Elle passa le bras autour du cou de sa mère et doucement, tout doucement, elle lui mordilla l’oreille.

    — Mon enfant chérie, tu ne tiendrais pas à avoir une mère pleine de logique, n’est-ce pas ? Ne fais pas ça ! Voilà cet homme.

    Il apportait encore des lys, un autre plateau tout rempli.

    — Mettez-les juste après la porte, des deux côtés du porche, s’il vous plaît, dit madame Sheridan. N’est-ce pas, Laura ?

    — Oh ! Oui, bien sûr, maman.

    Dans le salon, Meg, Josée et le brave petit domestique Hans, avaient enfin réussi à déplacer le piano.

    — Maintenant, si nous mettions le canapé contre le mur, et si nous sortions tous les meubles de la pièce, excepté les chaises, ne pensez-vous pas ?...

    — Parfaitement !

    — Hans, mettez ces tables dans le fumoir, et apportez un balai pour enlever ces traces du tapis, et... un instant, Hans... Josée adorait donner des ordres aux domestiques, et ils adoraient lui obéir. Elle leur faisait toujours sentir qu’ils prenaient part à quelque drame.

    — Dites à ma mère et à mademoiselle Laura de venir ici, tout de suite...

    — Très bien, mademoiselle.

    Elle se tourna vers Meg.

    — Je veux me rendre compte du son du piano, juste pour le cas où on me demanderait de chanter cet après-midi. Essayons un peu « La vie nous lasse ».

    Poum ! Ta-ta-ta-ti-ta ! Le piano éclata en un air si passionné que le visage de Josée changea. Elle joignit les mains. Elle regarda sa mère et Laura, d’un air désolé et énigmatique, lorsqu’elles entrèrent.


    La vie nous la... asse,

    Un pleur... un soupir,

    Un amour qui pa... asse,

    La vie nous lasse,

    Un pleur... un soupir,

    Un amour qui pa... asse,

    Et puis... partir !


    Mais au mot « partir », et bien que le son du piano fût plus désespéré que jamais, un sourire éclatant, complètement dépourvu de sympathie, illumina sa figure.

    — N’est-ce pas que je suis bien en voix, petite mère ? dit-elle, rayonnante.


    La vie nous la... asse,

    L’espoir vient pour mourir,

    On rêve...,

    On s’éveille...


    Mais voilà que Sadie les interrompit.

    — Qu’y a-t-il, Sadie ?

    — Pardon, madame, la cuisinière demande si madame a les petits écriteaux pour les sandwiches ?

    — Les petits écriteaux pour les sandwiches, Sadie ? répéta comme un écho rêveur, madame Sheridan.

    Les enfants virent à sa figure qu’elle ne les avait pas.

    — Voyons un peu...

    Puis elle dit à Sadie d’un ton ferme :

    — Dites à la cuisinière que je les lui enverrai dans dix minutes.

    Sadie sortit.

    — À présent, Laura, lui dit vivement sa mère, viens au fumoir avec moi. J’ai noté ces noms quelque part au dos d’une enveloppe. Il faut que tu me les recopies. Meg, monte tout de suite et ôte de ta tête ce foulard mouillé. Josée, cours finir de t’habiller, immédiatement. Entendez-vous, petites filles, ou va-t-il falloir que je le dise à votre père quand il rentrera ce soir ? Et puis... et puis, Josée, calme un peu la cuisinière si tu entres dans la cuisine, veux-tu ? Elle me fait une peur bleue ce matin.

    On retrouva enfin l’enveloppe derrière la pendule de la salle à manger, bien que madame Sheridan ne pût imaginer comment elle était allée se fourrer là.

    — Enfants, une de vous a dû me la voler dans mon sac, parce que j’ai le souvenir le plus net de... As-tu écrit Fromage à la crème et caillé au citron ?

    — Oui.

    Œuf dur et...

    Madame Sheridan tint l’enveloppe éloignée d’elle.

    — On dirait souris. Ça n’est pas possible que ce soit souris, n’est-ce pas ?

    Olive, mon chou, dit Laura, en regardant par-dessus son épaule.

    — Oui, c’est olive, naturellement. Quel horrible mélange ! Œuf dur et olive. »

    À la fin, les petits écriteaux avec les noms des sandwiches furent achevés et Laura les emporta à la cuisine. Elle y trouva Josée en train de calmer la cuisinière, qui n’avait pas du tout l’air terrible.

    « Jamais je n’ai vu de si délicieux sandwiches, dit la voix extasiée de Josée. Combien d’espèces avez-vous dit qu’il y en avait ? Quinze ?

    — Quinze, mademoiselle.

    — Eh bien, je vous félicite.

    La cuisinière balaya les miettes avec le long couteau à sandwiches et eut un large sourire.

    — L’homme de chez Godber est là, annonça Sadie en sortant de l’office.

    Elle l’avait vu passer devant la fenêtre : cela voulait dire que les choux à la crème étaient arrivés. La pâtisserie Godber était renommée pour ses choux à la crème. Personne n’aurait jamais pensé à en faire à la maison.

    — Apportez-les, et mettez-les sur la table, ma fille, commanda la cuisinière. Sadie les apporta et retourna à la porte. Il va de soi que Josée et Laura étaient de bien trop grandes jeunes filles pour se préoccuper vraiment de pareilles choses. Tout de même force leur fut de convenir que les choux avaient l’air fort appétissants. Certes oui ! La cuisinière se mit à les arranger, à faire tomber le surplus du sucre dont ils étaient saupoudrés.

    — N’est-ce pas qu’ils vous font penser à toutes vos fêtes d’autrefois ? dit Laura.

    — Je suppose que oui, dit Josée dont l’esprit pratique n’aimait jamais à se reporter en arrière. Ils ont l’air admirablement légers, de vraies plumes, je dois l’avouer.

    — Prenez-en donc un chacune, mes mignonnes, dit la cuisinière de sa voix confortable. Votre maman n’en saura rien.

    Oh, impossible ! Songez un peu, des choux à la crème si tôt après le déjeuner... la pensée même vous faisait frémir. Tout de même, deux minutes après, Josée et Laura se léchaient les doigts avec cette expression de concentration intérieure que seule peut donner la crème fouettée.

    — Allons au jardin, en passant par-derrière, suggéra Laura. Je veux voir où en sont les ouvriers pour la tente. Ils sont tellement gentils.

    Mais la porte de service était obstruée par la cuisinière, Sadie, le garçon de chez Godber, Hans. Il était arrivé quelque chose.

     

    - II -

     

    « Tchk, tchk, tchk..., caquetait la cuisinière, ainsi qu’une poule excitée.

    Sadie tenait sa main appliquée sur sa joue, comme si elle avait eu mal aux dents. Hans plissait son visage en faisant effort pour comprendre. Seul le garçon de chez Godber paraissait jouir de la situation ! Le beau rôle du conteur était à lui.

    — Qu’y a-t-il ? Qu’est-il arrivé ?

    — Il y eut un accident épouvantable, dit la cuisinière. Un homme a été tué.

    — Un homme tué ! Où ? Comment ? Quand ?

    Mais le garçon de chez Godber n’allait pas se laisser rafler son histoire, comme ça, sous son nez.

    — Vous connaissez ces petites maisonnettes, juste là-dessous, mademoiselle ?

    Si elle les connaissait ? Mais naturellement.

    — Eh bien, y a un jeune homme qui demeure là, un nommé Scott, un charretier. Son cheval a fait un écart devant un tracteur automobile, ce matin, au coin de Hawke Street, et lui, il a été projeté, il est tombé sur la nuque. Tué net.

    — Mort !

    Laura regardait fixement le garçon de chez Godber.

    — Mort quand on l’a relevé. Mort quand on l’a relevé, répéta le garçon de chez Godber, comme s’il savourait sa phrase. On emportait le corps chez eux, le moment que je venais ici. Et il se tourna vers la cuisinière :

    — Il laisse une femme et cinq gosses.

    — Josée, viens ici.

    Laura saisit la manche de sa sœur et, traversant la cuisine, l’entraîna de l’autre côté de la porte capitonnée de serge verte. Là, elle s’arrêta et s’appuya au battant.

    — Josée ! dit-elle avec horreur, comment allons-nous donc faire pour tout arrêter ?

    — Pour tout arrêter, Laura !? cria Josée stupéfaite. Que veux-tu dire ?

    — Empêcher la garden-party, bien entendu.

    Pourquoi Josée faisait-elle semblant de ne pas comprendre ? Mais Josée était encore plus stupéfaite qu’avant.

    — Empêcher la garden-party ? Ma chère Laura, ne sois pas si absurde. On ne peut pas faire des choses pareilles, cela va sans dire. Personne n’attend cela de nous. Ne sois pas si extravagante.

    — Mais il n’est pas possible que nous donnions une garden-party, quand un homme vient de mourir juste à notre porte. »

    Idée vraiment extravagante que celle-là, puisque les cottages se trouvaient tout seuls dans une ruelle, au pied même d’une pente abrupte qui montait jusqu’à la maison. Une large route les en séparait. Il est vrai qu’ils étaient beaucoup trop près. Ils gâchaient abominablement la vue et n’avaient, dans ce quartier-là, aucun droit à l’existence. C’étaient de mesquines petites demeures, peintes en brun chocolat. Dans leurs jardinets, on ne voyait que des tiges de choux, des poules maladives et des boîtes de conserves de tomates vides. Même la fumée qui sortait de leurs cheminées, avait un air indigent. C’étaient de petits lambeaux, des débris de fumée, si différents des grands panaches argentés, qui se déroulaient au sortir des cheminées de Sheridan.

    Dans la ruelle, habitaient des blanchisseuses, des marronneurs, et un homme dont la maison avait sa façade toute parsemée de minuscules cages d’oiseaux. Les enfants fourmillaient. Quand les Sheridan étaient petits, il leur était défendu de mettre le pied dans ce chemin à cause du langage odieux qu’on y entendait, et des maladies qu’ils auraient pu attraper. Mais, depuis qu’ils avaient grandi, Laura et Laurie, au cours de leurs escapades, y passaient quelquefois. L’endroit était dégoûtant et sordide. Ils en sortaient avec un frisson. Mais cependant, il fallait bien aller partout ; il fallait tout voir. Donc ils y allaient.

    « Pense un peu à l’effet que ferait le bruit de l’orchestre sur cette pauvre femme, dit Laura.

    — Oh ! Laura ! - Josée commençait à être sérieusement agacée. - Si tu te mets à empêcher un orchestre de jouer chaque fois qu’il arrive un accident à quelqu’un, tu mèneras une vie bien difficile. Je regrette cette catastrophe absolument comme toi. Je me sens tout autant de sympathie…

    Ses yeux devinrent durs. Elle regarda sa sœur tout à fait de l’air qu’elle avait quand elles étaient petites et qu’elles se battaient.

    — Mais tu ne ressusciteras pas un ouvrier ivre par ta sentimentalité ! dit-elle doucement.

    — Ivre ?! Qui a dit qu’il était ivre ?

    Laura se tourna furieuse vers Josée. Elle lança, exactement comme elle avait coutume de le faire, dans ces moments-là :

    — Je m’en vais tout droit le dire à maman.

    — Vas-y, ma chérie, roucoula Josée.

    — Maman, puis-je entrer dans ta chambre ?

    Laura tournait le gros bouton de verre de la porte.

    — Certainement, ma petite. Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qui t’a donné des couleurs pareilles ?

    Et madame Sheridan se détourna de sa table à coiffer. Elle essayait un chapeau neuf.

    — Maman, un homme vient d’être tué, commença Laura.

    — Pas dans le jardin, au moins !? interrompit sa mère.

    — Non, non !

    — Oh, quelle peur tu m’as faite !

    Madame Sheridan poussa un soupir de délivrance, ôta le grand chapeau et le garda sur ses genoux.

    — Mais écoute donc, maman, dit Laura.

    Hors d’haleine, étouffant à moitié, elle raconta la terrible histoire.

    — Nous ne pouvons pas donner notre fête, ça va sans dire, n’est-ce pas ? dit-elle. Avec l’orchestre et tous les invités qui arriveront. On nous entendrait, maman ; ce sont presque des voisins !

    Au grand étonnement de Laura, sa mère fit exactement comme Josée ; ce fut plus dur à supporter, parce qu’elle paraissait amusée et refusait de prendre Laura au sérieux.

    — Mais, ma chère enfant, fais appel à ton bon sens. Ce n’est que par hasard que nous avons appris la chose. Si quelqu’un était mort là-bas d’une façon normale - et je ne peux pas comprendre comment ils arrivent à rester en vie dans ces petits trous sans air -, nous ne renoncerions pas à donner notre fête, n’est-ce pas ?

    Laura fut obligée de répondre « oui », mais elle avait le sentiment que tout cela n’était pas juste. Elle s’assit sur la chaise longue de sa mère et pinça le volant du coussin.

    — Maman, est-ce que ce n’est pas cruellement indifférent de notre part ? demanda-t-elle.

    — Ma chérie !

    Madame Sheridan se leva et vint à elle, le chapeau dans les mains. Avant que Laura eût pu l’arrêter, elle l’en avait prestement coiffée.

    — Mon enfant, dit-elle, ce chapeau t’appartient. Il est fait pour toi. Pour moi, il est beaucoup trop jeune. Jamais tu n’as tant ressemblé à un charmant portrait. Regarde-toi donc !

    Et elle lui tendit sa glace à main.

    — Mais, maman,... recommença Laura.

    Elle ne put pas se regarder ; elle se détourna. Cette fois, madame Sheridan perdit patience, tout comme avait fait Josée.

    — Tu es en train de te rendre parfaitement ridicule, Laura, dit-elle froidement. Des gens comme ça ne s’attendent pas à des sacrifices de notre part. Et c’est un manque de sympathie que de gâter le plaisir de tout le monde, comme tu le fais en ce moment.

    — Je ne comprends pas » dit Laura ; et elle sortit vivement de la pièce et entra dans sa chambre à coucher.

    Là, par un pur hasard, la première chose qu’elle vit fut l’image, dans le miroir, de cette charmante jeune fille sous son chapeau noir orné de pâquerettes d’or et d’un long ruban de velours noir. Jamais elle n’avait imaginé qu’elle pouvait être aussi jolie.

    « Maman aurait-t-elle raison ? » pensa-t-elle. Maintenant, elle espérait que oui. « Ai-je des idées extravagantes ? » Peut-être en avait-elle. Un bref instant, elle eut une autre vision : celle de cette pauvre femme, de ces petits enfants, du corps qu’on apportait dans cette maison. Mais tout cela semblait confus, irréel, comme une gravure dans un journal. « Je m’en ressouviendrai quand la fête sera finie », décida-t- elle. Et cela lui parut, en quelque sorte, la meilleure solution...

    À une heure et demie, le lunch était terminé. À deux heures et demie, ils étaient tous prêts au combat. Les musiciens en habit vert étaient arrivés et s’étaient installés dans un coin du tennis.

    « Ma chère ! gazouilla Kitty Maitland, on dirait des grenouilles. Vous auriez dû les disposer autour du petit lac et mettre au milieu le chef d’orchestre sur une feuille ! »

    Laurie arriva et, en allant s’habiller, interpella gaiement les jeunes filles. À sa vue, Laura se rappela l’accident. Elle voulut lui en parler. Si Laurie était de l’avis des autres, c’est que certainement tout allait bien. Et elle le suivit dans le vestibule.

    « Laurie !

    — Hello !

    Il était à mi-hauteur de l’escalier, mais en se retournant et en voyant Laura, il gonfla tout à coup ses joues et arrondit ses yeux pour la regarder.

    — Ma parole, Laura ! Tu es vraiment épatante, dit-il. Voilà un chapeau absolument ébouriffant !

    Laura dit faiblement :

    — C’est vrai ? », sourit à Laurie et, après tout, ne lui dit rien.

    Bientôt, les invités commencèrent à arriver à flots. L’orchestre se mit à jouer. Les domestiques engagés pour la circonstance couraient de la maison à la tente. Partout où on jetait les yeux, il y avait des couples qui flânaient, se penchaient vers les fleurs, échangeaient des saluts, parcouraient la pelouse. Ils ressemblaient à d’éclatants oiseaux qui se seraient posés dans le jardin des Sheridan, pour cet après-midi seulement, en voyage pour... où donc ?

    Ah ! Le bonheur que c’est, d’être avec des gens qui sont tous heureux, de serrer des mains, de presser des joues, de sourire à des yeux.

    « Laura chérie, que vous êtes jolie ! »

    « Quel chapeau seyant, ma petite ! »

    « Laura, vous avez un air tout à fait espagnol. Je ne vous ai jamais vue si en beauté ! »

    Et Laura, rayonnante, répondait doucement :

    « Avez-vous pris du thé ?

    — Ne voulez-vous pas de glace ? Je vous assure que les glaces aux fruits sont quelque chose d’assez spécial.

    Elle courait à son père et suppliait :

    — Petit père chéri, est-ce qu’on ne peut pas donner quelque chose à boire aux musiciens ? »

    Et le parfait après-midi s’épanouit lentement, lentement se fana, lentement referma ses pétales.

    « Jamais vu une plus délicieuse garden-party... »

    Le plus grand succès... Vraiment le plus parfait... Laura aidait sa mère à recevoir les compliments d’adieu. Elles restèrent debout l’une près de l’autre sous le porche jusqu’à ce que tout fût terminé.

    « Fini, complètement fini, grâce au Ciel ! dit madame Sheridan. Va rassembler les autres, Laura. Allons prendre du café. Je suis épuisée. Oui, tout a parfaitement réussi. Mais, oh ! Ces réceptions, ces réceptions ! Pourquoi insistez-vous, vous autres enfants, pour donner des fêtes ?

    Ils s’assirent tous sous la tente déserte.

    — Un sandwich, petit père ? C’est moi qui ai copié ce petit écriteau.

    — Merci.

    M. Sheridan mangea une bouchée et le sandwich disparut. Il en prit un autre.

    — Je pense que vous n’avez pas entendu parler de cet affreux accident qui est arrivé ce matin ? dit-il.

    — Mon cher ami, dit madame Sheridan, levant la main, nous l’avons appris. Il a failli être la ruine de notre fête. Laura voulait absolument tout annuler…

    — Oh, maman !

    Laura n’avait pas envie qu’on la taquinât à ce sujet.

    — Tout de même, c’est une triste histoire, reprit M. Sheridan. Ce garçon-là était marié, par-dessus le marché. Il demeurait là-dessous, dans cette ruelle, et il laisse une femme et une demi-douzaine de mioches, à ce qu’on dit.

    Un petit silence embarrassant tomba. Madame Sheridan remuait nerveusement sa tasse. Vraiment, c’était de la part de son époux, un manque de tact... Soudain, elle leva les yeux. Là, sur la table, s’étalaient tous ces sandwiches, ces gâteaux, ces choux à la crème, qui restaient intacts, qui allaient tous se perdre. Une de ses brillantes inspirations lui vint.

    — Voilà, dit-elle. Remplissons un panier. Envoyons à cette pauvre créature une partie de ces bonnes choses. En tout cas, ce sera le plus grand régal possible pour les enfants. N’êtes-vous pas de cet avis ? Et elle ne peut manquer d’avoir des visites de voisins, et tout ce qui s’ensuit. Comme ça va tomber à point d’avoir tout cela prêt. Laura !

    Elle se leva d’un bond.

    Va me chercher le grand panier dans le placard, sous l’escalier.

    — Mais, maman, crois-tu vraiment que ce soit une bonne idée ? dit Laura.

    De nouveau, comme c’était curieux ! Elle semblait être différente de tous les autres. Apporter là-bas les reliefs de leur fête ! Cela ferait-il vraiment plaisir à la pauvre femme ?

    — Naturellement ! Qu’as-tu donc aujourd’hui ? Il y a une heure ou deux, tu insistais pour que nous sympathisions, et à présent...

    Oh, tant pis ! Laura courut chercher le panier. Il fut rempli par sa mère.

    — Porte-le-lui toi-même, ma chérie, dit-elle. Cours là-bas, comme tu es. Non, attends, prends aussi ces arums. Les arums font toujours impression sur les gens de cette classe-là.

    — Les tiges vont abîmer sa robe de dentelle, dit Josée, la femme pratique.

    En effet. Il n’était que temps.

    — Rien que le panier, alors. Et puis, Laura !...

    Sa mère la suivit comme elle quittait la tente.

    — Ne va sous aucun prétexte...

    — Quoi donc, maman ?

    Non, il valait mieux ne pas mettre des idées pareilles dans la tête de cette enfant !

    — Rien ! Va, cours. »

    Le crépuscule commençait à tomber, alors que Laura refermait la grille de leur jardin. Un gros chien passait en courant, pareil à une ombre. La route luisait toute blanche et là-bas, dans le creux, les maisonnettes étaient plongées dans une obscurité profonde. Comme tout semblait tranquille après cette journée ! Voilà qu’elle descendait la colline, allant quelque part où un homme gisait mort, et elle ne parvenait pas à saisir la réalité de ce fait. Pourquoi donc ne le pouvait-elle pas ? Elle s’arrêta une minute. Et il lui sembla que les baisers, les voix, les tintements des cuillères, les rires, l’odeur de l’herbe piétinée étaient, elle ne savait comment, en elle. Il n’y avait pas de place pour autre chose.

    Que c’était étrange ! Elle leva les yeux vers le ciel pâle, et la seule pensée qui lui vint fut celle-ci : « Oui, c’était la fête la plus réussie. »

    À présent, elle avait traversé la large route. La ruelle s’ouvrait, enfumée et sombre. Des femmes enveloppées de châles, coiffées de casquettes d’ouvriers, passaient en se hâtant. Des hommes se penchaient par-dessus les clôtures ; les enfants jouaient devant les portes. Un bourdonnement étouffé venait des mesquins petits cottages. Quelques-uns laissaient voir une lumière vacillante, et une ombre passait, pareille à un crabe, contre la fenêtre.

    Laura baissa la tête et pressa le pas. Elle regrettait à présent de n’avoir pas mis de manteau. Comme sa robe brillait ! Et ce grand chapeau aux flottants rubans de velours... si  seulement c’était un autre chapeau ! Est-ce que les gens la regardaient ? Oui, sans doute. C’était une erreur que d’être venue ; depuis le début, elle avait eu conscience que c’était une erreur. Fallait-il s’en retourner, à présent ? Non, il était trop tard.

    C’était cette maison-là. Ce devait être elle. Un sombre groupe de gens se tenait à l’extérieur. À la porte du jardin, une très vieille femme, avec une béquille, était assise sur une chaise et montait la garde. Elle avait les pieds posés sur un journal. Les voix se turent quand Laura approcha. Le groupe se sépara. C’était comme si elle avait été attendue, comme si on avait su qu’elle allait venir. Laura était horriblement gênée.

    Rejetant le ruban de velours sur son épaule, elle demanda à une femme qui se trouvait là :

    « Est-ce ici que demeure Madame Scott ?

    Et la femme avec un singulier sourire, répondit :

    — Oui, ma belle.

    Oh ! Être loin de tout cela ! Elle en vint à supplier : « Aide-moi, mon Dieu ! », en remontant l’étroite petite allée et en frappant à la porte. Être loin de ces yeux qui la dévisageaient, ou bien être couverte de n’importe quoi, même du châle d’une de ces femmes ! « Je ne ferai que laisser le panier, et je m’en irai, décida-t-elle. Je n’attendrai même pas qu’on l’ait vidé. »

    Alors, la porte s’ouvrit. Une petite femme en noir parut dans la pénombre. Laura dit :

    « Êtes-vous madame Scott ?

    Mais, à son horreur, la femme répondit :

    — Entrez, s’il vous plaît, mamselle.

    Et elle se trouva enfermée dans le corridor.

    — Non, dit Laura, je ne veux pas entrer. Je voudrais seulement laisser ce panier. Maman a envoyé...

    La petite femme, dans le corridor obscur et morne, sembla ne pas l’avoir entendue.

    — Par ici, s’il vous plaît, mamselle, dit-elle d’une voix onctueuse, et Laura la suivit.

    Elle se trouva dans une misérable petite cuisine basse, qu’une lampe fumeuse éclairait. Il y avait là une femme assise devant le feu.

    — Emmy, dit la petite créature qui avait introduit Laura, Emmy, c’est une demoiselle.

    Elle se tourna vers la visiteuse. Elle dit d’un son significatif :

    — Je suis sa sœur, mamselle. Vous l’excuserez bien, pas ?

    — Oh ! Mais naturellement, dit Laura. Je vous en prie, je vous en prie, ne la dérangez pas. Je... je veux seulement laisser...

    Mais à ce moment, la femme assise près du feu se retourna. Son visage boursouflé, rouge, les yeux et les lèvres gonflés paraissait terrible. Elle semblait ne pas pouvoir comprendre pourquoi Laura se trouvait là. Qu’est-ce que cela signifiait ? Pourquoi donc cette étrangère était- elle dans sa cuisine, un panier à la main ? Pourquoi ? Et la pauvre figure se contracta de nouveau.

    — Ça va bien, ma chérie, dit l’autre, je dirai merci à la demoiselle.

    Et elle recommença :

    — Vous l’excuserez bien, mamselle, pour sûr...

    Son visage, enflé lui aussi, ébaucha un mielleux sourire. Laura ne voulait que sortir, que s’en aller. Elle se trouva de nouveau dans le corridor. Une porte s’ouvrit. Elle entra tout droit dans la chambre où le mort était couché.

    — Vous aimeriez bien le regarder un peu, pas vrai ? dit la sœur d’Emmy et, frôlant Laura, elle avança vers le lit. N’ayez pas peur, ma belle...

    Maintenant, sa voix avait un accent de douceur et de ruse et, d’un geste tendre, elle rabattit le drap.

    — Il est beau comme une image. Y a rien qui se voit. Approchez un peu, ma mie. »

    Laura approcha. Un jeune homme reposait là, endormi tout à fait... dormant si parfaitement, si profondément, qu’il était loin, très loin d’elles. Oh ! Si loin, si paisible ! Il rêvait. Ne le réveillez plus jamais ! Sa tête sombrait dans l’oreiller, ses yeux étaient clos ; ils étaient aveugles sous les paupières baissées. Il s’abandonnait à son rêve. Que lui importaient les fêtes, les paniers, les robes à dentelles ? Il était bien loin de toutes ces choses. Il était merveilleux, il était beau. Pendant qu’ils riaient, eux, et que l’orchestre jouait, cet être miraculeux était venu dans la pauvre ruelle.

    « Heureux... heureux... Tout est bien..., disait ce visage endormi. Cette chose-ci est telle qu’elle devrait être. Je suis satisfait. »

    Mais, cependant, on ne pouvait s’empêcher de pleurer, et Laura ne pouvait pas quitter la chambre sans lui dire, à lui, quelque chose. Elle eut un gros sanglot d’enfant :

    « Pardon de mon chapeau » dit-elle.

    Et cette fois, elle n’attendit pas la sœur d’Emmy. Elle trouva son chemin pour gagner la porte, descendre l’allée, passer devant tous ces gens dans l’ombre. Au coin de la ruelle, elle rencontra Laurie. Sortant de l’obscurité, il vint à elle.

    « Est-ce toi, Laura ?

    — Oui.

    — Maman commençait à être inquiète. Tout s’est bien passé ?

    — Oui, très bien. Oh ! Laurie !

    Elle prit son bras, se serra contre lui.

    — Voyons, tu ne pleures pas, dis ? demanda son frère.

    Laura secoua la tête. Elle pleurait. Laurie passa le bras autour de son épaule.

    — Ne pleure pas, dit-il de sa voix chaude et pleine d’affection. Est-ce que c’était affreux ?

    — Non, sanglota Laura. C’était merveilleux, simplement. Mais, Laurie...

    Elle s’arrêta, elle regarda son frère.

    — N’est-ce pas que la vie, balbutia-t-elle, n’est-ce pas que la vie...

    Mais ce qu’était la vie, elle fut incapable de l’expliquer. N’importe. Il comprit parfaitement.

    — Ah ! N’est-ce pas, chérie ?... » dit-il.

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