Zlatovlaska
- Lucienne
- il y a 19 heures
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... un conte tchèque de Karel Jaromír Erben
… illustré par Artus Scheiner

Il était une fois un roi qui était si intelligent, qu’il pouvait comprendre tout ce que les animaux se disaient entre eux. Écoutez comment cela a pu se produire…
Un jour, une vieille femme apporta au roi un serpent, enroulé dans un panier. Elle lui dit que s’il le faisait cuire et le mangeait, il comprendrait le langage de tous les êtres vivants, qu’ils soient sur terre, dans l’air ou dans l’eau. Le roi, heureux à l’idée d’en savoir plus que tout autre homme, rétribua généreusement la vieille femme pour son cadeau, et ordonna à l’un de ses serviteurs de faire cuire immédiatement ce qu’il appela un « poisson », pour le dîner.
« Mais attention ! ajouta le roi. Ne le goûte pas ! Si tu faisais cela, tu en répondrais par ta tête ! »
Irik, le cuisinier, trouva très étrange que le roi lui interdise si fermement de goûter le plat.
« De ma vie entière, se dit-il, je n’ai jamais vu un poisson semblable à celui-là : il ressemble plutôt à un serpent. D’ailleurs, comment un cuisinier peut-il préparer un plat sans le goûter ? »
Par conséquent, lorsque le serpent fut prêt, il en mangea un morceau, juste pour en goûter la saveur. Soudain, il entendit quelque chose qui bourdonnait à ses oreilles.
« Un morceau ! S’il vous plaît, un morceau ! »

Irik regarda tout autour de lui, mais il n’y avait personne, à part quelques mouches qui voletaient dans la cuisine. Puis il entendit une voix rauque dehors, dans la rue :
« Où allez-vous ? Où allez-vous ? »
Et d’autres voix répondirent :
« Nous régaler de l’orge du meunier ! »
Et, regardant par la fenêtre, il vit un jars à la tête d’un troupeau d’oies.
« Hou ! se dit-il. Ce doit être l’effet du poisson… »
Il avala rapidement un autre morceau, puis, comme si de rien n’était, apporta le plat au roi.
Après le dîner, le roi ordonna à Irik de seller deux chevaux et de l’accompagner pour une promenade. Le roi partit devant, et Irik le suivait. Alors qu’ils traversaient une verte prairie, le cheval d’Irik fit un bond et dit :
« Holà, mon frère, je me sens si léger que je voudrais sauter par-dessus les collines !
— Ah ! répondit l’autre cheval, moi aussi je voudrais sauter ! Mais je suis monté par un vieil homme : si je sautais, il s’affalerait par terre comme un sac, et se romprait le cou.
— Eh, qu’il se le rompe ! répondit le cheval d’Irik. Cela n’a pas d’importance. Au lieu d’un vieux, tu aurais en échange un jeune maître. »
En entendant cela, Irik riait de bon cœur, mais tout bas, de peur que le roi ne l’entende. Le roi comprit également ce que les chevaux venaient de dire. Il se retourna et lança à Irik :
« De quoi ris-tu !?

— De rien, Votre Majesté, s’excusa Irik. C’est seulement une chose, qui m’est venue à l’esprit… »
Mais le vieux roi commença à nourrir des soupçons. Il décida de faire demi-tour. Revenu au palais, il ordonna à Irik de lui verser un verre de vin.
« Fais attention à ne pas verser trop ou trop peu, ajouta-t-il. Tu le paierais de ta tête ! »
Irik prit une bouteille et commença à verser le vin. Soudain, deux oiseaux entrèrent dans la pièce, par une des fenêtres. L’un poursuivait l’autre, et le premier tenait trois mèches de cheveux blonds dans son bec.
« Donne-les moi ! s’écria le second. Elles sont à moi !
— Non ! répondit le premier. Elles sont à moi : je les ai ramassées !
— Mais c’est moi qui les ai vues tomber par terre, quand la jeune fille brossait ses cheveux. Donnez m’en au moins deux !
— Non ! Pas une seule ! »

Alors le second oiseau se jeta sur le premier, et saisit les trois mèches d’or. Puis ils commencèrent à se battre pour les avoir ; enfin, chacun des oiseaux prit une mèche de chevaux dans son bec, et la troisième retomba sur le sol. Irik, absorbé par ce spectacle, renversa du vin.
« Tu viens de dire adieu à ta tête !! tonna le roi. Mais je te ferai grâce si tu trouves la jeune fille aux boucles d’or, et que tu me l’amènes pour qu’elle devienne ma femme. »
S’il voulait sauver sa vie, Irik devait partir à la recherche de cette jeune fille, mais il ne savait pas où la chercher. Il sella son cheval et partit au petit bonheur la chance. Il arriva dans une forêt dense ; près de cette forêt, juste au bord de la route, un buisson brûlait : des garçons bergers y avaient mis le feu. Sous le buisson, se trouvait un nid de fourmis ; les étincelles retombaient dessus, et les fourmis, portant leurs œufs tout blancs, couraient dans toutes les directions.
« Oh, à l’aide ! Irik, à l’aide ! gémirent-elles. Nous allons périr, ainsi que nos petits, qui n’ont pas encore éclos ! »
Irik descendit rapidement de cheval, et éteignit le feu.
« Quand tu auras des ennuis, dirent les fourmis, appelle nous, et nous t’aiderons. »
Puis il traversa la forêt et s’approcha d’un grand sapin. Au sommet de celui-ci, se trouvait un nid de corbeau, et au pied de l’arbre, gisaient deux jeunes corbeaux en train de pleurer.
« Nos parents nous ont abandonnés. Nous sommes trop jeunes pour chercher de la nourriture, car nous ne savons pas même voler. Oh, au secours, Irik, au secours ! Donne-nous quelque chose à manger, ou nous allons mourir de faim. »
Irik ne réfléchit pas longtemps : il descendit de son cheval, et lui enfonça son épée dans le flanc, afin que les corbeaux puissent avoir quelque chose à manger.
« Quand tu auras des ennuis, croassèrent joyeusement les corbeaux, appelle-nous, et nous t’aiderons ! »
Irik était désormais contraint de voyager à pied. Il marcha longtemps à travers la forêt, et quand enfin il en sortit, il vit une large mer devant lui. Deux pêcheurs se disputaient sur le rivage. Ils avaient pris un grand poisson jaune dans un filet, et chacun d’eux le voulait pour lui.

« C’est mon filet, donc le poisson est à moi ! criait l’un d’eux.
— Ton filet ne t’aurait pas servi à grand-chose si tu n’avais pas eu mon bateau et mon aide ! répliqua l’autre.
— Quand nous en attraperons un autre comme celui-ci, tu l’auras.
— Non ! Pourquoi ne pas faire l’inverse ?
— Laissez-moi régler votre différend, intervint Irik. Vendez-moi donc le poisson : je vous le paierai bien, et vous partagerez l’argent équitablement entre vous. »
Il leur donna tout l’argent qu’il avait reçu du roi pour son voyage, sans rien garder pour lui. Les pêcheurs furent satisfaits du marché, et Irik relâcha le poisson dans la mer. Celui-ci plongea joyeusement ; puis, non loin de la terre, sortit la tête de l’eau et dit :
« Quand tu auras besoin d’aide, Irik, appelle-moi, et je te rendrai ta gentillesse ! »
Puis il disparut sous les flots.
« Où vas-tu ? demandèrent les pêcheurs à Irik.
— Je suis censé chercher une jeune fille aux boucles d’or, pour la fiancer au vieux roi, mon maître ; mais je ne sais pas où la trouver.

— Nous pouvons t’apprendre quelque chose sur elle, dirent les pêcheurs. Elle s’appelle Zlatovlaska ; c’est la fille du roi du Palais de Cristal, qui vit dans l’île d’en face. Chaque matin, à l’aube, elle peigne ses cheveux d’or, dont l’éclat se reflète sur la mer et dans les nuages. Si tu le désires, nous te conduirons en barque jusqu’à l’île, puisque tu as si obligeamment réglé notre différend. Prends garde, cependant, de choisir la bonne princesse ; le roi a douze filles, mais une seule d’entre elles possède des boucles d’or. »
Quand Irik arriva sur l’île, il se rendit au Palais de Cristal, et supplia le roi de lui confier sa fille aux cheveux d’or pour la conduire auprès de son propre maître.
« Je le ferai, répondit le roi, mais à la condition que tu accomplisses trois tâches que je te donnerai, une pour chaque jour. En attendant, tu peux te reposer. »
Tôt le lendemain matin, le roi dit à Irik :
« Ma fille Zlatovlaska avait un coûteux collier de perles ; le fil s’est cassé, les perles sont tombées et se sont éparpillées dans les longues herbes de la prairie. Tu dois rassembler ces perles : il ne doit pas en manquer une seule. »
Irik alla dans la prairie, elle était large et longue ; il s’agenouilla dans l’herbe, et commença à chercher les perles. Il chercha du matin jusqu’à midi, mais ne put en trouver une seule.
« Oh, si mes amies fourmis étaient là ! s’écria-t-il. Elles m’aideraient !
— Mais nous sommes là ! s’écrièrent les fourmis, qui apparurent soudain de toutes parts et accoururent vers lui de tous côtés. De quoi as-tu besoin ?
— Je dois rassembler de nombreuses perles perdues dans cette prairie, et je ne peux même pas en trouver une seule.
— Attends un moment, nous allons les collecter pour toi. »
En peu de temps, les fourmis apportèrent à Irik un grand nombre de perles, et ce dernier n’eut rien d’autre à faire que de les enfiler sur un morceau de ficelle. Au moment où Irik s’apprêtait à en nouer les bouts, une fourmi boiteuse, dont la patte avait été brûlée lorsque la fourmilière avait pris feu, vint en rampant jusqu’à lui et cria :
« Arrête, Irik, arrête ! Ne noue pas encore le fil : je t’ai apporté une perle de plus ! »
Irik apporta les perles au roi, et quand le roi les eut comptées, il n’en manquait pas une.
« Tu as bien travaillé, dit le roi ; demain matin, je te donnerai une autre tâche. »
Au matin, Irik se présenta devant le roi, et celui-ci lui dit :
« Ma chère Zlatovlaska , en se baignant dans la mer, a perdu son anneau d’or. Tu dois le retrouver et me le ramener ici. »
Affligé, Irik se rendit sur le rivage. La mer était claire, mais si profonde qu’il ne pouvait en voir le fond. Comment allait-il donc trouver l’anneau ?
« Oh, si mon ami le poisson était là ! s’écria-t-il. Il m’aiderait !
Soudain, quelque chose de brillant apparut dans la mer, puis le poisson remonta à la surface.
— Mais je suis là ! Que veux-tu ?
— Je dois retrouver un anneau d’or dans la mer, et je ne peux même pas en voir le fond.
— À l’instant même, je viens de croiser un brochet portant un anneau d’or dans ses nageoires. Attends un instant, je vais te l’apporter. »
Peu après, le poisson réapparut, avec l’anneau.
Le roi félicita à nouveau Irik pour avoir si bien fait son travail et, le matin suivant, lui confia la troisième tâche.
« Si tu veux que je te confie ma fille aux boucles d’or, tu dois lui apporter de l’eau de la Mort et de l’eau de la Vie : elles lui seront nécessaires. »
Irik ne savait pas où chercher ces eaux. Il marcha là où le hasard le menait, jusqu’à ce qu’il arrive dans une forêt sombre.
« Oh, si mes amis les corbeaux étaient là ! s’écria-t-il. Ils m’aideraient ! »

Soudain, un bruit se fit entendre au-dessus de sa tête, et les deux corbeaux apparurent.
« Mais nous sommes là ! Que pouvons-nous faire pour toi ?
— Je dois aller chercher de l’eau de la Mort et de l’eau de la Vie ; mais je ne sais pas où les trouver.
— Nous, nous le savons. Attends un instant, et nous t’en apporterons. »
En peu de temps, les corbeaux revinrent vers Irik, portant chacun une petite gourde ; dans l’une se trouvait l’eau de la Vie, dans l’autre l’eau de la Mort.
Irik, ravi de sa bonne fortune, se hâta de retourner au palais. À la lisière de la forêt, il vit une toile d’araignée qui s’étendait d’un sapin à l’autre ; au milieu de celle-ci était assise une grande araignée, en train de dévorer une mouche. Irik prit la gourde contenant l’eau de la Mort, et en versa sur l’araignée. Celle-ci tomba à terre comme une cerise mûre : elle était bien morte. Il aspergea ensuite la mouche avec l’eau de la Vie, et la mouche commença à se débattre ; en peu de temps, elle se dégagea de la toile de l’araignée et s’envola dans les airs.
« C’est une chance pour toi, Irik, que tu m’aies ramené à la vie ! bourdonna la mouche à ses oreilles. Sans mon aide, tu ne devinerais jamais laquelle des douze jeunes filles est la princesse aux mèches d’or. »
Lorsque le roi vit qu’Irik avait également accompli la troisième tâche, il déclara qu’il lui confierait sa fille Zlatovlaska.
« Mais, ajouta le roi, tu dois la découvrir toi-même. »

Le roi le conduisit dans une grande salle, au milieu de laquelle se trouvait une table. Autour de cette table, étaient assises douze belles filles, toutes exactement semblables ; chacune d’elles avait un long voile, blanc comme la neige, jeté sur la tête et descendant jusqu’au sol, de sorte qu’il était impossible de deviner la couleur de ses cheveux.
« Voici mes filles, dit le roi ; si tu peux découvrir laquelle d’entre elles est Zlatovlaska, tu pourras l’emmener immédiatement. Si tu ne peux pas l’identifier, c’est qu’elle ne t’est pas destinée, et tu devras quitter cet endroit sans elle. »
Irik était dans le plus grand embarras, et ne savait pas quoi faire. Tout à coup, une voix lui chuchota à l’oreille :
« Bz, bz, bz ! Fais le tour de la table, et je te dirai laquelle c’est.
C’était la mouche qu’Irik avait sauvée de la mort avec l’eau de la Vie.
— Ce n’est pas celle-là, ni celle-ci, ni celle-là… C’est celle-ci !
— Donne-moi celle-ci parmi tes filles, s’écria Irik.
— Tu as bien choisi » répondit le roi.
La princesse se leva immédiatement de table, ôta sa coiffe, et ses cheveux d’or retombèrent en mèches épaisses jusqu’au sol ; ils étaient aussi brillants que le soleil levant ! Irik était presque aveuglé par son éclat.

Puis le roi fit habiller sa fille pour le voyage, conformément à sa haute naissance et à son rang. Irik la conduisit ensuite chez son maître pour que celui-ci en fît sa femme. Les yeux du vieux roi étincelèrent et il bondit de joie en voyant Zlatovlaska ; il ordonna que l’on fasse immédiatement les préparatifs du mariage.

« J’avais l’intention de te faire pendre pour ta désobéissance, afin que les corbeaux te mangent, dit-il à Irik. Mais étant donné que tu m’as si bien servi, sache que je te ferai seulement décapiter et enterrer décemment. »
Après l’exécution, Zlatovlaska demanda au vieux roi le cadavre d’Irik, et comme le roi ne pouvait refuser quoi que ce soit à son épouse, il le lui accorda. La princesse aspergea la tête et le corps d’Irik d’un peu d’eau de la Vie, et ce dernier se leva, aussi frais que s’il venait de naître et aussi robuste qu’un cerf.
« Comme j’ai bien dormi ! dit-il en se frottant les yeux.
— Certes, dit la princesse, tu as bien dormi. Et si je n’avais pas été là, tu aurais dormi encore beaucoup plus longtemps… »
Lorsque le vieux roi vit qu’Irik était vivant, et qu’il était devenu plus jeune et plus beau qu’auparavant, il voulut lui aussi connaître le même sort. Il ordonna donc qu’on le décapite sur-le-champ. Mais une fois ceci fait, les courtisans constatèrent qu’il ne restait pas suffisamment d’eau magique pour le ramener à la vie !
Et comme le royaume ne pouvait rester sans souverain, et qu’il n’y avait personne d’aussi sage qu’Irik, qui lui aussi comprenait le langage de toutes les créatures vivantes, le peuple fit de lui son roi, et de Zlatovlaska sa reine.
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