En 1938, Daphné du Maurier publie le roman Rebecca... En voici le premier chapitre, tel que je l'ai trouvé cet été dans une boîte à livres...
Ce texte n'est pas dans le domaine public.

Illustration IA, Playground V2
J’ai rêvé, l’autre nuit, que je retournais à Manderley.
J’étais debout près de la grille devant la grande allée, mais l’entrée m’était interdite, la grille fermée par une chaîne et un cadenas. J’appelai le concierge et personne ne répondit ; en regardant à travers les barreaux rouillés, je vis que la loge était vide.
Aucune fumée ne s’élevait de la cheminée et les petites fenêtres mansardées baillaient à l’abandon. Puis, je me sentis soudain douée de la puissance merveilleuse des rêves, et je glissai à travers les barreaux comme un fantôme. L’allée s’étendait devant moi avec sa courbe familière, mais à mesure que j’y avançais, je constatai sa métamorphose : étroite et mal entretenue, ce n'était plus l’allée d’autrefois. Je m’étonnai d’abord, et ce ne fut qu’en inclinant la tête pour éviter une branche basse que je compris ce qui était arrivé. La Nature avait repris son bien, et, à sa manière insidieuse, avait enfoncé dans l’allée ses longs doigts tenaces. Les bois, toujours menaçants, même au temps passé, avaient fini par triompher. Ils pullulaient, obscurs et sans ordre sur les bords de l’allée. Les hêtres nus aux membres blancs se penchaient les uns vers les autres, mêlant leurs branches en d’étranges embrassements, et construisant au-dessus de ma tête une voute de cathédrale. Et il y avait d’autres arbres encore, des arbres dont je ne me souvenais pas, des chênes rugueux et des ormes torturés qui se pressaient joue à joue avec les bouleaux, jaillissant de la terre en compagnie de buissons monstrueux et de plantes que je ne connaissais pas.
L’allée n’était plus qu’un ruban, une trace de son ancienne existence - le gravier aboli - gagnée par l’herbe, la mousse et des racines d’arbres qui ressemblaient aux serres des oiseaux de proie. Je reconnaissais çà et là, parmi cette jungle, des buissons, repères d’autrefois : c’étaient des plantes gracieuses et cultivées, des hydrangéas, dont les fleurs bleues avaient été célèbres. Nulle main ne les disciplinait plus, et elles étaient devenues sauvages : leurs rameaux sans fleurs, noirs et laids, atteignaient des hauteurs monstrueuses.
La pauvre piste qui avait été notre allée ondulait, et même se perdait par instants, mais reparaissait derrière un arbre abattu ou bien à travers une flaque de boue laissée par les pluies d’hiver. Je ne croyais pas ce chemin si long. Les kilomètres devaient s’être multipliés en même temps que les arbres, et ce sentier menait à un labyrinthe, une espèce de brousse chaotique, et non plus à la maison.
Mais voici qu’elle m’apparut tout à coup ; les abords en étaient masqués par ces proliférations végétales et lorsque je me trouvai enfin en face d’elle, je m’arrêtai le cœur battant, l’étrange brûlure des larmes derrière les paupières.
C’était Manderley, notre Manderley, secret et silencieux comme toujours, avec ses pierres grises luisant au clair de lune de mon rêve, les petits carreaux des fenêtres reflétant les pelouses vertes et la terrasse. Le temps n’avait pas pu détruire la parfaite symétrie de cette architecture, ni sa situation, qui était celle d’un bijou au creux d’une paume.
La terrasse descendait vers les pelouses et les pelouses s’étendaient jusqu’à la mer ; en me retournant, je la vis, feuille d’argent paisible sous la lune. Aucune vague n’agiterait cette eau de rêve, aucun nuage poussé par le vent d’ouest n’obscurcirait ce ciel pâle. Je me tournai de nouveau vers la maison et, bien qu’elle se dressât intacte comme si nous l’avions quittée la veille, je vis que le jardin avait obéi, tel le bois, à la loi de la jungle. Les rhododendrons atteignaient plusieurs mètres et ils s’étaient mésalliés avec une foule de broussailles sans nom. Un lilas s’était marié avec un hêtre et, comme pour les unir plus étroitement, le lierre malveillant, éternel ennemi de la grâce, emprisonnait le couple dans ses filets. Le lierre avait une place de choix dans ce jardin, ses longues branches trainaient a travers les pelouses et s’agrippaient aux murs mêmes de la maison.
Je quittai l’allée, et gagnai la terrasse défendue par les orties, mais j’avançais dans l’enchantement du rêve et rien ne pouvait me retenir. Je m’arrêtai, silencieuse, au pied de la maison et j’aurais juré que ce n’était pas une coquille vide, mais qu’elle vivait et respirait comme autrefois.
Les fenêtres étaient éclairées, les rideaux ondulaient doucement dans l’air nocturne, et là, dans la bibliothèque à la porte entrebâillée, mon mouchoir devait être resté sur la table, à côté de la coupe remplie de roses d’automne.
Les témoins de notre présence marquaient sans doute la pièce : le Times chiffonné, les cendriers avec leurs bouts de cigarettes, les coussins gardant l’empreinte de nos têtes, les cendres de notre feu de bois. Et Jasper, le bon Jasper avec ses yeux tendres et sa grande mâchoire, devait être étendu par terre, la queue dressée au bruit des pas de son maître.
Un nuage invisible jusqu’alors passa devant la lune, et s’y arrêta un instant comme une main sombre devant un visage. L’illusion s’évanouit, et les lumières des fenêtres s’éteignirent. Je n’avais plus devant moi que des murs silencieux et sans âme.
La maison était un sépulcre ; notre peur et notre souffrance étaient enterrées dans ses ruines. Il n’y aurait pas de résurrection. Quand, éveillée, je penserai à Manderley, je n’éprouverai pas d’amertume. Je me rappellerai l’été dans la roseraie et les chants d’oiseaux à l’aube, le thé sous le marronnier et le murmure de la mer derrière la courbe des pelouses. Je penserai au lilas en fleur et à la Vallée Heureuse. Ces choses-là étaient éternelles et ne pouvaient pas disparaitre. Il y a des souvenirs qui ne font pas mal. Je décidais tout cela dans mon rêve, tandis que le nuage cachait la lune, car, comme il arrive dans le sommeil, je savais que je rêvais. Je me trouvais, en réalité, à des centaines de kilomètres de là, sur une terre étrangère, et me réveillerai avant que beaucoup de secondes se fussent écoulées, dans la petite chambre d’hôtel nue dont l’impersonnalité même était réconfortante. Je soupirerai un peu, et ouvrant les yeux, m’étonnerai de cet éclatant soleil, de ce ciel intense et pur, si différent du doux clair de lune de mon rêve. La journée s’étendra devant nous, longue sans doute et monotone, mais dotée d’un certain calme, d’une sérénité que nous ne connaissions pas autrefois. Nous ne parlerons pas de Manderley, je ne raconterai pas mon rêve.
Car Manderley n’est plus à nous. Manderley n’est plus.
Kommentare