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Les musiciens de Brême

… un conte traditionnel de Grande-Bretagne

… raconté ici par Richard Lesclide

... illustré par Oskar Herrfurth

... extrait du recueil Contes bleus et roses pour l'amusement des grands et des petits enfants


Texte et illustrations, sauf première et dernière, dans le domaine public

Illustration de Lev Kaplan

Illustration de Lev Kaplan



Il était une fois, dans la ville de Brême, un âne de bonne maison qui, après avoir passé sa jeunesse dans une écurie commode, dont il ne sortait que pour porter de belles dames, avait été réduit à traîner la charrette d’un fermier. Bien qu’il eût toujours été fidèle et vaillant, son maitre ne lui en gardait aucune reconnaissance ; il devenait vieux et de jour en jour, moins capable de travailler, car ses forces trahissaient son courage.

Il finit par s’apercevoir qu’on avait quelque fâcheux projet à son égard : sa ration diminuait, et on le négligeait de plus en plus. Il vit un matin arriver un étranger, qui le considéra de près et convint de donner un certain prix de sa peau.

À peine fut-il sorti que l’âne se débarrassa adroitement de son licou, se glissa hors de l’étable et se mit en route pour la ville voisine.

« Puisque la force matérielle me manque, se dit-il, je ferai bien d’embrasser une carrière libérale. J’ai souvent vu des gens rire et s’étonner quand il me prenait envie de chanter dans la rue. J’ai la voix sonore et retentissante, et je ne puis manquer de réussir à l’opéra. Je me ferai donc artiste, et qui plus est, musicien ! »

Au sortir du village, il rencontra un vieux chien qu’il reconnut pour avoir échangé autrefois avec lui quelques morsures et quelques coups de pied.


illustré par Oskar Herrfurth

Le chien était fort triste, et l’âne, qui avait un bon cœur, s’informa de la cause de son chagrin.

« Hélas ! lui dit la pauvre bête, vous me voyez désespéré. J’ai été dans mon jeune temps le chien le plus fier du monde ; je tenais la tête dans les chasses du roi, et il n’est sorte d’honneurs dont je n’aie été comblé. Mais je deviens vieux et faible ; je me suis laissé hier distancer par un lièvre, et mon maître a voulu me casser la tête. Je me suis naturellement enfui. Que vais-je devenir à présent, et comment pourrai-je gagner ma vie ?

— Aboyez-vous comme il faut, lui demanda l’âne, et connaissez-vous la musique ?

— À merveille, dit le chien. J’ai divers tons d’aboiements pour accompagner les fanfares de chasse ; je hurle à la lune sur un ton plaintif ; enfin j’ai des cris suraigus, qui sont fort estimés au théâtre, mais je ne m’en sers ordinairement que lorsqu’on me fouette.

— Eh bien ! dit l’âne, avec des talents pareils, vous ne pouvez manquer de parvenir. Je vais à la ville me faire musicien ; accompagnez-moi et nous tâcherons de faire fortune ensemble ! »

À quelque distance de là, ils aperçurent une chatte grise, assise au milieu du chemin, et qui faisait la figure la plus piteuse du monde. Elle se dérangea à peine pour les laisser passer, et l’âne s’étonna de son découragement.

« Qu’avez-vous donc, madame Minette ? lui demanda-t-il obligeamment ; vous semblez fort affligée. N’habitez-vous plus cette grande cuisine, où je portais du lait dont vous aviez la meilleure part ?

— Hélas ! dit la chatte, en se léchant les lèvres de sa langue rose, quels souvenirs me rappelez vous là ! Le temps passé n’est plus. J’ai vieilli sur les gouttières ; je n’ai plus l’agilité nécessaire pour attraper les souris de la maison ; je ne suis bonne qu’à dormir dans les cendres du foyer, en me grillant les moustaches. Cela a déplu à ma maîtresse, qui a eu la funeste idée de me noyer ; je me suis sauvée à grand peine, mais je ne sais guère comment je pourrai survivre maintenant.

— Pourtant, dit l’âne, vous n’êtes pas sans mérite, et je me rappelle vous avoir entendue chanter fort agréablement quelquefois.

— En effet, dit-elle, j’ai donné des concerts avec succès sur les toits du voisinage ; j’ai des notes fort expressives et une grande souplesse de voix.

— Auriez-vous quelque réticence à vous engager comme chanteuse ?

— Pas le moins du monde, dit-elle, si l’on me donne une pâtée suffisante.

— Venez donc avec nous, dit l’âne, car nous ne pouvons manquer de réussir ! »

Ils se remirent en route, et marchaient depuis assez longtemps, lorsqu’ils furent salués par une voix éclatante. C’était un maître coq, juché sur un poulailler, où il piétinait d’une façon singulière, en criant de manière à étourdir les environs.

— Voilà un beau chanteur, dit l’âne, mais que signifie tout ce bruit ? Peut-on savoir, mon cher monsieur, pourquoi vous vous égosillez ainsi ?


illustré par Oskar Herrfurth

— Je prévenais notre monde, dit le coq, que nous aurions beau temps pour notre jour de lessive. Et si je piétine en même temps, c’est que je suis indigné ! Ma maîtresse et le cuisinier, au lieu de me remercier de mes peines, veulent me couper la tête pour faire du bouillon à leurs invités.

— Voilà de méchantes gens ! dit l’âne. Pourquoi ne nous accompagnez-vous pas ? Nous sommes libres, et voyageons en artistes, un peu à l’aventure. Vous n’aurez peut-être pas toutes vos aises avec nous, mais vous ne perdrez pas la tête, et c’est un grand point !

— Je vous remercie, dit le coq. Quelle espèce d’artistes êtes-vous ?

— Nous sommes musiciens, répondit l’âne, et nous allons donner des concerts à la ville voisine. Les ténors sont fort chers, et vous pourriez nous rendre de grands services. Venez-vous, décidément ?

— De tout mon cœur » dit le coq.

Et ils s’en allèrent joyeusement ensemble. La nuit vint sur ces entrefaites. La ville était encore fort loin, et ils résolurent de se reposer dans un grand bois, où ils se trouvaient. Ils choisirent un vieux chêne pour y établir leur bivouac. L’âne et le chien se couchèrent sur des broussailles ; la chatte grimpa dans les branches ; et le coq, qui voulut leur servir de sentinelle, alla se percher aussi haut qu’il pût.

Selon sa coutume, il explora de l’œil le pays environ nant, pour voir si tout était tranquille. En tournant sur lui-même, il aperçut dans le lointain une lumière assez vive, et appela ses compagnons qui commençaient à dormir.

« Il doit y avoir une habitation près d’ici, leur dit-il, car j’aperçois du feu dans une espèce de masure.

— En ce cas, dit l’âne, nous ferions bien d’y aller voir : le gazon de la forêt est humide, et je ne serais pas fâché de m’étendre sur un peu de paille.

— Ajoutez, dit le chien, que nous pourrions bien rencontrer là-bas un os ou quelque débris de cuisine. »

La chatte approuva cette observation, et le coq étant descendu, ils se dirigèrent vers le point lumineux qu’il avait vu, en observant un grand silence.

Ils finirent par se trouver devant une belle maison, qui paraissait remplie de monde, bien qu’elle fût perdue au centre de la forêt. Elle était splendidement éclairée, et par les cris qui s’en échappaient, on devinait qu’une foule de gens célébraient des noces et se livraient à des divertissements extraordinaires.

L’âne s’avança courageusement, et monta vers une fenêtre pour regarder à l’intérieur.


illustré par Oskar Herrfurth

« Eh bien, camarade, dit le chien, que voyez­-vous ?

— Des choses superbes, répondit l’âne. Je vois une table magnifiquement servie, avec des viandes et des fruits de toute espèce ; mais les gens qui l’entourent ont si mauvaise mine qu’on dirait une bande de voleurs.

— Ce sont des voleurs en effet, dit le chien, et j’ai entendu dire que cet endroit de la forêt est très dangereux. Nous risquons d’être mal reçus.

— C’est dommage, dit le coq, car ce serait un agréable séjour.

Minette ne disait rien, mais elle se lissait les moustaches, et regardait la maison d’un air attendri.

L’âne, qui avait de l’imagination, proposa un expédient qui recueillit tous les suffrages.

— Si vous voulez me croire, dit-il, nous commencerons ici notre carrière musicale. Pour être des voleurs, ces gens peut-être ne manquent pas de goût. Donnons-leur un concert dans toutes les règles. S’ils sont satisfaits, ils nous admettront à leur table ; s’ils ne sont pas contents, nous en serons quittes pour détaler.

— C’est bien dit, répondit le coq ; nous n’avons qu’à nous installer. »

L’âne se leva sur les pieds de derrière, et s’appuya presque droit contre la fenêtre ; le chien sauta sur son dos ; Minette grimpa sur le chien, et le coq se percha sur la tête du chat.

« Y sommes-nous ? demanda le coq, qui s’attribuait les fonctions de chef d’orchestre.

— Nous y sommes, dit l’âne, et je me sens particulièrement en voix.

— Allez, la musique, et ne vous ménagez pas ! »

Un vacarme effroyable retentit tout-à-coup : l’âne se mit à braire, le chien à aboyer, le chat à miauler, et le coq à pousser des coquericos forcenés…


illustré par Oskar Herrfurth

« Nous sommes perdus ! s’écrièrent les voleurs. On vient sûrement nous arrêter ! »

Au même instant, l’âne, qui balançait gravement la tête, se laissa emporter par la mesure, et donna du nez dans les carreaux qui se brisèrent avec fracas. Le chien, du coup, fut jeté sur la table. Il s’y abattit, avec Minette et le coq, dont les ailes éteignirent une partie des lumières. L’âne ne voulut pas abandonner ses compagnons, et sauta après eux ; la table fut renversée, et les voleurs, au comble de la frayeur, prirent la fuite dans l’obscurité, se croyant poursuivis par une légion de diables.

Nos voyageurs se félicitèrent de ce succès inespéré, et prenant la place des fugitifs, ils firent bonne chère, sans s’inquiéter de la poussière que les plats avaient ramassée pendant cet esclandre !


illustré par Oskar Herrfurth


Illustration de Lev Kaplan

Illustration de Lev Kaplan


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