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Le roi des Aulnes

... un conte de Hans Christian Andersen

… illustré par Arthur Rackham


Ce conte s'appelle parfois : La butte aux elfes, ou La colline aux lézards.

Il est entièrement, texte et illustrations, dans le domaine public.



Le briquet Andersen, par Axel Mathiesen


Un soir, deux gros lézards couraient, en sens inverse, dans le creux d’un vieux saule qui se trouvait au bord du ruisseau, au milieu de l’aulnaie. Ils se heurtèrent et reculèrent effrayés, puis ils se reconnurent et entamèrent un bout de causette ; ils se comprenaient bien, car ils savaient la langue des lézards.

« Quel remue-ménage, dit le premier, quel bruit il y a dans la colline qui recouvre le palais du roi des Aulnes ! Voilà deux nuits que je ne puis fermer l’œil. J’aimerais presque autant avoir mal aux dents ! Dans ces moments-là, je ne dors pas non plus, mais au moins, je ne m’énerve pas contre les autres.

— Oui, il se passe quelque chose, dit le second lézard. La nuit, la colline se soulève et, jusqu’au chant du coq, ils la tiennent en l’air, soutenue par quatre troncs peints en rouge. C’est, je crois, pour y faire entrer l’air embaumé des marais. Les filles du roi ont appris de nouvelles danses. Pourquoi donc tout cela ?

— J’en ai discuté, reprit l’autre, avec un ver de terre de ma connaissance ; il habite la colline et se faufile un peu partout. Il est aveugle, le pauvre, car il n’a pas d’yeux, mais il a l’oreille fine. Voici ce qu’il a entendu. Au palais, ils attendent des étrangers, des personnes de qualité. Qui ? Il n’a pas voulu me le dire. Ou peut-être ne le savait-il pas. Tous les feux follets sont commandés : ils vont organiser une retraite aux flambeaux. Et les trésors d’or et d’argent que recèle la colline sont polis et lustrés, pour qu’ils brillent bien au clair de lune.

On entendit des susurrements, des chuchotements et autres bruits étranges. Une bande de lézards effarouchés accourut. Ils se demandaient tous :

— Mais qui peuvent être ces visiteurs, pour lesquels on fait tout ce tapage ? »

Tout à coup la colline s’entrouvrit, et l’on vit paraître une vieille princesse, parente éloignée du roi des Aulnes ; c’est elle qui dirigeait son ménage. Sur le front elle portait, en bijou, un cœur d’ambre. Elle trottait, elle courait ! Tric, trac ! Tric, trac ! C’est qu’elle avait un long chemin à faire : elle se rendait au bord de la mer pour trouver le corbeau de nuit, le mauvais esprit qui avait été chassé la veille du vieux château qu’il hantait, et qui avait été banni pour mille ans sous cette forme. Elle le rencontra qui croassait sur une falaise, et lui dit :

« Vous êtes invité, demain soir, à une grande fête chez le roi. Avant cela, auriez-vous l’obligeance de vous charger de porter les invitations ? Ce sera splendide ; nous aurons des hôtes de la plus grande distinction, et au moins une dizaine de magiciens.

— C’est entendu. Qui dois-je inviter ? demanda le corbeau.

— À vrai dire, tout le monde peut venir au grand bal, même les hommes, à condition qu’ils sachent parler en dormant, et se comporter un peu comme nous. Mais pour le banquet final, le choix doit être plus rigoureux, nous ne désirons y recevoir que l’élite. J’ai eu un différend avec le roi, parce que je pensais qu’il ne fallait même pas y admettre les spectres. En premier lieu, il nous faut le roi de la Mer et le roi de la Vase avec les princesses, leurs filles. Ils n’aiment pas trop se rendre à terre, où il fait trop sec, mais on s’arrangera pour les accommoder en gardant leurs sièges humides. Puis, nous aurons : les démons de première classe, ceux à queue recourbée, la Mandragore et le Cheval des Morts.

— Croâ ! Croâ ! » fit le corbeau, et il s’envola pour s’acquitter de la commission.


Pendant ce temps, les filles du roi répétaient les pas de danse qu’on venait de leur enseigner ; elles se drapaient dans de grands châles, tissés de brouillard et de clair de lune, ce qui est le comble du chic pour ceux qui aiment ce genre de parure. La grande salle d’honneur avait été magnifiquement arrangée ; les murs, frottés avec de la graisse de sorcière, luisaient comme des feuilles de tulipes. Dans la cuisine, on préparait des ragoûts de crapauds et de vipères ; des centaines de grenouilles étaient toutes prêtes à être mises à la broche ; on arrangeait des rôties de limaces, des salamis de colimaçons et de sangsues ; on épluchait une salade de nénuphars et de gros champignons rouges, accompagnée de museaux de souris. La reine des Tourbières avait offert une bière, qu’elle avait brassée elle-même ; en dessert, on servirait des clous de cercueil rouillés et des tessons de vitraux d’église.

Le vieux roi des Aulnes avait fait fourbir sa couronne avec de l’ardoise pilée, de l’ardoise de première qualité, qu’il avait été très difficile de se procurer, car elle avait appartenu à un enfant qui avait été premier de sa classe. Aux fenêtres de sa chambre à coucher, les stores avaient été relevés, et attachés avec de la bave de couleuvre. On peut imaginer le bruit et le vacarme ! C’étaient, dans le palais, des allées et venues continuelles : on balayait, on récurait jusqu’aux moindres recoins.

« À présent, dit la princesse aînée, il ne reste plus qu’à brûler des parfums ; allez me quérir des crins de cheval et des plumes de cygne !

— Père, demanda la plus jeune fille du roi, qui sont ces hôtes de marque que nous allons recevoir ?

— Eh bien, répondit Sa Majesté, je vais satisfaire ta curiosité. Il s’agit de marier deux de tes sœurs ; elles doivent épouser les fils du vieux gnome des monts de Dovre, en Norvège, qui possède une multitude de châteaux de granit, et même une mine d’or, que les hommes ne découvriront jamais. C’était un joyeux et brave compagnon, le vieux gnome, un petit bonhomme de norvégien, franc et jovial. Nous nous tutoyions, autrefois. Je ne l’ai pas vu depuis le temps où il vint ici, dans le voisinage, célébrer sa propre noce avec la fille du roi des Falaises. Mais sa femme est morte, maintenant. Comme j’ai hâte de le revoir ! On dit que ses fils sont vaniteux et mal élevés ; mais il n’est pas sûr que ce soit vrai et cela s’arrangera sans doute quand ils seront en de bonnes mains. Ils sont encore jeunes, et pourront se corriger.

— Quand arriveront-ils ? demanda l’aînée des princesses.

— Je les attends pour ce soir, reprit le roi ; mais cela dépend du vent et de la marée. Je pensais qu’ils voyageraient sur un char tiré par des dauphins, comme les dieux et esprits de la mer. Mais au lieu de cela, comme de vrais gnomes, ils ont été se fourrer, à fond de cale, sur un navire marchand, que les tempêtes peuvent retarder longtemps.

Tout à coup, on vit apparaître, dansant et sautillant, deux feux follets.

— Les voilà, les voilà ! s’écrièrent-ils.

— Vite, donnez-moi ma couronne, dit le roi, et plaçons-nous en rond, au clair de la lune, comme il convient aux esprits de la nuit. »

Les princesses s’enveloppèrent de leurs châles diaphanes, et s’inclinèrent gracieusement devant leurs augustes hôtes. Le vieux gnome de Dovre parut. Il portait lui-aussi une couronne, faite de glace taillée avec art, et de pommes de pin lustrées. Il était revêtu d’une peau d’ours blanc, et avait aux pieds d’énormes bottes fourrées. Ses fils allaient le cou nu, et étaient en bras de chemise, car ils étaient jeunes et forts.

« C’est là ce qu’ils appellent ici une butte ? dirent-ils, en regardant la colline. En Norvège, nous appelons cela un nid de fourmis !

— Allons, tenez votre sotte langue ! » dit leur père, et il alla saluer les princesses et embrasser son vieil ami le roi des Aulnes.

Après qu’on eut admiré et loué les merveilles du palais, on se mit à table. Les personnages aquatiques, le roi de la Mer, le roi de la Vase et leurs familles, avaient été placés dans de grandes cuves pleines d’eau, et ils y barbotaient à l’aise. Le festin se passa fort bien, les mets furent trouvés exquis. Il n’y avait que les deux jeunes gnomes qui troublaient, de temps en temps la joie, par des farces incongrues ; l’un prenait sa cuillère avec ses doigts de pied, l’autre buvait dans sa botte, et caressait ensuite, avec une pomme de pin, le nez de sa voisine. Leur père les grondait, mais ils recommençaient toujours. Quant à lui, le vieux de Dovre, il plaisait à tout le monde. Comme sa conversation était intéressante ! Il parlait avec tant d’éloquence et de poésie des hautes et fières montagnes de Norvège, des terribles tempêtes qui les ébranlent, des torrents écumeux qui se précipitent de leurs cimes et roulent vers la mer avec un fracas qui ressemble, tantôt au tonnerre, tantôt au son d’un orgue puissant. Il décrivit les efforts des saumons, quand ils bondissent en remontant les torrents. Puis il conta, par le menu, ce qui se passe aux joyeuses fêtes qui se donnent sur la glace transparente ; comme on y danse, on y saute, les garçons tenant des torches et les brandissant en cadence ; les poissons effarés, à la vue de ce sabbat, se blottissant au fond de la mer.

Après le repas, on se mit en cercle pour voir danser les princesses. Dieu, quel ravissant spectacle ! Elles exécutèrent des rondes, des pas de caractère ; elles bondissaient, légères comme des plumes ; elles remuaient bras et jambes, avec une telle prestesse, qu’on en avait comme le vertige. C’était un ballet tel qu’on n’en avait jamais vu dans aucune cour des empereurs et des rois de la terre. Le Cheval des Morts, qui était toujours un peu porté à la nostalgie, trouva le spectacle trop joyeux pour lui, et demanda la permission de se retirer.

« Psss ! Psss ! s’écria le vieux gnome, en voilà des pirouettes ! Quand je m’ennuierai là-bas, en Norvège, je prierai mes brus de m’égayer par leurs rigodons. Mais savent-elles faire autre chose que de tourner comme des tourbillons ?

— Tu vas en juger par toi-même, dit le roi des Aulnes. Allons, mesdemoiselles, montrez chacune ce dont vous êtes capables. »

La plus jeune s’avança ; elle était mince, délicate ; on aurait dit une statuette en clair de lune cristallisé. Elle mit dans sa bouche un petit copeau d’aulne : elle avait disparu, elle était devenue invisible. C’était là son art. Le vieux gnome dit qu’il n’avait que faire de cet art, qu’il ne l’aurait pas aimé chez sa femme, et qu’il ne pensait pas non plus que ses fils l’aimeraient.

La seconde des princesses, en comptant à rebours le nombre de leurs années, savait marcher à côté d’elle-même, comme son ombre ou son double.

La troisième était différente, elle avait été s’instruire à la brasserie du marais, et savait brasser une bière exquise ; elle savait aussi apprêter les racines des aulnes et des pins, et les servir piquées artistement avec des vers luisants.

« Ce sera une bonne cuisinière, dit le vieux roi, mais mes fils boivent et mangent déjà assez comme cela, sans qu’il y ait besoin de les exciter encore par de telles friandises. »

La quatrième fille approcha ; elle portait une grande harpe d’or. Lorsqu’elle frappa la première corde, tout le monde leva la jambe gauche - il faut dire que, dans le monde des gnomes, tout le monde est gaucher -, et lorsqu’elle frappa la seconde corde, tout le monde dut obéir à son commandement.

« Voilà une femme bien dangereuse, dit le vieux roi.

Ses deux fils, pour leur part, avaient quitté la Butte, ils en avaient assez.

— Et toi, que sais-tu, ma mignonne ? dit-il à la cinquième, qui s’avançait.

— Moi, dit-elle, j’ai appris à aimer la Norvège, et je n’épouserai que celui qui m’emmènera dans ce pays de mes rêves. »

Ces paroles enchantèrent le vieux de Dovre ; mais la plus jeune sœur, se glissant derrière son trône, lui murmura à l’oreille :

« Ce qu’elle en dit, c’est parce qu’elle a lu quelque part qu’à la fin du monde, les monts de la Norvège émergeront du chaos et qu’elle espère s’y réfugier et ne pas périr.

— Oh ! Oh ! C’est donc du pur égoïsme, dit le vieux. Voyons la dernière.

— Il y en a encore deux, dit le roi des Aulnes, qui savait compter, et la sixième doit paraître avant celle qui la suit.

Mais la sixième faisait des manières pour se montrer.

— Moi, je ne sais que dire la vérité aux gens, dit-elle, je ne suis donc utile à rien. Aussi, que fais-je ? Je taille et je couds des vêtements pour les petits enfants des hommes, que mon père nous amène parfois, et je leur confectionne des jouets. »

Arriva la septième et dernière, c’est-à-dire l’aînée. Que savait-elle ? Ah ! Elle avait un bien beau don : elle pouvait dire des contes toute la journée et toute la nuit sans s’arrêter, et sur tous les sujets donnés.

« Voilà mes cinq doigts, dit le vieux gnome, raconte-moi quelque chose sur chacun d’eux. »



La malicieuse saisit aussitôt celui des doigts qui était entouré d’un anneau d’or, et elle allait commencer l’histoire de la bague, lorsque le vieux monarque lui dit :

« Tiens, prends l’anneau ; je veux que tu sois ma femme. L’hiver, tu nous régaleras de tes contes, quand nous serons dans nos cavernes de Norvège, assis autour des tables en cristal de roche, et que nous boirons de l’hydromel dans de grandes cornes d’or, enlevées des tombeaux où reposent les rois des humains. Et, quand tu seras fatiguée, la reine des Ondines, qui vient souvent en visite, nous réjouira de ses chants. Oui, nous mènerons une vie de gaieté et de liesse. Mais où sont donc mes deux garnements ? »

Où étaient donc passés les deux garçons ? Ils couraient de toutes parts dans les champs, et soufflaient sur les feux follets qui faisaient tranquillement leur retraite aux flambeaux.

« Allons, polissons que vous êtes, dit leur père, approchez, et choisissez chacun une de ces princesses pour épouse. Tâchez de choisir aussi bien que moi ! »

Mais ceux-ci déclarèrent que les filles du roi des Aulnes leur paraissaient être des mijaurées, et qu’ils préféraient se marier avec quelque bonne fille de leur pays, qui ne mépriserait pas leurs manières. Personne n’insista, et ils se mirent à vider des tonneaux d’hydromel et à porter des toasts, jusqu’à ce qu’ils roulassent sous la table.

Pendant ce temps, le vieux roi dansa avec sa belle fiancée ; il échangea avec elle sa paire de souliers, car c’est plus élégant que d’échanger des alliances ; puis il la porta en triomphe, et demanda au roi des Aulnes de les bénir.

— Voilà le coq qui chante ! s’écria la vieille gouvernante, qui ne perdait pas la tête dans tout ce brouhaha. Fermons vite les volets, pour que pas un filet de la lumière du soleil ne pénètre ici ! Vous ne tenez pas à être malades pendant cent ans, n’est-ce pas ? »


Et, en effet, le palais fut clos hermétiquement. Les deux lézards, qui avaient entrevu une partie de la fête, s’entretenaient de toutes ces magnificences. Le vieux gnome leur avait beaucoup plu ; le ver de terre, quant à lui, préférait ses fils. Voilà ce que c’est de ne pas avoir d’yeux ! Mais il est vrai que, parmi ceux qui ont une bonne vue, beaucoup jugent tout aussi mal !


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