... un conte des frères Grimm
… avec des illustrations de Paul Hey
Le texte et les illustrations de ce conte - sauf première et dernière - sont dans le domaine public.
Illustration de couverture par Lina Dūdaitė
Il était une fois un pêcheur et sa femme, qui vivaient dans une misérable hutte, au bord de la mer. Le pêcheur, qui se nommait Pierre, allait tous les jours jeter son hameçon ; mais il restait souvent bien des heures avant de prendre quelque poisson.
Un jour qu’il se tenait sur la plage, observant les mouvements du hameçon, voilà qu’il le voit disparaître vers le fond. Il tire, et au bout de la ligne, apparaît un gros cabillaud.
« Je t’en supplie, dit l’animal, laisse-moi la vie. Je ne suis pas un véritable poisson, mais un prince ensorcelé. Relâche-moi, je t’en prie ; rends-moi la liberté, c’est le seul bien qui me reste.
— Un si long discours est inutile, lui répondit le brave pêcheur. Un poisson qui sait parler mérite bien qu’on le laisse nager à son aise. »
Et il détacha la bête, qui s’enfuit de nouveau au fond de l’eau, laissant derrière elle une traînée de sang. De retour dans sa cahute, il raconta à sa femme quel beau poisson il avait pris, et comment il lui avait rendu la liberté.
« Et tu ne lui as rien demandé en retour ? demanda la femme.
— Mais non, qu’aurais-je donc dû souhaiter ? répondit Pierre.
— Comment ? N’est-ce pas un supplice que de demeurer toujours dans cette vilaine cabane, sale et infecte ? Tu aurais pu au moins demander une gentille chaumière. »
L’homme doutait que le service qu’il avait rendu bien volontiers au pauvre prince valût une si belle récompense. Cependant, se rendit sur la plage, et, arrivé au bord de la mer, qui était toute verte, il s’écria :
« Cabillaud, cher cabillaud ! Mon épouse, ma chère Isabelle, désire absolument quelque chose.
Le poisson apparut aussitôt.
— Eh bien, que lui faut-il ?
— Voilà, dit le pêcheur. Parce que je t’ai rendu la liberté, elle prétend que tu devrais m’accorder un souhait ; elle en a assez de notre hutte, elle voudrait habiter une gentille maisonnette.
— Soit, répondit le cabillaud, retourne chez toi, et tu verras son vœu accompli.
En effet, Pierre aperçut sa femme sur la porte d’une chaumière propre et coquette.
— Viens donc vite, lui cria-t-elle, viens voir comme c’est charmant ici ! Il y a deux belles chambres, et une cuisine. À l’arrière, nous avons une cour avec des poules et des canards, et un petit jardin avec des légumes et quelques fleurs.
— Oh ! Quelle joyeuse existence nous allons mener maintenant, dit Pierre.
— Oui, dit-elle, je suis au comble de mes vœux ! »
Pendant une quinzaine de jours ce fut un enchantement continuel ; puis tout à coup la femme dit :
« Écoute, Pierre, cette chaumière est par trop étroite et son jardin n’est pas plus grand que la main. Je ne serai heureuse que dans un grand château en pierres de taille. Va trouver le cabillaud, et fais-lui savoir que tel est mon désir.
— Mais, répondit le pêcheur, voilà quinze jours à peine que cet excellent prince nous a fait cadeau d’une chaumière si jolie que nous n’aurions jamais osé en rêver une pareille. Et tu veux que j’aille l’importuner de nouveau ! Il m’enverra promener, et il aura raison.
— Du tout ! dit la femme. Je le sais mieux que toi : il ne demande pas mieux que de nous faire plaisir. Va le trouver, je te dis.
Le brave homme s’en fut sur la plage ; la mer était bleu foncé, presque violette, mais calme. Le pêcheur s’écria :
— Cabillaud, cher cabillaud ! Mon épouse, ma chère Isabelle, désire absolument quelque chose.
— Que lui faut-il donc ? répondit le poisson, qui apparut sur-le-champ, la tête hors de l’eau.
— Imagine-toi, répondit Pierre tout confus, que la belle chaumière ne lui convient plus. Elle désire désormais un palais en pierres de taille !
— Retourne chez toi, dit le cabillaud ; son souhait est déjà accompli.
En effet, le pêcheur trouva sa femme se promenant dans la vaste cour d’un splendide château.
— Oh, le gentil cabillaud ! s’écria-t-elle. Regarde donc comme tout est magnifique ! »
Ils entrèrent à travers un vestibule en marbre ; une foule de domestiques galonnés d’or leur ouvrit les portes des riches appartements, garnis de meubles dorés et recouverts des plus précieuses étoffes. Derrière le château, s’étendait un immense jardin où poussaient les fleurs les plus rares puis, venait un grandissime parc, où folâtraient des cerfs, des daims et toute espèce d’oiseaux ; sur le côté se trouvaient de vastes écuries, avec des chevaux de luxe et une étable, qui contenait une quantité de belles vaches.
« Quel sort digne d’envie, que le nôtre ! dit le brave pêcheur, écarquillant les yeux à l’aspect de ces merveilles. J’espère que tes vœux les plus téméraires sont satisfaits.
— C’est ce que je me demande, répondit la femme. J’y réfléchirai mieux demain. »
Puis, après avoir dîné de mets délicieux, ils allèrent se coucher. Le lendemain matin, alors qu’il faisait à peine jour, la femme, éveillant son mari en le poussant du coude, lui dit :
« Maintenant que nous avons ce palais, il faut que nous soyons maîtres et seigneurs de tout le pays à l’entour.
— Comment ? répondit Pierre. Tu voudrais porter une couronne ? Quant à moi, je ne veux pas être roi !
— Eh bien, moi je tiens à être reine. Allons, habille-toi, et cours faire savoir mon désir à ce cher cabillaud.
Le pêcheur haussa les épaules, mais il n’en obéit pas moins. Arrivé sur la plage, il vit la mer couleur gris sombre, et assez houleuse ; il se mit à crier :
— Cabillaud, cher cabillaud ! Mon épouse, ma chère Isabelle, désire absolument quelque chose.
— Que lui faut-il donc ? dit le poisson qui se présenta aussitôt, la tête hors de l’eau.
— Elle s’est mise en tête de devenir reine !
— Rentre chez toi, la chose est déjà faite » dit l’animal.
Et, en effet, Pierre trouva sa femme installée sur un trône en or, orné de gros diamants, une magnifique couronne sur la tête. Elle était entourée de deux demoiselles d’honneur, plus belles l’une que l’autre, et richement vêtues de brocard. À la porte du palais, qui était encore bien plus splendide que le château de la veille, se tenaient des gardes en uniformes brillants, et une musique militaire jouait une joyeuse fanfare. Une nuée de laquais galonnés arpentait les vastes cours, où étaient rangés de magnifiques équipages.
« Eh bien, dit le pêcheur, j’espère que te voilà au comble de tes vœux. Naguère pauvre entre les plus pauvres, te voilà une puissante reine.
— Certes, répondit la femme, c’est un sort assez agréable. Mais il y a mieux, et je ne comprends pas comment je n’y ai pas pensé avant : je veux être impératrice !
— Mais, ma femme, tu perds la raison ; non, je n’irai pas demander une chose aussi folle à ce bon cabillaud ; il finira par m’envoyer promener, et il aura raison.
— Pas de remarques ! répliqua-t-elle. Je suis la reine et tu n’es qu’un de mes sujets. Donc, obéis sur-le-champ. »
Pierre s’en fut vers la mer, pensant qu’il faisait une course inutile. Arrivé sur la plage, il vit la mer noire, presque comme de l’encre ; le vent soufflait avec violence et soulevait d’énormes vagues.
« Cabillaud, cher cabillaud ! Mon épouse, ma chère Isabelle, désire absolument quelque chose.
— Quoi encore ? demanda le poisson, qui se montra aussitôt.
— Les grandeurs lui ont tourné la tête : elle souhaite devenir impératrice.
— Retourne chez toi, répondit le poisson ; la chose est faite. »
Lorsque Pierre revint chez lui, il aperçut un immense palais, tout construit en marbre précieux, dont le toit en était en lames d’or. Après avoir passé par une vaste cour, remplie de belles statues et de fontaines, qui lançaient les plus délicieux parfums, il traversa une haie formée de gardes d’honneur, tous géants de plus de six pieds ; et, après avoir passé par une enfilade d’appartements décorés avec une richesse extrême, il atteignit une vaste salle où sur un trône d’or massif, haut de deux mètres, se tenait sa femme, revêtue d’une robe splendide, toute couverte de gros diamants et de rubis, et portant une couronne qui à elle seule valait plus que bien des royaumes. Elle était entourée d’une cour composée de princes et de ducs, les simples comtes étant relégués dans l’antichambre.
« Eh bien, lui dit Pierre, j’espère que te voilà au comble de tes vœux ; il n’y a jamais eu de sort comparable au tien.
— Nous verrons cela demain, répondit-elle.
Après un festin magnifique, elle alla se coucher, mais elle ne put dormir. Elle était tourmentée à l’idée qu’il y avait peut-être quelque chose de plus désirable encore que d’être impératrice. Au matin, lorsqu’elle se leva, elle vit que le ciel était brumeux.
« Tiens, se dit-elle, je voudrais bien voir le soleil ; les nuages sombres m’attristent. Oui, mais, pour faire se dégager la brume, il faudrait être Dieu. C’est cela : je voudrais être aussi puissante que Dieu.
Toute ravie de son idée, elle s’écria :
— Pierre, habille-toi sur-le-champ, et va dire à ce brave cabillaud que je désire avoir la toute puissance sur l’univers, comme Dieu lui-même ; il ne peut pas te refuser cela.
Le brave pêcheur fut tellement saisi d’effroi, en entendant ces paroles impies, qu’il dut se tenir à un meuble pour ne pas tomber à la renverse.
— Tu es devenue complètement folle ! Cela ne te suffit pas, de régner sur un immense et riche empire ?
— Non, au contraire, répondit-elle. Cela me vexe de ne pas pouvoir faire se lever ou se coucher le soleil, la lune et les astres.
— Mais enfin, cela dépasse le pouvoir de ce bon cabillaud ! Il se fâchera à la fin, si je viens l’importuner avec une demande aussi insensée.
— Une impératrice n’admet pas ce genre de discussions ! répliqua-t-elle avec colère. Contente-toi de faire ce que je t’ordonne ! »
Le brave Pierre, le cœur tout en émoi, se mit en route. Il s’était levé une affreuse tempête, qui courbait les arbres les plus solides des forêts, et faisait trembler les rochers. Au milieu du tonnerre et des éclairs, le pêcheur atteignit avec peine la plage. Les vagues de la mer étaient hautes comme des tours, et se fracassaient les unes les autres avec un épouvantable vacarme.
« Cabillaud, cher cabillaud ! Mon épouse, ma chère Isabelle, désire absolument une dernière chose.
— Laquelle ? demanda le poisson, qui apparut aussitôt.
— J’ose à peine te la dire, répondit Pierre. Elle veut être aussi puissante que Dieu lui-même.
— Retourne chez toi, dit le cabillaud. Tu la trouveras dans la pauvre cabane d’où je l’avais tirée. »
Et, en effet, à son retour, palais et splendeurs avaient disparu. L’insatiable Isabelle, vêtue de haillons, était assise sur un tabouret branlant, dans son ancienne hutte misérable.
Pierre en prit rapidement son parti, et retourna gaiement à ses filets…
Illustration d'Alexander Lindberg
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