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Photo du rédacteurLucienne

Le maître voleur

... un conte des frères Grimm


Texte intégral. Adapté pour de jeunes lecteurs. Domaine public.


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Illustration IA Playground



Il était une fois un vieil homme et sa femme. Un jour qu’ils étaient assis devant leur pauvre maison, prenant quelque repos après le travail, arriva une magnifique voiture, tirée par quatre chevaux noirs, dont descendit un homme richement vêtu. Le paysan se leva, s’approcha du seigneur, et lui demanda ce qu’il désirait, et en quoi il pourrait lui être utile. L’étranger lui tendit la main en disant :

« Je n’ai qu’un désir : déguster un repas campagnard. Préparez des pommes de terre, comme vous le faites pour vous-mêmes ; je prendrai place à votre table et leur ferai honneur avec joie.

Le paysan sourit et répondit :

— Vous devez être un comte, un prince ou même duc. Les gens très riches ont parfois de telles envies. Que la vôtre soit satisfaite ! »

Son épouse alla à la cuisine, et commença à laver et à éplucher les pommes de terre, dont elle voulait faire des boulettes à la mode paysanne. Pendant qu’elle travaillait, le vieux dit à l’étranger :

« En attendant, accompagnez-moi au jardin. J’ai encore quelque chose à y faire.

Il avait creusé des trous, et voulait y planter des arbres.

— N’avez-vous pas d’enfants, lui demanda l’étranger, qui pourraient vous aider dans votre travail ?

— Non, répondit le paysan. J’ai bien eu un garçon, ajouta-t-il, mais il est parti de par le monde, voici bien longtemps. C’était un enfant malin et astucieux, mais qui ne voulait rien apprendre et ne cessait de jouer de mauvais tours. À la fin, il est parti, et je n’en ai plus jamais entendu parler.

Le vieil homme prit un arbuste, le plaça dans un trou et lui adjoignit un tuteur. Et quand il eut rassemblé la terre et qu’il l’eut bien tassée, il lia l’arbre au tuteur avec des brins de paille, en haut, au milieu et en bas.

— Mais dites-moi, dit le seigneur, pourquoi n’attachez-vous pas, de même, à un tuteur, cet arbre rabougri, là dans le coin, qui traîne presque par terre tant il est tordu ?

Le vieux eut un sourire et dit :

— On voit bien, Monsieur, que vous ne vous êtes jamais occupé de culture. Cet arbre là est vieux et rabougri. Personne ne pourra plus jamais le redresser. C’est quand ils sont jeunes, que l’on peut faire pousser les arbres droit.

— C’est comme votre fils, dit l’étranger : si vous l’aviez dressé pendant qu’il était encore jeune, il ne serait pas parti. Lui aussi a dû devenir dur et rabougri.

— Certainement, rétorqua le vieux. Voilà déjà bien longtemps que je ne l’ai pas vu ; il a dû changer.

— Le reconnaîtriez-vous, s’il se présentait devant vous ?

— Je reconnaîtrais difficilement son visage, répondit le paysan. Mais il possède un signe particulier, une tache de naissance sur l’épaule, qui ressemble à un haricot.

À ces mots, l’étranger retira sa veste, dénuda son épaule et montra la tache au paysan.

— Seigneur Dieu ! s’écria celui-ci. Tu es mon fils !

Et l’amour qu’il avait pour son enfant gonfla son cœur.

— Mais, ajouta-t-il, comment est-ce possible ? Tu es devenu un grand seigneur, qui vit dans la richesse et le superflu. Comment en es-tu arrivé là ?

— Ah, père ! répondit le seigneur. Le jeune arbre était attaché à un tuteur trop faible, et il a poussé tordu. Maintenant, il est trop vieux et ne se redressera plus. Comment j’en suis arrivé là ? Mais, je suis devenu voleur, voilà tout. Attention, pas n’importe lequel : je suis un maître voleur ! Pour moi, n’existent ni serrures ni verrous. Tout ce qui me plaît m’appartient. Et ne croyez pas que je vole n’importe qui. Non, je ne prends que le superflu des riches. Les pauvres peuvent être tranquilles : je leur donnerais, plutôt que de leur prendre.

— Ah, mon fils ! dit le vieux. Cela ne me plaît pas davantage. Un voleur est un voleur. Je te le dis : cela finira mal. »

Il le conduisit auprès de sa mère, qui, lorsqu’elle apprit qu’il était son fils, pleura de joie. Mais quand il lui dit qu’il était devenu maître voleur, son visage se couvrit de larmes de tristesse. Finalement, elle dit :

« Bon, même si c’est un voleur, il est mon fils ; et je suis heureuse de le revoir.

Ils prirent tous place à table, et le voleur mangea partagea à nouveau avec ses parents, la mauvaise nourriture qu’il avait connue dans son enfance. Puis le père dit :

« Si ton parrain, le comte, là-bas dans son château, apprend qui tu es et ce que tu fais, il ne te prendra pas dans ses bras et ne te bercera pas comme il l’a fait le jour de ton baptême : il t’enverra balancer au bout d’une corde.

— Soyez sans inquiétude, mon père, dit le fils. Il ne me fera rien : je connais mon métier. Aujourd’hui même, j’irai chez lui. »


Quand vint le soir, le maître voleur prit place dans sa voiture et se rendit au château. Le comte le reçut avec déférence, le prenant pour un personnage respectable. Lorsque l’étranger lui eut dit qui il était, il pâlit et resta quelque temps silencieux. Puis il dit :

« Tu es mon filleul, et mon pardon te tiendra lieu de justice. Puisque tu te vantes d’être un maître voleur, je vais soumettre ton art à une épreuve. Si tu échoues, la corde sera ton épouse, et le croassement des corbeaux te servira de marche nuptiale.

— Monseigneur, répondit le voleur, choisissez trois épreuves, aussi difficiles que vous le voudrez. Si je ne réussis pas à les surmonter, vous disposerez de moi selon votre bon plaisir.

Le comte réfléchit un instant, puis il répondit :

— Eh bien, pour commencer, il faudra que tu voles un de mes chevaux à l’écurie ; en second lieu, il te faudra retirer les draps de notre lit pendant que nous y serons couchés, ma femme et moi, sans que nous nous en apercevions. En même temps, tu retireras son alliance de son doigt. En troisième et dernier lieu, je veux que tu procèdes à l’enlèvement du curé et du sacristain en pleine église. Prends bien note de tout cela, car il en va de ta vie ! »

Le maître voleur se rendit à la ville la plus proche. Il acheta une vieille robe à une paysanne et s’en revêtit. Il se farda le visage avec du brou de noix, et y dessina des rides. Il remplit un petit tonneau de vin de Hongrie, auquel il mélangea un puissant soporifique. Il plaça le tonneau dans un sac jeté sur son dos et, d’une démarche vacillante, se rendit à pas lents au château du comte.

Lorsqu’il y parvint, il faisait déjà nuit. Il s’assit sur une pierre dans la cour, se mit à tousser comme une vieille poitrinaire, et se frotta les mains comme s’il mourait de froid. Devant la porte des écuries, des soldats étaient allongés autour d’un feu. L’un d’eux remarqua la vieille et lui cria :

« Viens par ici, petite mère, viens te réchauffer près de nous. Puisque tu n’as pas de toit, prends l’hôtel qui se trouve sur ton chemin.

La vieille s’approcha d’eux en boitillant, leur demanda de la débarrasser du sac, en sortit le tonneau, et s’assit auprès d’eux.

— Qu’as-tu donc là-dedans, la vieille ? demanda l’un des soldats.

— Du bon vin, répondit-elle. Je vis de ce commerce. Pour de l’argent et quelques bonnes paroles, je vous en donnerai volontiers un verre.

— Apporte voir ! dit le soldat.

Elle le servit, et les autres suivirent l’exemple de leur camarade.

— Holà, les amis ! cria l’un d’eux à ceux qui se tenaient dans l’écurie. Il y a ici une petite mère, qui a du vin aussi vieux qu’elle. Buvez-en un coup ; ça vous réchauffera l’estomac plus sûrement que notre feu. »

La vieille apporta son tonneau dans l’écurie. Un des soldats était assis sur le cheval tout sellé du comte ; un autre tenait sa bride ; un troisième s’occupait de natter sa queue. La vieille versa à boire tant qu’on voulut, jusqu’à vider le tonneau. Bientôt, la bride tomba de la main de celui qui la tenait, et lui-même s’en alla ronfler par terre ; l’autre abandonna la queue, s’allongea et ronfla plus fort encore ; celui qui était en selle y resta, mais sa tête s’inclina presque jusque sur le cou du cheval. Il s’endormit à son tour, et se mit à émettre des bruits de soufflet de forge.

Les soldats qui étaient dehors dormaient depuis longtemps. Ils ne bougeaient pas plus que s’ils eussent été de pierre. Quand le maître voleur vit cela, il plaça dans la main de l’un une corde à la place de la bride, à l’autre un balai de paille en remplacement de la queue. Mais qu’allait-il faire du troisième, celui qui était sur le cheval ? Il ne voulait pas le faire tomber : il se serait réveillé, et aurait pu appeler à l’aide. Le voleur trouva le bon moyen : il défit les courroies de la selle, accrocha celle-ci à des cordes qui pendaient au mur dans des anneaux, et hissa le cavalier au plafond. Puis il attacha solidement la corde à un poteau. Il eut tôt fait de libérer le cheval de sa chaîne. Mais on risquait d’entendre le bruit que feraient ses sabots sur les pavés de pierre de la cour : il les enveloppa de vieux chiffons, fit sortir le cheval avec précaution de l’écurie et de la cour, sauta sur son dos, et partit au galop.


Quand le jour fut levé, le maître voleur se précipita au château avec le cheval. Le comte venait de se réveiller et regardait par la fenêtre.

« Bonjour, Monseigneur ! lui cria le voleur. Voici le cheval que j’ai réussi à sortir de l’écurie. Regardez comme vos soldats dorment bien ! Et si vous allez à l’écurie, vous verrez que vos gardes s’y sont mis à l’aise.

Le comte ne put s’empêcher d’éclater de rire. Puis il dit :

— Tu as réussi une fois. Il n’en ira pas de même la prochaine. Et je te préviens : puisque tu t’es présenté en tant que voleur, agis comme tel. »

 

Le soir, quand la comtesse s’en fut se coucher, elle serra bien fort les doigts de la main qui portait l’alliance et le comte lui dit :

« Toutes les portes sont fermées et verrouillées ; je vais rester éveillé et j’attendrai le voleur. S’il entre par la fenêtre, je l’abats. »

Le maître voleur, quant à lui, se rendit dans la grange du domaine et y déroba un sac de foin, avant de retourner au château. Il appuya une échelle sous la fenêtre de la chambre à coucher du comte, et commença à grimper, le sac sur son dos. Quand il fut arrivé assez haut pour que le haut du sac de jute apparaisse au bas de la fenêtre, le comte, qui guettait depuis son lit, tira un coup de pistolet. Aussitôt, le voleur laissa dégringoler le sac, sauta lui-même au bas de l’échelle, et se cacha dans un buisson. La lune était si brillante qu’il vit nettement le comte descendre par l’échelle pour constater la mort du cambrioleur.

« Voilà le bon moment ! » se dit le voleur. Il se faufila hors du buisson, et remonta à l’échelle, jusqu’à atteindre la fenêtre de la comtesse. Contrefaisant la voix du comte, il lui dit :

« Ma tendre chère épouse, le voleur est mort ! Mais comme il était mon filleul, et qu’il fut plus coquin que méchant, je ne veux pas qu’il soit exposé à la honte publique. J’ai également pitié de ses pauvres parents. Avant que le jour se lève, je vais l’ensevelir moi-même dans le jardin, pour que l’affaire ne s’ébruite pas. Donne-moi des draps, pour que j’y enveloppe le corps.

La comtesse lui tendit les draps de leur lit.

— Et puis, sais-tu, j’ai envie d’être généreux. Donne-moi donc ton alliance ! Le malheureux a risqué sa vie pour elle ; qu’il l’emporte dans la tombe.

La comtesse ne voulait pas aller contre la volonté de son mari et, quoiqu’il lui en coûtât, elle retira l’anneau de son doigt et la lui tendit. Le voleur s’enfuit avec son butin, et arriva sans encombre chez lui, avant même que le comte se soit rendu compte de la supercherie.

Il en faisait une figure, le comte, le lendemain matin, quand le voleur lui rapporta les draps et l’alliance !

« Serais-tu sorcier ? lui demanda-t-il. Comment as-tu imaginé un tel stratagème ?!

Le comte devait convenir qu’il était vraiment un voleur plein de ruse…

— Mais tu n’en as pas fini ! lui dit-il. Il te reste une dernière tâche à accomplir, et si tu n’y réussis pas, tout ce que tu as déjà fait ne te servira à rien. »

Le voleur sourit, mais ne répondit pas.


Lorsque la nuit fut venue, il se rendit à l’église du village avec un grand sac sur le dos, un paquet sous le bras et une lanterne à la main. Dans le sac, il y avait des crabes, et dans le paquet, de petites bougies. Le voleur s’installa dans le cimetière, sortit un crabe du sac, et lui colla une bougie sur le dos. Il l’alluma, posa l’animal sur le sol et le laissa marcher. Il en prit un deuxième, procéda à la même opération et continua ainsi, jusqu’à ce qu’il eût retiré tous les crabes du sac. Il s’affubla alors d’une longue houppelande noire qui ressemblait à une robe de moine, et fixa à son menton une longue barbe grise. Rendu méconnaissable, il pénétra dans l’église et monta en chaire. L’horloge du clocher sonnait précisément minuit. Quand le dernier coup eut tinté, il cria très fort, d’une voix perçante :

« Oyez, pauvres pécheurs ! La fin du monde est arrivée ! Le jour du jugement dernier est là ! Écoutez ! Que celui qui veut aller au ciel entre dans mon sac ! Je suis l’envoyé de Saint Pierre, celui qui ouvre ou ferme la porte du Paradis. Regardez, dehors, dans le cimetière, les morts sortent déjà de leurs tombes, et rassemblent leurs ossements. Venez, venez, entrez dans le sac ! »



L’appel retentit dans tout le village. Le curé et le sacristain, qui habitaient tout deux près de l’église, l’avaient entendue en premier. Lorsqu’ils virent les lumières se promenant dans le cimetière, ils comprirent que quelque chose d’inhabituel était en train de se passer. Ils se rendirent à l’église, écoutèrent le prêche du voleur, puis le sacristain chuchota tout bas au curé du coude :

« Qu’en pensez-vous ? Il ne serait pas mauvais de profiter de l’occasion…

— C’est certain, répondit l’autre. Allons-y ensemble.

— D’accord, dit le sacristain, mais la priorité vous appartient. Je vous suivrai. »

Le curé passa donc le premier. Il monta en chaire et se faufila dans le sac, suivi du sacristain. Aussitôt, le maître voleur ficela solidement le sac et le traîna au bas de l’escalier. Chaque fois que les têtes des deux dupes heurtaient une marche, il leur criait :

« Ne bougez pas ! Nous franchissons déjà les montagnes ! »

De la même façon, il les traîna à travers le village, et quand il passait dans des flaques d’eau, il leur criait :

« À présent, nous traversons les nuages sous la pluie ! »

Et quand, finalement, il monta l’escalier du château, il leur cria :

« Nous voilà dans l’escalier du paradis ; nous allons entrer dans l’antichambre ! »

Quand il fut arrivé au premier étage, il jeta le sac dans la cage aux colombes, et comme celles-ci battaient des ailes, il dit :

« Entendez-vous comme les anges se réjouissent, et agitent leurs ailes ? »

Puis il referma la porte de la cage et s’en alla.

 

Le lendemain matin, il se rendit auprès du comte et lui dit qu’il avait accompli sa troisième tâche en enlevant le curé et le sacristain en pleine église.

« Où les as-tu mis ? demanda le comte.

— Ils sont en haut, dans la cage aux colombes, enfermés dans un sac et s’imaginant être au Ciel. »

Le comte alla voir la chose en personne, et constata que le voleur lui avait dit la vérité. Quand il eut libéré les deux naïfs, il dit :

« Tu es bien un maître voleur, et tu as gagné, j’en conviens ! Mais si tu veux me croire, disparais vite d’ici ! Si on te revoit dans le pays, tu peux être sûr de finir sur la potence ! »

  

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