de Hans Christian Andersen
Illustrations d'Edmond Dulac
Texte intégral du domaine public.
Il était une fois un fils de roi qui possédait une quantité innombrable de beaux livres. Il pouvait y lire et admirer, grâce à de superbes images, tout ce qui s’était passé dans le monde. Mais, tout en donnant des renseignements sur tous les peuples et tous les pays, ces livres ne contenaient pas un mot sur le lieu où se trouve le jardin du Paradis, et c’était lui surtout qu’il importait au prince de connaître.
Lorsqu’il était encore enfant, sa grand-mère lui avait raconté que, dans le jardin du Paradis, chaque fleur était un gâteau délicieux, et que de leur poussière on tirait un vin exquis. Sur l’une était écrite l’histoire, sur l’autre la géographie, ou bien les règles de l’arithmétique, de sorte qu’on n’avait qu’à manger des gâteaux pour apprendre sa leçon. Plus on en mangeait, plus on s’instruisait.
En ce temps-là, l’enfant croyait à tous ces contes ; mais, à mesure qu’il grandissait de corps et d’esprit, il comprit que le jardin du Paradis devait renfermer bien d’autres merveilles.
« Oh ! Pourquoi, disait-il, Ève a-t-elle cueilli le fruit de l’arbre de la science ? Pourquoi Adam a-t-il mangé ce fruit défendu ? Si j’avais été à sa place, cela ne serait pas arrivé ; jamais le péché n’aurait pénétré dans le monde. »
Voilà ce qu’il disait alors, et ce qu’il répétait encore à l’âge de dix-sept ans. Le jardin du Paradis occupait toutes ses pensées.
Un jour, il alla se promener tout seul dans la forêt, car il aimait la solitude. La nuit survint et les nuages s’amoncelèrent. Bientôt, tomba une pluie si forte que tout le ciel semblait une cataracte. Il régnait une obscurité telle qu’on n’en voit de pareille qu’au fond d’un puits au milieu de la nuit. Tantôt le prince glissait sur l’herbe mouillée, tantôt il tombait sur les pierres aiguës dont le sol était hérissé. Trempé jusqu’aux os, il fut obligé de grimper sur de gros blocs recouverts d’une mousse épaisse et ruisselante. Il allait tomber évanoui de fatigue, lorsqu’il entendit un bruit étrange, et aperçut devant lui une grande caverne éclairée par un feu qui aurait pu rôtir tout un cerf ; et, en effet, attaché à la broche par les cornes, un superbe cerf y tournait lentement entre deux sapins abattus. Une femme âgée, mais grande et forte, qui ressemblait à un homme déguisé, était assise devant le feu et y jetait de temps en temps un morceau de bois.
« Approche, dit-elle, et mets-toi là pour sécher tes vêtements.
— Quel courant d’air il fait ici ! dit le prince en s’étendant à terre.
— Ce sera bien pis lorsque mes fils seront rentrés. Tu es ici dans la caverne des Vents, et mes fils sont les quatre Vents du monde. Me comprends-tu ?
— Explique-toi plus clairement. Que font tes fils ?
— Il est difficile de répondre à une sotte question. Mes fils travaillent pour leur compte ; ils jouent au volant avec les nuages là-haut.
Et elle montra le ciel.
— Bien ! dit le prince. Mais vous parlez durement, et vous n’avez pas l’air doux des femmes que j’ai connues jusqu’ici.
— C’est qu’elles n’ont pas besoin d’en prendre un autre. Quant à moi, il me faut être rude pour tenir mes garçons en respect, et je sais les dompter, quoiqu’ils aient de mauvaises têtes. Regarde ces quatre sacs suspendus au mur : mes fils les craignent autant que les autres enfants craignent les verges placées entre la glace et la cheminée. Je sais les faire plier, vois-tu ! Et, quand il me plaît, je les enferme dans le sac, où ils restent jusqu’à ce que je trouve bon de les relâcher. Mais en voici un qui rentre. »
C’était le Vent du Nord ; il revenait accompagné d’un froid glacial. De gros grêlons tombaient à terre et des flocons de neige tourbillonnaient dans la caverne. Ce Vent était vêtu d’une culotte et d’une veste de peau d’ours ; un bonnet en peau de chien de mer se rabattait sur ses oreilles ; de longs glaçons pendaient à sa barbe, et les grêlons pleuvaient de dessous le col de sa veste.
« Ne vous approchez pas du feu tout de suite, dit le prince, vous risqueriez d’attraper des engelures au visage et aux mains.
— Des engelures ! répéta le Vent du Nord en riant aux éclats ; des engelures ! Rien ne me fait plus de plaisir. Mais qui es-tu, blanc-bec, toi qui oses pénétrer dans la caverne des Vents ?
— C’est mon hôte, dit la vieille, et si tu n’es pas content de cette explication, prends garde au sac ! Tu me connais, je pense ! »
À ces mots le Vent du Nord cessa ses questions et commença à raconter d’où il venait et comment il avait passé son temps depuis tout un mois.
« J’arrive, dit-il de la mer polaire. J’ai séjourné dans le pays des ours, avec les Russes qui pêchent les morses. Je m’étais endormi sur le gouvernail lorsqu’ils doublèrent le cap Nord. Parfois, à mon réveil, l’oiseau des tempêtes passait sous mes jambes : c’est un oiseau bien bizarre, qui donne un coup d’aile rapide, se lance en avant et puis reste étendu sans mouvement.
— Épargne-nous les détails, dit la mère, et parle-nous du pays des ours.
— C’est un pays magnifique. Quel beau plancher pour danser ! Uni comme une assiette. On y voit de la neige à moitié fondue avec un peu de mousse, des pierres aiguës, des carcasses de morses et d’ours blancs qui ressemblent à des bras et à des jambes de géants. On dirait que la chaleur du soleil n’a jamais pénétré jusque-là. Après avoir d’un souffle éloigné les brouillards, j’aperçus une maison construite avec les débris d’un navire, et couverte de peaux de morses. Sur le toit grognait un ours blanc. Puis je me rendis au rivage, où je m’amusai à regarder les nids d’oiseaux dont les petits encore nus commençaient à crier. Je soufflai à la fois dans mille de ces gosiers et leur appris ainsi à fermer le bec. Plus loin se roulaient les morses avec leurs têtes de porc et leurs dents longues d’une aune.
— Tu racontes bien, mon garçon, dit la mère, l’eau me vient à la bouche en t’écoutant.
— On commença la pêche. Les harpons furent jetés dans les flancs d’un morse, et un jet de sang fumant s’éleva sur la glace. Alors je pensai à mon rôle ; je me mis à souffler et j’ordonnai à mes troupes, les hautes montagnes de glace, de marcher contre les bateaux pêcheurs. Quel tumulte alors ! Comme on criait, comme on sifflait ! Mais je sifflais plus fort qu’eux. Ils furent obligés de débarquer sur la glace les morses tués, les caisses et tous les agrès. Ensuite je secouai sur eux les flocons de neige, et je les fis cingler vers le Sud. Ils ne retourneront jamais au pays des ours.
— Que de mal tu as fait ! dit la mère des Vents.
— Les autres raconteront ce que j’ai fait de bien. Voici mon frère de l’Ouest qui arrive ; il est le meilleur de tous, il sent la mer et apporte toujours une fraîcheur délicieuse.
— Est-ce le petit Zéphyr ? demanda le prince.
— Oui, c’est Zéphyr, mais il n’est pas si petit. Autrefois c’était un joli garçon. Aujourd’hui il est bien changé. »
Zéphyr ressemblait à un sauvage. Il portait un bourrelet pour se garantir la tête, et tenait à la main une massue de véritable acajou coupée dans les forêts de l’Amérique.
« D’où viens-tu ? demanda la mère.
— Des forêts désertes où les lianes épineuses forment une haie entre chaque arbre, où le serpent aquatique se roule dans l’herbe humide, et où l’homme est de trop.
— Que faisais-tu là-bas ?
— Je regardais le fleuve qui jaillit du roc se changer en poussière et monter dans les nues pour y former l’arc-en-ciel. J’ai vu le buffle sauvage emporté par le torrent : une bande de canards le suivait sur l’eau, mais ils prirent leur vol en arrivant aux cataractes, tandis que lui fut entraîné au fond. Quel beau spectacle ! Transporté de joie, je soufflai une tempête avec tant de force que les vieux arbres furent déracinés et livrés au vent comme des feuilles.
— Et tu n’as pas fait autre chose ?
— J’ai fait des culbutes dans les savanes, j’ai caressé les chevaux sauvages et abattu les noix des cocotiers. Oh ! J’en aurais à raconter, mais il ne faut pas toujours tout dire. N’est-ce pas, vieille ? »
Et il embrassa si fort sa mère qu’il faillit la renverser. En vérité, c’était un garçon bien sauvage.
Alors entra le Vent du Sud avec le turban et le manteau flottant du Bédouin.
« Qu’il fait froid ici ! dit-il ; et il jeta du bois dans le feu. On sent bien que le Vent du Nord est arrivé le premier.
— Il fait assez chaud ici pour rôtir un ours blanc, répliqua le Vent du Nord.
— Ours blanc toi-même ! répondit le Vent du Sud.
— Tenez-vous tranquilles, ou je vous fourre dans le sac ! s’écria la vieille. Voyons, assieds-toi sur cette pierre, et dis-nous où tu es allé.
— En Afrique, ma mère, répondit le Vent du Sud. J’ai été à la chasse aux lions avec les Hottentots dans le pays des Cafres. L’herbe qui pousse dans les plaines ressemble à des oliviers. Une autruche m’a défié à la course, mais je suis plus leste que l’autruche. Ensuite, j’arrivai au désert, où le sable jaune vous produit l’effet du fond de la mer. Une caravane vint à passer, elle tua son dernier chameau pour apaiser sa soif ; mais l’animal ne renfermait qu’une bien petite provision d’eau. Le soleil brûlait la tête des voyageurs, et le sable leur grillait les pieds. Le désert s’étendait à l’infini. Alors, me roulant dans le sable fin et léger, je le fis tourbillonner en colonnes rapides. Quelle danse ! C’était curieux à voir. Le dromadaire s’arrêtait effrayé ; le marchand, enveloppant sa tête de son cafetan, se prosternait devant moi comme devant Allah, son Dieu. Maintenant ils sont tous enterrés, et une pyramide de sable s’élève au-dessus de leurs corps. Mais je n’ai qu’à souffler dessus pour que le soleil blanchisse leurs os, et les voyageurs verront que d’autres hommes les ont précédés dans cet endroit. Sans cela, ils ne le croiraient jamais.
— Tu n’as fait que du mal, dit la mère ; marche vite dans le sac ! »
Et aussitôt elle saisit le Vent du Sud par le milieu du corps et le fourra dans le sac. Il se roula par terre avec rage ; mais elle s’assit dessus, et force fut au rebelle de se tenir tranquille.
« Vous avez là des fils intrépides, dit le prince.
— Intrépides en effet, répondit-elle. Mais je sais les contenir. Voici le quatrième qui revient.
C’était le Vent d’Est, habillé en Chinois.
« Ah ! tu viens de ce côté-là, dit la mère. Je te croyais au jardin du Paradis.
— Je n’y vais que demain, répondit le Vent d’Est. Demain, il y aura juste cent ans que je n’y suis allé. J’arrive aujourd’hui de la Chine, où j’ai dansé autour de la tour de porcelaine en faisant sonner toutes ses clochettes. Pendant ce temps, les fonctionnaires dans la rue recevaient la bastonnade, les bambous se brisaient sur leur dos, quoique ce fussent des gens de la première à la neuvième classe. Cependant ils criaient au milieu des coups : ‘Nous te remercions notre père et notre bienfaiteur !’ Mais ils pensaient tout le contraire, et je faisais de nouveau sonner les clochettes qui chantaient : tzing, tzang, tzu !
— Comme tu es gai ! dit la vieille. Il est bon que tu ailles demain au jardin du Paradis : ton éducation s’en ressentira. Bois un bon coup à la source de la sagesse et rapporte-m’en une petite bouteille.
— Je n’y manquerai pas. Mais pourquoi as-tu mis mon frère du Sud dans le sac ? Il doit me parler de l’oiseau phénix, dont la princesse du jardin du Paradis me demande des nouvelles tous les cent ans, quand je lui rends visite. Ouvre le sac et je t’aimerai bien. Je te ferai cadeau de tout le thé dont j’ai rempli mes deux poches, du thé bien vert et bien frais, que j’ai cueilli dans le pays même.
— Soit ! À cause du thé, et parce que tu es mon petit chéri, j’ouvrirai le sac.
Le Vent du Sud fut mis en liberté, tout honteux d’avoir été puni devant un prince étranger.
— Voici une feuille de palmier pour la princesse, dit le Vent du Sud. Le vieil oiseau phénix, le seul qui existe au monde, me l’a donnée, et il y a tracé avec son bec toute l’histoire de sa vie. La princesse pourra donc lire cette biographie elle-même. J’ai vu le phénix incendier son propre nid et s’y faire brûler comme la femme d’un Hindou. Quel parfum et quelle fumée ces branches sèches répandaient ! Enfin les flammes avaient tout consumé, le vieil oiseau n’était plus que de la cendre. Mais son œuf, rouge et brillant au milieu du feu, se fendit avec un grand éclat, et donna passage à son petit, qui est aujourd’hui le roi des oiseaux et le seul phénix du monde. Il a fait avec son bec un trou dans cette feuille de palmier ; c’est ainsi qu’il présente ses hommages à la princesse.
— Mangeons maintenant » dit la mère des Vents.
Et tous s’assirent pour manger le cerf rôti. Le prince se plaça à côté du Vent d’Est, et bientôt tous les deux se lièrent d’amitié.
« Dis-moi un peu, commença le prince, quelle est cette princesse dont vous parlez tant ici, et où est situé le jardin du Paradis ?
— Oh, oh ! répondit le Vent d’Est, si tu veux y aller, accompagne-moi demain ; seulement je dois te faire observer que depuis Adam et Ève, aucun homme n’y a mis les pieds. Est-ce que tu ne sais pas cela par la Bible ?
— Certainement, dit le prince.
— Lorsqu’ils furent chassés, continua le Vent d’Est, le jardin du Paradis s’enfonça dans la terre, tout en conservant l’éclat bienfaisant du soleil, sa douce température et toute sa magnificence. Il sert de résidence à la Reine des fées, et il renferme l’île de la Félicité, séjour délicieux où la mort est inconnue. Tu pourras grimper demain sur mon dos, et je t’emmènerai, je crois, sans difficulté. Mais à présent, tais-toi ; j’ai besoin de dormir. »
Là-dessus ils s’endormirent tous.
Le lendemain, en s’éveillant, le prince ne fut pas peu surpris de se trouver au milieu des nuages : le Vent d’Est le portait fidèlement sur ses épaules. Ils montèrent si haut, que les forêts, les champs, les fleuves et les lacs ne semblaient plus à leurs yeux qu’une grande carte géographique coloriée.
« Bonjour, dit le Vent d’Est. Tu aurais bien pu dormir encore un peu, car il n’y a pas grand chose à voir dans le pays plat au-dessous de nous, à moins que tu n’aies envie de compter les églises, qui ressemblent à des points blancs sur un tapis vert.
C’est ainsi qu’il appelait les champs et les prairies.
— Je suis bien contrarié, dit le prince, de n’avoir pas fait mes adieux à ta mère et à tes frères.
— Le sommeil t’excuse » répondit le Vent d’Est en accélérant son vol.
Les branches et les feuilles bruissaient sur la cime des arbres, partout où ils passaient. La mer et les lacs s’agitaient, les vagues s’élevaient, et les grands vaisseaux, semblables à des cygnes, s’inclinaient profondément dans l’eau.
À l’approche de la nuit, les grandes villes prirent un aspect bien curieux. Les lumières brillaient ça et là, pareilles aux étincelles qui courent encore autour d’un morceau de papier brûlé. Le prince, au comble de la joie, battait des mains. Mais le Vent d’Est le pria de se tenir tranquille, sans quoi il risquerait de tomber et de rester accroché à la pointe d’un clocher.
L’aigle vole facilement au-dessus des forêts noires, mais le Vent d’Est volait encore avec plus de légèreté. Le Cosaque sur son petit cheval agile dévore l’espace, mais le prince galopait encore plus vite.
« Maintenant tu peux voir l’Himalaya, dit le Vent d’Est, la plus haute montagne de l’Asie. Bientôt nous serons arrivés au jardin du Paradis. »
Ils tournèrent leur vol du côté du Midi, et bientôt le parfum des épices et des fleurs monta jusqu’à eux. Le figuier et le grenadier poussaient d’eux-mêmes, et la vigne sauvage portait des grappes bleues et rouges. Nos deux voyageurs descendirent et se couchèrent sur le gazon moelleux où les fleurs saluaient le Vent comme pour lui dire : « Sois le bienvenu. »
« Sommes-nous dans le jardin du Paradis ? demanda le prince.
— Pas encore. Mais bientôt nous serons rendus. Vois-tu cette muraille de rochers et cette grande caverne devant laquelle les branches de vigne forment des rideaux verts ? Il nous faudra passer par là. Enveloppe-toi bien dans ton manteau, car ici le soleil brûle, mais quelques pas plus loin il fait un froid glacial. L’oiseau qui garde l’entrée de la grotte reçoit sur une de ses ailes, étendue en dehors, les chauds rayons de l’été, et sur l’autre, déployée en dedans, le souffle froid de l’hiver. »
Ils pénétrèrent dans la caverne. Ouf ! Comme il y faisait un froid glacial ! Mais cela ne dura pas longtemps. Le Vent d’Est étendit ses ailes, qui brillèrent comme des flammes et éclairèrent l’intérieur de la caverne. Au-dessus de leurs têtes étaient suspendus de gros blocs de pierre aux formes bizarres, d’où suintaient des gouttes d’eau étincelantes. Le passage était tantôt si étroit qu’il fallait ramper sur les mains et sur les genoux, tantôt si large qu’on se croyait en plein air. On eût dit des chapelles funèbres avec des orgues muettes et des drapeaux pétrifiés.
« Il faut donc passer par le chemin de la mort pour arriver au Paradis ? » demanda le prince.
Mais le Vent d’Est, sans répondre, fit un signe de la main et montra une magnifique lumière bleue qui brillait du côté où ils se dirigeaient. Les blocs de pierre se transformèrent peu à peu en brouillard, et ce brouillard finit par devenir aussi transparent qu’un nuage blanc et mince, éclairé par la lune. Nos voyageurs se trouvaient dans une atmosphère douce et délicieuse, comme celle des montagnes, parfumée comme celle d’une vallée de rosiers.
Il y coulait une rivière transparente comme l’air, remplie de poissons d’or et d’argent. Des anguilles rouges comme la pourpre faisaient jaillir des étincelles bleuâtres en se jouant au fond des eaux. Les larges feuilles des roses marines brillaient des couleurs de l’arc-en-ciel. La fleur elle-même était une flamme rouge et jaune alimentée par l’eau, comme une lampe par l’huile. Un pont de marbre taillé avec tout l’art et toute la délicatesse des dentelles et des perles conduisait à l’île de la Félicité, où fleurissait le jardin du Paradis.
Le Vent d’Est prit le prince dans ses bras pour le faire passer, tandis que les fleurs et les feuilles entonnaient les plus belles chansons de son enfance. Étaient-ce des palmiers ou de colossales plantes aquatiques qui poussaient là ? Jamais le prince n’avait vu arbres aussi beaux ni aussi vigoureux. On y admirait de longues guirlandes formées par des plantes étranges entrelacées, telles qu’on les trouve seulement peintes en couleur et en or sur les marges des anciens livres de prières ou autour des lettres initiales. C’étaient de bizarres collections d’oiseaux et de fleurs. Tout près de là se tenaient une foule de paons avec leurs queues brillantes et déployées ; mais le prince en les touchant vit que c’étaient d’énormes feuilles aux couleurs éblouissantes.
Le lion et le tigre, apprivoisés comme de petits chats, jouaient dans les haies vertes et parfumées ; le ramier, resplendissant comme une perle, frappait de ses ailes la crinière du lion, et l’antilope, ailleurs si craintive, regardait tranquillement et avec envie les jeux des autres animaux.
Voici la fée du Paradis qui arrive ; ses vêtements rayonnent comme le soleil, son visage sourit avec la tendresse d’une mère qui admire son enfant chéri. Elle est jeune et belle, et accompagnée d’une troupe de jeunes filles portant chacune une brillante étoile dans les cheveux.
Le Vent d’Est lui donne la feuille de l’oiseau phénix, et la fée, transportée de joie, prenant le prince par la main, l’introduit dans son château, dont les murs semblent tapissés de feuilles de tulipes bigarrées, et dont le plafond, d’une hauteur incommensurable, n’est qu’une grande fleur rayonnante.
Le prince, s’étant approché d’une fenêtre, aperçut l’arbre de la science avec le serpent, et non loin de là, Adam et Ève.
« N’ont-ils pas été chassés ? » demanda-t-il.
La fée sourit et lui expliqua comment le temps avait imprimé une image sur chaque carreau, et comment ses images, bien différentes des peintures ordinaires, étaient douées de la vie. Les feuilles des arbres y remuaient, les hommes allaient et venaient, comme dans une glace. Oui, tous les événements de ce monde se reflétaient ainsi dans les vitres en tableaux animés, que le temps seul avait pu produire. Le prince y vit aussi le rêve de Jacob, l’échelle touchant le ciel, et les anges répandus sur les degrés avec leurs ailes ouvertes.
Arrivé dans une autre salle grande et élevée dont les murs semblaient transparents, il se trouva entouré de mille figures, toutes plus belles les unes que les autres. C’étaient les bienheureux, qui souriaient et chantaient en confondant leurs voix dans une immense harmonie. Les figures du cercle le plus élevé paraissaient aussi petites que le moindre bouton de rose figuré sur le papier comme un point coloré. Au milieu de cette salle, se dressait un grand arbre dont les branches portaient des pommes d’or grosses et petites, scintillant parmi les feuilles vertes. C’était l’arbre de la science. Chaque feuille laissait tomber une goutte de rosée rouge et brillante comme une larme de sang.
« Montons en bateau, dit la fée, nous nous rafraîchirons sur l’eau légèrement agitée. Le bateau s’y balance sans avancer, tandis que tous les pays du monde passent devant nos yeux. »
Que le mouvement du rivage était étrange ! Le prince vit défiler les hautes Alpes couvertes de neige, avec leurs nuages et leurs sapins noirs ; le cor sonnait mélancoliquement, et les bergers chantaient dans le vallon. Ensuite les bananiers étendirent leurs longues branches jusqu’à la barque ; des cygnes noirs nagèrent sur l’eau ; les animaux et les fleurs les plus bizarres se montrèrent sur la rive. C’était la Nouvelle-Hollande, la cinquième partie du monde, qui passait en présentant la perspective de ses montagnes bleues. On entendait les chants des prêtres, et on voyait danser les sauvages au son du tambour et des tubes d’os. Vinrent ensuite les pyramides d’Égypte, touchant aux nues ; des colonnes et des sphinx renversés, à moitié enfouis dans le sable. Puis apparurent les aurores boréales des pays du pôle ; c’étaient des feux d’artifice sans pareils. Le prince était ravi au delà de toute expression ; il vit cent fois plus de merveilles que nous ne pouvons en énumérer ici.
« Pourrai-je toujours rester ici ? demanda-t-il.
— Cela dépend de toi, répondit la fée. Si tu ne te laisses pas séduire, comme Adam, par ce qui est défendu, tu pourras y demeurer éternellement.
— Je ne toucherai pas aux pommes de l’arbre de la science, dit le prince. Il y a ici mille autres fruits aussi beaux qu’elles.
— Éprouve-toi toi-même, reprit la fée, et, si tu ne te sens pas assez fort, repars avec le Vent d’Est qui t’a amené. Il va nous quitter pour cent années. Toutes ces années-là, si tu restes, ne te paraîtront pas plus longues que cent heures ; cela suffira bien pour la tentation et le péché. Chaque soir, en te laissant, je te crierai : ‘Suis-moi !’ Je te ferai signe de la main, et tu devras rester en arrière ; autrement tes désirs grandiraient à chaque pas. Tu visiteras la salle où se trouve l’arbre de la science. Je dors sous ses branches parfumées. Je t’appellerai, mais si tu t’approches, le Paradis s’engloutira sous la terre, et tu l’auras perdu pour jamais. Le vent terrible du désert sifflera autour de ta tête. Une pluie froide et piquante dégouttera de tes cheveux. La peine et la misère deviendront ton partage.
— Je reste » dit le prince.
Le Vent d’Est l’embrassa, et dit :
— Sois fort ! Dans cent ans nous nous reverrons. Adieu, adieu !
Puis il étendit ses larges ailes, qui brillaient comme les éclairs en automne, ou comme l’aurore boréale par un hiver rigoureux.
— Adieu, adieu ! répétèrent toutes les fleurs et tous les arbres.
Des files de cigognes et de pélicans s’élevèrent dans les airs, et accompagnèrent le Vent d’Est comme des rubans flottants, jusqu’aux limites du jardin.
« Nous allons commencer nos danses dit la fée, et, à l’heure où le soleil se couche, je me pencherai vers toi, et je te dirai : ‘Viens avec moi’. Prends bien garde de m’écouter ! Tu subiras cette épreuve tous les soirs pendant cent ans ; mais chaque jour tu deviendras plus fort pour résister à la tentation, et à la fin, tu n’y penseras plus. Ce soir c’est la première épreuve ; te voilà averti. »
Et la fée le conduisit dans une grande salle construite avec des lis d’une blancheur transparente, les filaments jaunes de chaque fleur formaient une petite harpe d’or qui rendait des sons enchanteurs. Des jeunes filles belles et gracieuses, vêtues de crêpes onduleux, se livraient à la danse et chantaient en même temps les délices de leur existence et toutes les merveilles du jardin du Paradis, qui doit fleurir éternellement.
Le soleil descendait à l’horizon, et le ciel prenait une teinte d’or rougeâtre qui donnait aux lis l’éclat des roses.
Les jeunes filles présentèrent au prince un vin mousseux, qu’il but avec délices. Le fond du salon s’ouvrit et l’arbre de la science se montra au jeune homme dans un tel éclat que ses yeux en furent éblouis.
Un chant doux et harmonieux comme la voix de sa mère se fit entendre, et il semblait dire : « Mon enfant, mon cher enfant ! »
Alors la fée l’appela. Et le prince vola vers elle, oubliant sa promesse dès le premier soir. Cependant, en approchant de l’arbre, il eut un moment d’hésitation : mais il en triompha bien vite.
« Il n’y a pas de péché, se dit-il, à suivre la beauté pour l’admirer. J’ai encore assez d’empire sur moi pour ne pas enfreindre sa défense. »
La fée tira à elle quelques branches de l’arbre, et, un moment après, elle se trouva cachée entièrement.
« Je n’ai pas encore péché, dit le prince, et je n’ai pas l’intention de le faire. »
À ces mots il écarta les branches. La fée dormait déjà, elle souriait en rêvant. Mais, comme il se penchait vers elle, il vit des larmes dans ses yeux.
« Ne pleure pas à cause de moi, être admirable ! souffla-t-il. Ce n’est que maintenant que je comprends la félicité du Paradis ! Elle coule dans mon sang, elle envahit ma pensée. Je sens dans mon corps terrestre la force du chérubin et sa vie éternelle ! Que la nuit pour moi soit éternelle désormais ! Une minute comme celle-ci, c’est assez de bonheur. »
Et il essuya de ses baisers les larmes qui coulaient.
En ce moment, un coup de tonnerre effroyable éclata. Tout s’écroula avec fracas. Le prince vit la belle fée et le Paradis merveilleux s’enfoncer peu à peu dans une nuit épaisse, jusqu’à ce qu’enfin ils ne parurent plus que comme une petite étoile dans le lointain. Un froid mortel pénétra tous ses membres, il ferma les yeux et tomba par terre comme inanimé.
Une pluie froide qui mouillait son visage et un vent piquant qui sifflait autour de sa tête le rappelèrent à lui.
« Qu’ai-je fait ? s’écria-t-il en gémissant. J’ai péché comme Adam. Pour moi comme pour lui, le Paradis est perdu. »
Et ouvrant les yeux, il vit au loin une étoile qui brillait comme la dernière lueur du Paradis englouti. C’était l’étoile du matin qui apparaissait dans le ciel. Puis, jetant ses regards autour de lui, il se trouva dans la grande forêt, près de la caverne des Vents, et vit leur vieille mère assise à son côté. Elle paraissait en colère, et lui dit d’un ton menaçant :
« Quoi ! Déjà le premier soir ! Je m’en doutais. Si tu étais mon fils, je te mettrais dans le sac.
— Il y entrera ! dit la Mort, une grande vieille femme encore vigoureuse, tenant à la main une faux et agitant sur ses épaules deux longues ailes noires. Il sera mis dans un cercueil. Mais le moment n’est pas venu. Qu’il voyage encore dans le monde pour expier son péché et devenir meilleur. Puis, lorsqu’il s’y attendra le moins, je reviendrai le mettre dans une caisse noire que je placerai sur ma tête, pour le porter en volant jusqu’à l’étoile qui brille là-haut. Là aussi fleurit le jardin du Paradis, et, si cet homme devient bon et pieux, il y entrera. Mais si ses pensées sont mauvaises et son cœur corrompu, il tombera dans cette caisse, plus bas que n’est tombé le Paradis, et je n’irai le chercher qu’au bout de mille ans pour l’enfoncer encore plus bas ou pour le faire remonter vers la petite étoile. »
Comments