... un conte de Hans Christian Andersen
… avec des illustrations de Mstislav Dobuzhinsky
Seul le texte de ce conte est dans le domaine public.
Illustration de couverture par l'artiste thaïlandais Niroot Puttapipat
Il était une fois un prince, qui n’était pas riche. Son royaume n’était pas grand. Cependant, il avait de quoi nourrir une femme et des enfants. Or il voulait justement se marier. Il était connu dans toutes les cours pour sa bonne mine, sa grâce et sa gentillesse. Bien des princesses lui auraient volontiers accordé leur main. Sachant qu’il avait le don de plaire, il eut la témérité de vouloir épouser la fille d’un puissant empereur voisin.
Comment s’y prit-il pour réussir ?
Sur la tombe de son père poussait un rosier des plus magnifiques. Il ne fleurissait que tous les cinq ans, et ne portait alors qu’une seule rose. Mais quelle rose ! Elle exhalait un parfum si doux, si délicieux, que, pendant huit jours après l’avoir respiré, on oubliait tous ses chagrins et toutes ses peines. Le prince possédait, en outre, un rossignol qui chantait les plus ravissantes mélodies qu’on pût imaginer. Ces deux merveilles, la plante et l’oiseau, le prince les envoya en cadeau à la princesse pour gagner ses bonnes grâces. Lorsque les caisses, en argent massif, où ces présents étaient emballés, arrivèrent à la Cour impériale, l’empereur les fit porter dans la grande salle où justement la princesse jouait à la visite avec ses demoiselles d’honneur.
« Si les caisses sont si précieuses, dit-elle en battant joyeusement des mains, quel beau cadeau ne doivent-elles pas contenir ? Oh ! S’il y avait un gentil petit chat, bien gai, bien espiègle !
On déballa, et d’abord apparut le rosier avec la superbe rose :
— Oh ! Qu’elle est bien imitée ! s’écrièrent les demoiselles d’honneur.
— Jusqu’au velouté des feuilles qui est rendu à merveille ! ajouta l’empereur.
La princesse prit en main la fleur et la regarda de près :
— Fi donc ! dit-elle en pleurant de dépit. Elle n’est pas artificielle, c’est une rose naturelle, comme toutes les roses !
— Fi ! Fi donc ! Comment ?! Une rose naturelle, pas davantage ! s’écrièrent en chœur les demoiselles d’honneur indignées.
— Voyons cependant, dit l’empereur, ce qu’il y a dans la seconde caisse avant de juger mal du prince. »
On retira le rossignol qui, rendu à la lumière, fit entendre ses chants les plus doux, les plus mélodieux. Bien qu’ils eussent le goût entièrement corrompu par l’amour du faux et du factice, les courtisans demeurèrent quelque temps saisis par ces trilles exquis, par ces roulades délicieuses.
« Superbe ! Charmant ! » disaient les demoiselles d’honneur.
On n’était pas en France, mais elles employaient ces mots français pour mieux marquer leur admiration.
« Cet oiseau, dit un vieux courtisan, me rappelle la tabatière à musique de feu l’impératrice. C’est la même qualité de son, la même cadence.
— C’est tout à fait cela, fit l’empereur qui, à ce souvenir, se mit à sangloter comme un petit enfant.
— L’oiseau est-il vraiment un automate ? demanda la princesse.
— Mais non, Altesse, dit le page qui tenait la cage : c’est bel et bien un rossignol en vie.
— Remettez-le en liberté ! s’écria la princesse, et qu’il s’envole où il voudra. Quant au prince, qu’il ne paraisse jamais devant mes yeux ! »
Le prince n’était pas timide : malgré cette injonction, il se présenta à la Cour, à la vérité sous un déguisement. Il se hâla le teint avec du brun et du noir, revêtit des habits de paysan, enfonça une casquette sur ses yeux. Ainsi accoutré, il vint se présenter devant Sa Majesté.
« Bonjour, Empereur, lui dit-il d’un air niais. N’auriez-vous pas quelque emploi à me donner dans votre château ?
— Il y a bien des places vacantes, répondit l’empereur, mais elles sont sollicitées par tant de monde que je ne sais s’il en restera une pour toi. Cependant, j’y pense, il est un office que personne n’a demandé, c’est celui qui oblige à garder mes troupeaux de porcs. En veux-tu ? »
Le prince accepta la proposition : il reçut un beau diplôme en lettres d’or lui conférant la dignité de Porcher impérial.
En revanche, son logis n’était ni vaste ni beau ; il consistait en une chambre située au-dessus de l’étable. Tout en gardant ses porcs, il se mit à confectionner un amour de petite marmite, dont le couvercle était garni de petites clochettes. Quand elle bouillait sur le feu, les clochettes résonnaient de la plus gentille façon et faisaient entendre un air connu. Cela n’était rien encore. Voici où était le merveilleux. Quand on tenait son doigt à la vapeur qui sortait de la marmite, on sentait aussitôt l’odeur des mets qui se cuisinaient chez n’importe quelle personne de la ville à laquelle on pensait. Certes, c’était bien plus intéressant que le parfum de la rose.
Le lendemain, la princesse avec toute sa suite passa près de la basse-cour. Elle entendit la mélodie que jouaient les clochettes et s’arrêta toute joyeuse :
« Tiens ! s’écria-t-elle. C’est l’air que j’ai appris à jouer au piano pour la fête de papa !
La chronique des scandales ajoutait qu’elle n’en savait pas d’autre, et encore ne le jouait-elle qu’avec un seul doigt.
— Que j’aime cet air ! continua-t-elle. Ce porcher vraiment n’est pas le premier venu. Allez lui demander combien il veut vendre son instrument.
L’une des demoiselles d’honneur entra, après mille simagrées, dans la basse-cour.
— Quel prix veux-tu de ce pot ? dit- elle.
— Il me faut dix baisers de la princesse, répondit le porcher.
— Tu es fou ! s’écria-t-elle.
— C’est mon dernier mot.
— Eh bien, qu’a-t-il demandé ? dit la princesse lorsqu’elle vit revenir sa suivante.
— Je n’ose pas le répéter.
— Dis-le-moi à l’oreille.
— Le manant ! Le malotru ! » s’écria-t-elle lorsqu’elle entendit la réponse du porcher, et, tout en colère, elle se mit à marcher de long en large.
Mais voilà que les clochettes recommencèrent à tinter si mélodieusement qu’au bout d’un instant, ne pouvant résister au désir qui la tourmentait, elle dit :
« Allez lui demander s’il ne veut pas accepter dix baisers de l’une de vous, mesdemoiselles.
— Ce que j’ai dit, je l’ai dit, répondit le porcher. Ce sera la princesse, ou je garde ma marmite.
— Quel entêté ! dit la princesse. Enfin, faites-le venir. Vous vous placerez en rond autour de moi pour que personne ne me voie l’embrasser. »
Le porcher arriva. Les suivantes se rangèrent en cercle, élargissant le plus possible leurs jupes pour faire une haie complète. La princesse, faisant une vilaine moue, donna précipitamment les dix baisers, et reçut la marmite.
Quelle joie ce fut alors ! Tout le reste de la journée, et jusque bien avant dans la nuit, on fit bouillir le pot et on le consulta pour savoir ce que chacun mangerait à son dîner, depuis le chambellan jusqu’au savetier. Les demoiselles d’honneur sautaient, dansaient, battaient des mains. Elles coururent chercher la grande maîtresse des cérémonies :
« Croyez-vous, madame ? dirent-elles toutes ensemble. Nous savons qu’il y aura ce soir, chez le chancelier, de la soupe à la citrouille et du blanc-manger, et, chez notre maître de danse, un beau rôti de veau et du pudding. Que c’est amusant et curieux !
— Allons, ne babillez pas trop, dit la princesse, et surtout n’allez pas dire ce que m’a coûté cette marmite, car il faut que je tienne mon rang de fille d’empereur.
— Ne craignez rien, Altesse » dirent les suivantes.
Et l’on se remit à interroger la marmite indiscrète. Dans l’intervalle, le porcher ou le prince, puisque nous connaissons son secret, s’était ingénié à confectionner une crécelle admirable : quand on la faisait tourner, on entendait toutes les valses, galops, sarabandes, quadrilles, et airs de danse qui avaient été composés depuis la création du monde. La princesse, passant près de la basse-cour, entendit cette joyeuse musique ; elle en fut ravie.
« Courez, s’écria-t-elle, courez lui demander ce qu’il veut de son instrument. Mais point de baisers, je n’en donne plus. »
La demoiselle d’honneur chargée de la commission vint redire que l’impudent exigeait cent baisers de la princesse.
« Il est absolument fou, dit-elle, et elle s’en alla. Elle n’avait pas fait cent pas qu’elle reprit :
— Je suis, après tout, la fille de l’empereur, et mon devoir est d’encourager les arts. Allez lui dire qu’il aura dix baisers de moi et quatre-vingt-dix autres de vous, mesdemoiselles.
— Comment ?! Il nous faudra embrasser ce rustre ?
— Eh alors ? Je le fais bien, moi, et vous que j’entretiens, que je nourris, et qui êtes mes sujettes, vous hésiteriez à le faire ? Allons, dépêchez et obéissez.
— Je veux cent baisers de la princesse, ou je garde ma crécelle. » Telle fut la réponse du porcher. La princesse finit par se rendre, et, faisant placer de nouveau ses suivantes en cercle autour d’elle, elle se mit à compter au porcher les baisers.
« Qu’est-ce donc que cet attroupement, près de l’étable aux porcs ? » se demanda l’empereur qui était à son balcon. Il se frotta les yeux, prit ses lunettes et dit :
« Ah ! Ce sont les demoiselles d’honneur ! Quel tour d’espièglerie font-elles encore ? Je m’en vais voir. »
Et, chaussant des pantoufles pour ne pas faire de bruit, il descendit et approcha sans être remarqué, tant les suivantes étaient occupées à bien compter le nombre des baisers, pour que le croquant n’en reçût pas un de plus que son compte. L’empereur se leva sur ses pieds et faillit tomber de tout son haut : la princesse, sa fille, venait de donner le soixante-huitième baiser. Une colère terrible le saisit. Prenant sa pantoufle, il en distribua des coups aux suivantes, qui s’enfuirent éperdues. Et, sans vouloir rien écouter, il bannit de ses États la princesse et le porcher.
Les deux exilés marchèrent longtemps ensemble, sans rien dire. Survint la pluie et le vent. La pauvre princesse pleurait à chaudes larmes :
« Infortunée créature que je suis, soupira-t- elle. Si au moins j’avais épousé le gentil prince qui demanda naguère ma main, je ne serais pas si à plaindre maintenant. »
Le porcher s’en alla derrière les arbres, enleva le maquillage qui noircissait son teint, revêtit ses beaux habits de prince, qu’il avait emporté dans sa valise. Puis il reparut : il était si beau que la princesse, toute désolée qu’elle était, sentit s’arrêter le cours de ses larmes.
« Je suis le prince dont tu viens de parler, dit-il. Mais ne te réjouis pas, je ne t’aime plus, je te méprise. Ah ! Tu n’as pas voulu d’un honnête prince, qui voulait faire de toi la compagne de sa vie. Tu n’as pas compris la merveille de la rose et du rossignol, et, pour un jouet, tu as pu condescendre à embrasser un porcher. Adieu pour toujours ! »
Il s’en retourna dans son petit royaume. La princesse courut derrière lui, demandant pardon. Mais il lui ferma au nez la porte de son palais !
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