... un conte de Hans Christian Andersen
Seul le texte de ce conte est dans le domaine public.
Illustration de couverture par Dušan Kállay et Kamila Stanclová
Il était une fois un négociant qui était si riche, si riche, si riche, qu’il aurait pu faire paver de doubles écus d’argent la grande place, la longue rue et encore une ruelle de la ville qu’il habitait ; mais il n’y songeait guère : il savait mieux employer son argent. Quand il dépensait une livre, c’était pour qu’il lui rentrât dans sa bourse un écu. Sa fortune s’augmentait toujours, et il venait justement de conclure une affaire qui devait lui rapporter un million, lorsqu’il mourut subitement. Ce fut son fils unique qui hérita de ces trésors. Il mena la plus joyeuse vie du monde. Tous les soirs il donnait des bals masqués, et chaque fois il y mettait un habillement neuf et qui coûtait gros. Il s’amusait à lancer dans les airs des cerfs-volants faits avec des billets de banque, et il faisait, pendant des heures, des ricochets sur la rivière avec de belles pièces d’or. À ce jeu-là, son magot, quelque gros qu’il fût, devait à la longue s’épuiser, et, en effet, c’est ce qui arriva.
Un beau jour, un vilain jour plutôt, le fils du riche marchand fit son compte et se trouva ne possédant plus que quatre liards ; en fait de vêtements, il n’avait plus qu’une vieille robe de chambre et une paire de pantoufles. Tous ses amis, ne pouvant plus se montrer avec lui dans la rue, l’abandonnèrent à la fois. L’un d’eux cependant, qui était bon enfant, lui envoya un vieux coffre et lui fit dire : « Allons, fais ton paquet. » C’était fort bien pensé ; mais notre jeune homme n’avait rien à emballer. Ma foi, il eut l’idée de se mettre lui-même dans ce coffre. C’était un coffre comme on en voit peu : dès qu’on pressait la serrure, il se soulevait de terre et se mettait à voler. Le fils du marchand poussa par hasard cette serrure. Voilà le coffre qui s’enlève, et, passant par la cheminée qui, heureusement, était large, monte dans les airs jusqu’au-dessus des nuages et file droit vers le sud par-dessus les royaumes, les empires et les mers.
Illustration de Milo Winter
Le pauvre garçon, saisi de frayeur, ne bougeait pas plus qu’une borne ; cependant parfois le fond de la malle craquait, et alors quelles transes ! Si la planche avait cédé, quelle culbute ! On frissonne rien que d’y penser ; que devait donc éprouver le fils du marchand ? À la fin des fins, il reprit ses sens et ordonna au coffre de s’arrêter. Obéissant sur-le-champ, la merveilleuse malle descendit et vint se poser à terre, au milieu d’un bosquet de palmiers. C’était dans le pays des Turcs, lorsqu’ils habitaient encore au fond de l’Asie.
C’était une heureuse chance. Le fils du marchand pouvait se promener en public, avec sa robe de chambre et ses pantoufles : tout le monde était habillé de même. Il remisa son coffre parmi un tas de feuilles mortes et gagna la route qui menait à la ville. Il rencontra une nourrice avec un petit enfant :
« Nounou, lui dit-il, quel est donc ce beau palais-là, près de la ville, où les murs n’ont de fenêtres que tout en haut, près du toit ?
— C’est là que demeure la fille de notre sultan, répondit- elle. À sa naissance, une fée a prédit qu’elle serait bien malheureuse par le fait d’un de ses fiancés. C’est pourquoi on l’a enfermée dans ce château, qui est gardé comme une prison : personne ne peut l’approcher, à moins que ses parents, le sultan et la sultane, ne soient présents.
— Merci de tes renseignements ! » dit le fils du marchand, et il retourna auprès de ses palmiers, s’installa dans son coffre et lui ordonna de le porter sur le toit du palais.
De là, par une lucarne, il entra dans les appartements et arriva dans la salle splendide où se tenait la princesse. Elle était étendue sur un sofa et elle dormait ; elle était plus belle que la pleine lune, comme on dit dans son pays. Le jeune homme, après l’avoir longtemps admirée, baisa le bout de ses mains, toutes mignonnes. Elle se réveilla et entra d’abord dans la plus vive frayeur ; mais il lui dit qu’il était le dieu des Turcs et qu’il était arrivé à travers les airs et les nuages pour la contempler de près. Elle fut très flattée et se calma aussitôt. Il s’assit auprès d’elle et il lui dit, de ses yeux, qu’ils étaient brillants et profonds comme les plus beaux lacs, et qu’on y voyait nager les charmantes pensées comme des sirènes ; de son front, il lui dit que c’était comme une cime neigeuse aux reflets les plus éclatants. La princesse trouvait ce langage fort doux. Alors, il lui demanda sa main, et sur-le-champ, elle dit oui.
« Il vous faut revenir samedi, ajouta-t-elle. Le sultan mon père et la sultane ma mère viennent ce jour-là chez moi prendre le thé. Ils seront bien fiers quand ils sauront que j’épouse le dieu de la glorieuse nation des Turcs. Mais, si vous voulez leur plaire tout à fait, contez-leur une de ces jolies histoires dont ils raffolent. Ma mère aime que tout y soit moral et convenable. Mon père tient à ce qu’elles soient amusantes, et qu’elles fassent bien rire.
— Je raconterai d’autant plus volontiers une histoire, répondit-il, que ce sera là tout ce que je vous donnerai en fait de cadeaux de noces, en dehors de l’honneur que je vous fais de vous prendre pour femme. »
La princesse, de plus en plus flattée, lui fit don d’un beau sabre à la poignée en diamants et d’une belle bourse remplie de pièces d’or ; elles lui venaient à point. Il prit son vol, replaça son coffre dans le bosquet de palmiers et alla en ville acheter une robe de chambre neuve en soie et en velours et des babouches brodées d’or. Puis il se mit à composer une histoire : il n’avait que trois jours pour l’inventer et la composer, ce n’était pas tout à fait assez, mais enfin il en vint à bout.
Le samedi, il retourna sur son coffre au palais. Il y trouva le sultan, la sultane et toute la Cour, rassemblés autour de la princesse qui avait annoncé son arrivée. Tout le monde lui fit fête.
« Vous allez donc nous conter une histoire, dit la sultane ; elle sera remplie de pensées profondes et instructives.
— Et, en même temps, vous nous ferez rire, dit le sultan.
— Vous serez contents tous deux, dit-il. Écoutez bien :
Il était une fois un paquet d’allumettes ; elles étaient très fières de leur noble origine. Elles descendaient d’un vieux sapin, qui avait été en son temps l’ornement de la forêt. Pour le moment, elles se trouvaient dans une cuisine, entre un briquet et un vieux pot de fer. Elles parlaient du temps jadis, lorsqu’elles formaient les belles branches vertes du sapin :
« Que nous étions heureuses alors ! Tous les matins, nous avions pour déjeuner les perles et les rubis de la rosée. Le soleil venait nous égayer, et, toute la journée, les petits oiseaux nous contaient de si jolies histoires ! Et comme nous étions riches ! Tous les autres arbres n’avaient de feuillage qu’en été ; mais notre aïeul, le sapin, se payait un habit vert hiver comme été. Mais, hélas, survint la révolution, sous la forme d’un bûcheron ! Notre famille fut dispersée par les événements. Le tronc principal eut encore de la chance : il fut poli et travaillé, et trouva place sur une superbe frégate qui a fait le tour du globe. Les grosses branches eurent des destins divers ; nous, notre sort fut de servir à procurer au premier venu du feu et de la lumière. Et nous voilà, nous, gens de distinction, confinés dans une cuisine !
Illustration de John Hassall
— Moi, dit le pot de fer, ma destinée a été différente ; cependant, elle ne manque pas de noblesse non plus. Dès que je suis entré dans ce monde, j’ai été employé pour la cuisson d’une foule de succulents ragoûts, et, chaque fois, on me récure à nouveau. Je suis un ustensile indispensable, c’est moi qui ai la première place ici. Aussi, comme on a soin de moi ! On me nettoie avec amour, et, le soir, je brille tellement que c’est un plaisir de me voir. C’est là ma joie, surtout quand je puis faire un bout de conversation sérieuse avec mes camarades.
— Nous ne connaissons pas beaucoup le monde. Il n’y a que le seau qui, parfois, est descendu dans la cour pour rapporter de l’eau ; mais c’est surtout le panier qui nous tient au courant de ce qui se passe. Tous les jours, il va au marché. Entre nous, je trouve qu’il s’exprime avec peu de respect sur le gouvernement : il rapporte tous les cancans qu’il entend. C’est un libéral, vous dis-je. L’autre jour, son langage a été si séditieux, que mon cousin, le pot de terre, en a attrapé une fêlure.
— Tu nous ennuies avec ton long discours, interrompit le briquet en lançant une gerbe d’étincelles, l’acier choquant contre une pierre. Tâchons un peu de nous amuser ce soir.
— C’est ça ! dirent les allumettes. Que chacun fasse connaître ses tenants et aboutissants, pour qu’on voie lequel est de plus noble souche.
— Non pas ! objecta le pot. Je n’aime pas à parler de ma personne, et à vanter mes mérites. Nous allons jouer aux histoires. C’est moi qui commence. Je vais vous conter quelque chose qui est pris sur le vif ; c’est la nature même. Vous verrez comme c’est intéressant. Donc, sur les bords de la Baltique, au milieu des hêtres du Danemark…
— Comme cela commence bien ! s’exclamèrent les assiettes toutes à la fois. Comme on devine d’avance que le récit nous divertira !
Illustration de Anne Anderson
— Ce fut, reprit le pot de fer, dans ces contrées que je passai ma jeunesse, chez de braves bourgeois bien tranquilles. La maison était d’une propreté extrême ; on me récurait tous les soirs à fond, je reluisais comme un miroir. Les meubles brillaient aussi : la dame de la maison les frottait elle-même. Le plancher n’avait pas un grain de poussière. Tous les huit jours, on changeait les rideaux des fenêtres.
— Quelle histoire récréative ! s’écria le balai. Comme elle fait bien comprendre la valeur de la propreté ! Le balayage, le nettoyage, le brossage, il n’y a que cela dans ce monde.
— Et le lessivage, tu oublies le lessivage ! » dit le seau, avec un brusque mouvement de vivacité, qui lança sur le plancher une partie de son eau.
Le pot continua son histoire ; la fin en était aussi gaie que le commencement. Les assiettes applaudirent en s’entrechoquant. Le balai tira du bac aux ordures quelques branches de persil fanées et se mit à couronner le pot.
« Nous n’avons pas besoin de continuer le jeu, dit-il. Aucun autre ne saurait mieux conter que toi.
— Cela les vexe, pensait-il, à part soi. C’est bien fait. Pourquoi ne m’apprécient-ils pas ? Que deviendrait le monde sans balai. Aussi j’espère bien que le pot me couronnera demain.
— Maintenant, dansons ! » dirent les pincettes. Et, ma foi, elles levaient une jambe après l’autre ; mais leurs mouvements étaient si anguleux, que c’était à se tordre de rire ; un vieux coussin même en creva.
Quand elles eurent bien gigoté, les pincettes demandèrent à être couronnées ; et elles le furent.
« Ils auront beau s’affubler de toutes les herbes de l’univers, se dirent in petto les allumettes : ce ne seront jamais que de petites gens. »
On demanda à la théière d’amuser à son tour la société par une romance ; mais elle déclara qu’elle s’était refroidie, et qu’elle ne savait chanter que quand elle avait bien chaud.
« C’est encore une chipie, dirent les allumettes ; elle ne veut pas chanter pour nous dans la cuisine ; elle se réserve pour le salon, quand elle est devant les maîtres. »
Sur la fenêtre, se trouvait une plume d’oie, avec laquelle la cuisinière écrivait ses comptes. Elle n’avait rien de remarquable, sinon qu’elle était toute noire d’encre, ce dont elle était très fière.
« Eh bien, si la théière ne veut pas chanter, dit-elle, n’insistons pas. Il y a là dehors un rossignol ; nous le prierons de nous laisser entendre une de ses mélodies. Il n’a pas beaucoup de méthode, mais nous serons indulgents.
— Votre proposition est impertinente ! dit la bouilloire.
Elle était musicienne et par conséquent intéressée dans la partie, et elle tenait pour sa cousine la théière.
— Oui, je vous demande un peu, est-ce patriotique de s’adresser à ce rossignol, un étranger ? Que le panier en soit juge !
— Moi, dit le panier, je trouve impertinent tout ce que vous faites depuis une heure. Est-il permis de perdre son temps à de pareilles niaiseries ? Ce qui serait raisonnable, ce serait par exemple de nous placer en rang, chacun selon son mérite : c’est moi qui vous alignerai, je conduirai le jeu. J’ai vu, dans les boutiques, comment on groupe et dispose les choses avec goût.
— C’est cela ! s’écrièrent-ils tous, et ils se bousculèrent, chacun se précipitant pour avoir la place d’honneur.
Voilà la porte qui s’ouvre ; la cuisinière apparut. Tout rentra dans l’ordre comme par enchantement. Personne ne bougea, ni ne souffla plus. Mais, à part soi, chacun se disait : « Si notre tyran n’était pas revenu, c’est moi qui serais au premier rang. » La fille prit le paquet d’allumettes et en frotta une demi- douzaine, avant que le feu prît. Elles lançaient une jolie flamme bleue.
« Ah, ah ! pensaient-elles. Maintenant, personne ne contestera que nous sommes ce qu’il y a de mieux ici. Quel éclat, quelle lumière nous jetons ! »
Puis, tout à coup, elles étaient brûlées : au moment où elles sentaient leur ambition satisfaite, voilà qu’elles n’étaient plus qu’un petit tas de cendres…
— Quel conte charmant ! dit la sultane. Comme les mœurs de la cuisine y sont bien dépeintes ! Et quelle saine morale ! Vous aurez ma fille.
— Oui, s’écria le sultan, vous m’avez fait bien rire. Certes tu auras notre fille ; à lundi prochain la noce. »
Et l’on fit de magnifiques préparatifs pour de grandes réjouissances. Dès la veille, le dimanche soir, on se mit à illuminer la ville ; on jeta des gâteaux et des friandises au peuple. Les gamins n’allèrent pas se coucher ; ils couraient en bandes dans les rues, faisant un tapage infernal : c’était splendide.
« Je vais leur servir quelque chose, qui sera mieux que tout cela, se dit le fils du marchand. Il me faut bien payer ma bienvenue à mes futurs sujets. » Et il acheta des pétards, des fusées, des chandelles romaines, tout un attirail de feu d’artifice ; il plaça tout cela dans son coffre et s’élança dans les airs.
Psch ! Psch ! Voilà toutes les pièces qui partent ; c’étaient des flammes rouges et vertes et bleues. Quel superbe météore ! Jamais ces bons Turcs n’avaient rêvé de pareille merveille ! Ils en sautaient de joie. « C’est bien là notre dieu, s’écriaient-ils. Qu’elle sera heureuse, notre princesse ! »
Une fois le feu d’artifice tiré, le fils du marchand retourna remiser son coffre. « Je vais aller un peu en ville, pensa-t-il, pour apprendre quel effet j’ai produit et si l’on est content de moi. » Et il trouva encore les rues pleines de monde ; il causa avec l’un et avec l’autre : chacun lui fit une description différente du feu d’artifice ; mais tous étaient d’accord : jamais on n’avait vu de spectacle si étonnant.
« J’ai bien reconnu le dieu des Turcs, dit l’un ; il avait des yeux comme des étoiles et une barbe qui ressemblait à notre grande cascade tourbillonnante.
— Il était revêtu d’un manteau de feu, dit un autre ; dans les plis, étaient nichés les plus jolis petits anges. »
Le fils du marchand écoutait avec plaisir toutes ces balivernes. Vers le matin, il revint au bosquet de palmiers, pour se mettre dans son coffre et se rendre à la cérémonie. Plus de coffre ! Il avait brûlé. Il y était resté une fusée qui avait pris feu dans la nuit, et le coffre enchanté était réduit en cendres. Son infortuné propriétaire, au moment d’atteindre la plus haute fortune, se trouvait replongé dans le néant. Enfin, il se fit une raison, et comme il avait eu l’occasion de découvrir qu’il avait du talent pour composer des histoires, il en fit d’autres, et gagna sa vie en les récitant de ville en ville. Mais elles n’étaient plus si gaies que celle des allumettes ; il lui resta un fond de mélancolie.
Illustration de Heath Robinson
Quant à la princesse, elle demeura, toute la journée, et encore plusieurs semaines après, sur le toit du palais à attendre son fiancé divin. Un récent voyageur prétend même qu’on peut l’y voir aujourd’hui, jetant des regards éplorés vers tous les coins du ciel. Dans ce cas, la prédiction de la fée se serait réalisée...
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