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    La demoiselle ou le tigre ?


    Frank Richard Stockton est peu connu dans le monde francophone. Le conte que vous pourrez lire ci-dessous est le plus célèbre qu’il ait écrit.

    Il a été publié pour la première fois dans  The Century Magazine, en novembre 1882, sous le titre : The Lady or the Tiger ?

    La traduction suivante a quant à elle été publiée dans la Revue Britannique, en décembre 1888.

    Adaptation personnelle sous licence Creative Commons CC-BY-NC-ND.


    Alors, que répondriez-vous : la demoiselle, ou le tigre ?...


    petit poucet par Gustaf Tengrenn

    Il y avait autrefois un roi à moitié barbare, dont les idées, bien que quelque peu affinées par les progrès d’un peuple voisin, ne s’en donnaient pas moins quartier libre…

    C’était un homme d’une imagination exubérante. Parmi les innovations étrangères qui l’avaient inspiré, nous citerons les arènes publiques, dans lesquelles hommes et animaux rivalisaient de valeur. Mais, là encore, l’imagination exubérante et barbare du souverain s’était affirmée. Ainsi, l’arène royale n’était point destinée à donner au peuple l’occasion d’entendre pleurer les gladiateurs mourants, ni à lui faire comprendre qu’entre les mâchoires de fauves affamés,  résidait l’inévitable conclusion d’un conflit religieux. Non, elle avait un but bien différent, propre à élargir et à développer son énergie morale. Ce vaste amphithéâtre, avec ses galeries circulaires, ses voûtes mystérieuses, ses passages dérobés, était un agent de justice tout à fait lyrique : le crime y était puni ou la vertu récompensée, selon les décrets d’un impartial et incorruptible hasard…


    Les choses se déroulaient ainsi : quand un sujet était accusé d’un crime suffisamment grave pour attirer l’attention du roi, une proclamation publique faisait savoir qu’à certain jour fixé, il serait décidé du sort de l’accusé dans l’arène royale. Lorsque tout le peuple y était assemblé, et que le roi, entouré de sa Cour, avait pris place sur son trône, élevé au-dessus de l’arène, une porte située au-dessous de la tribune royale s’ouvrait à un signal donné, et l’accusé s’avançait dans l’amphithéâtre. En face de lui, du côté opposé de l’enceinte, se trouvaient deux portes, absolument semblables, situées tout près l’une de l’autre.

    C’était tout à la fois le devoir et le privilège du prévenu de se diriger en droite ligne vers ces portes et d’en ouvrir une. Il pouvait ouvrir celle que bon lui plaisait, sans subir d’autre influence que celle de sa propre volonté.

    Derrière une de ces portes, était embusqué le tigre le plus féroce qu’on eût pu se procurer. Le fauve, assoiffé de sang, se jetait alors sur l’homme et le mettait en pièces. Des cloches de fer tintaient lugubrement ; des pleureurs à gages, loués pour l’occasion, faisaient entendre de douloureuses lamentations ; et les spectateurs, la tête basse et le cœur serré, regagnaient lentement leurs demeures, en déplorant qu’un être si jeune et si beau,  eût connu un sort aussi terrible.

    Mais si l’accusé ouvrait l’autre porte, il en sortait une demoiselle, la mieux assortie à son âge et à sa position que Sa Majesté eût pu choisir parmi ses jolies courtisanes, et on le mariait séance tenante avec elle. Le prévenu était alors considéré comme innocent. Peu importait qu’il fût déjà pourvu d’une épouse ou  d’une famille, ou que ses affections se fussent fixées sur une autre personne : le roi n’admettait pas que des considérations aussi secondaires vinssent interférer avec son vaste plan de rétribution pénale.

    La cérémonie, comme dans l’autre cas, avait lieu immédiatement. Une troisième porte s’ouvrait au-dessous de la tribune royale ; un prêtre, suivi de choristes, s’avançait près du couple et le mariage était promptement et joyeusement célébré. Puis les cloches d’airain sonnaient à toute volée, le peuple poussait de formidables hourras et l’homme innocent, précédé par des enfants qui semaient des fleurs sur son passage, conduisait la jeune mariée à son domicile.


    Telle était la méthode d’administration de la justice dans ce royaume barbare. La parfaite équité en est évidente. Le criminel ne pouvait savoir par quelle porte sortirait la demoiselle : il en ouvrait une des deux, sans savoir si l’instant d’après, il serait dévoré ou marié ! Le tigre sortait tantôt par l’une des portes, tantôt par l’autre. Mais les décisions de ce tribunal n’étaient pas seulement équitables, elles étaient également sans appel ; l’accusé était immédiatement puni s’il était coupable, et s’il était innocent, récompensé séance tenante, qu’il le voulût ou qu’il ne le voulût pas.

    Il n’y avait aucun moyen d’échapper au jugement des arènes royales.

    Cette institution était très populaire dans le royaume dont nous parlons. Quand le peuple s’assemblait les jours de grand jugement, il ne savait jamais s’il serait témoin d’une scène de carnage ou d’une joyeuse noce. Cet élément d’incertitude donnait à la réunion un intérêt tout particulier ! La plèbe y trouvait du plaisir ; et les gens sérieux étaient dans l’impossibilité de blâmer cette façon de procéder, puisque l’accusé disposait lui-même de son sort.


    Ce roi barbare avait une fille, dans tout l’épanouissement de sa jeunesse, aussi florissante que ses propres lubies, et douée d’une âme aussi forte et impérieuse que la sienne. Comme cela arrive d’ordinaire en pareil cas, elle lui était plus chère que la prunelle de ses yeux : il l’aimait jusqu’à l’adoration.

    Cette princesse était amoureuse en secret un des courtisans de son père, qui n’avait, en ce qui concerne la beauté et la bravoure, pas de rival dans le royaume. La liaison durait depuis plusieurs mois déjà, quand le roi découvrit toute l’affaire ! Il n’hésita pas un instant : le jeune homme fut aussitôt mis en prison, et un jour fut fixé pour son jugement dans l’arène royale.

    Cette affaire, comme on le devine aisément, avait un caractère particulièrement important. Jamais, auparavant, pareil cas ne s’était présenté ; jamais encore un sujet n’avait osé aimer la fille d’un roi ! Évidemment, par la suite, cela est devenu chose assez commune ; mais, à cette époque, c’était totalement inouï !

    On captura, d’un bout à l’autre du royaume, les tigres les plus féroces, afin de sélectionner parmi eux le pire, pour le destiner à l’arène. Des juges compétents vinrent examiner toutes les jeunes beautés du pays, afin d’assurer au jeune homme une épousée digne de lui, dans le cas où le sort ne déciderait pas sa mort.

    Bien évidemment, tout le monde savait l’accusé coupable : il avait aimé la princesse, et ni lui, ni elle, ne songeait à nier ce fait. Mais le roi n’entendait pas qu’une certitude mineure de ce genre, pût entraver les délibérations de son tribunal. Le jeune homme devrait subir son sort, et Sa Majesté goûterait un plaisir non dissimulé à découvrir si oui ou non, le hasard le condamnerait.


    Le grand jour arriva enfin. Le peuple, accouru de tous les recoins du royaume, se pressait dans les grandes galeries de l’amphithéâtre ; et une foule compacte, qui n’avait pu trouver de place à l’intérieur, attendait fiévreusement au dehors le résultat de ce mémorable événement. Le roi et sa Cour avaient pris place vis-à-vis des deux portes fatales, si terribles dans leur parfaite ressemblance ! Bref, tout était prêt.

    À un signal donné, l’amant de la princesse s’avança dans l’arène. Grand, beau, blond et svelte, son entrée fut saluée par un sourd murmure d’admiration et d’angoisse. La moitié des spectateurs au moins ne se doutait pas qu’un jeune homme aussi bien fait de sa personne eût vécu parmi eux. Rien d’étonnant que la princesse en fût tombée amoureuse ! Quel sort affreux pour lui que de se trouver là !

    Tout en s’avançant, le jeune homme se tourna, selon l’usage, pour saluer le roi. Mais il ne songeait guère à ce personnage : ses yeux étaient fixés sur ceux de la princesse, assise à la droite de son père. Sans la moitié de sa nature restée barbare, il est probable que la jeune fille se fût abstenue d’assister à la cérémonie ; mais son âme fortement trempée lui interdisait de s’absenter dans une circonstance aussi solennelle et qui la touchait de si près.

    À partir de l’instant où il avait été décrété que son amant jouerait sa vie dans l’arène royale, elle n’avait pensé nuit et jour qu’à ce grand événement et à ses conséquences. Possédant davantage de pouvoir, d’influence et d’énergie qu’aucun de ceux qui jusqu’alors avaient eu affaire aux jugements de l’arène, elle avait osé ce que personne n’avait risqué avant elle : elle s’était rendue maîtresse du secret des deux portes. Elle savait derrière laquelle de ces deux portes se trouvait le tigre prêt à s’élancer sur sa proie, et connaissait celle qui recelait la demoiselle attendant son fiancé.

    À travers ces épaisses portes, capitonnées de l’intérieur par de lourdes tentures de cuir, il était impossible que le moindre bruit parvienne aux oreilles de la personne qui s’en approchait. Mais la force de volonté d’une seule femme en avait triomphé… Et non seulement la princesse savait dans quelle chambre se tenait la demoiselle, mais elle savait de plus qui était cette dernière !

    C’était une des plus jolies et charmantes courtisanes de la Cour, qui avait été choisie comme récompense, si le sort décidait que l’accusé était innocent du crime d’avoir aspiré à un bien si fort au-dessus de lui. La princesse haïssait cette jeune femme. Souvent, elle avait vu, ou peut-être était-ce le fruit de son imagination, cette belle créature jeter des regards d’admiration sur la personne de son amant, et parfois il lui avait même semblé que ces regards avaient été rendus. De temps à autre, elle les avait vus causer ensemble. Un instant seulement, cela est vrai, mais on peut se dire tant de choses en un instant !...


    Avec toute l’intensité du sang barbare qui coulait dans ses veines, la princesse haïssait la femme qui tremblait, à cette heure, derrière la porte silencieuse. Elle restait assise, immobile, pâle d’anxiété. Et quand son amant, en descendant dans l’arène, se tourna vers elle et que leurs regards se rencontrèrent, il comprit, - le malheureux jeune homme ! -, grâce à cette merveilleuse puissance de perception donnée à ceux dont les âmes ne font qu’une, que sa bien-aimée savait derrière quelle porte se trouvait le tigre, et derrière laquelle se trouvait la demoiselle !



    Ceci ne l’étonna pas. Il connaissait sa nature fougueuse et il était certain qu’elle ne connaîtrait aucun repos, avant d’avoir découvert ce secret, caché à tous les spectateurs, et même au roi. Son seul espoir de salut dépendait du succès de la princesse à découvrir ce mystère ; et dès le premier regard qu’il jeta sur elle, il comprit qu’elle avait réussi.


    D’un regard furtif et anxieux, il l’interrogea alors : « Laquelle ? » La question était aussi claire pour la princesse que s’il l’eût hurlée au milieu de l’arène. Il n’y avait pas un instant à perdre. La réponse devait être donnée. Le bras droit de la princesse était appuyé sur le balcon capitonné de l’arène ; elle leva la main et fit un prompt et léger mouvement vers la droite. Personne, hormis son amant, ne s’en aperçut : tous dévisageaient l’homme, debout dans l’arène.

    Celui-ci se retourna, et, d’un pas ferme et rapide, traversa l’espace vide. Tous les cœurs cessèrent de battre, chacun retint son haleine : tous les regards étaient fixés sur l’accusé. Sans la moindre hésitation, il s’approcha de la porte de droite et l’ouvrit…


    À présent, tout l’intérêt de l’histoire est de savoir lequel des deux, du tigre ou demoiselle, sortira de la porte de droite.. Plus nous y réfléchissons, plus il nous semble difficile de répondre : cela demanderait une étude de la nature humaine, qui nous entraînerait à travers un dédale de passions au travers desquelles il nous serait difficile de retrouver notre chemin. Réfléchissez-y, lecteur, en vous mettant à la place de cette princesse à demi barbare, au sang bouillant, à l’âme embrasée sous les feux croisés du désespoir et de la jalousie.

    Elle avait perdu son amant…, mais à qui devait-il échoir maintenant ? Combien de fois, durant ses heures d’insomnie, avait-elle tressailli d’horreur et caché son visage dans ses mains, à la pensée de son amant ouvrant la porte derrière laquelle l’attendait le tigre à la dent cruelle ! Mais combien de fois, plus nombreuses encore, l’avait-elle vu ouvrant l’autre porte ! Combien de fois avait-elle grincé des dents et arraché ses beaux cheveux, en se figurant le mouvement de joie de son amant à la vue de la demoiselle ! Quelle torture pour son âme de le voir se précipiter au-devant de cette femme, aux yeux étincelants de triomphe, s’avancer avec elle, transporté de bonheur comme s’il renaissait à la vie, d’entendre les acclamations de la multitude et le joyeux carillon des cloches, et enfin de voir le prêtre marier les fiancés sous ses propres yeux !... Ne valait-il pas mieux pour lui, l’amant, de mourir immédiatement et d’aller l’attendre, elle, dans les régions bénies d’un au-delà ? Mais, cependant… Ce tigre épouvantable, ces cris, ce sang !


    S’il ne lui avait fallu qu’une seconde pour faire connaître sa décision au jeune homme, cette décision n’avait été prise qu’après des jours et des nuits de douloureuses délibérations. Elle avait bien prévu que son amant lui adresserait, au moment suprême, un regard interrogateur ; elle avait décidé ce qu’elle répondrait, et, sans la moindre hésitation, sa main avait fait un mouvement à droite. Le résultat de sa décision n’est point une chose à trancher à la légère, et je n’ai pas la prétention d’être le seul à détenir la vérité.


    Et c’est pourquoi, chers lecteurs, je vous laisserai à chacun la liberté de terminer l’histoire : qui, de la demoiselle ou du tigre, sortit de la porte de droite ?…

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