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La belle que voilà

... de Louis Hémon


Texte et illustration dans le domaine public. Toute la nouvelle : ICI


Illustration de Berthe Morisot

Illustration de Berthe Morisot



Deux hommes que la vie a longtemps séparés se retrouvent. Il n’y a plus rien entre eux, si ce n’est un souvenir commun : celui de leur amie d’enfance, Liette. Louis Hémon nous montre dans cette nouvelle que le souvenir d’un bonheur ne peut jamais mourir.



Ils se regardaient par-dessus la petite table ronde du café avec des sourires de cordialité forcée, et malgré le tutoiement qu’ils avaient repris, sans réfléchir, dans la première surprise de leur rencontre, ils ne trouvaient vraiment rien à se dire.

Les mains sur ses genoux écartés, le ventre à l’aise, Thibault répétait distraitement :

« Ce vieux Raquet ! Voyez-vous ça ! Comme on se retrouve !

Raquet, recroquevillé sur sa chaise, les jambes croisées, le dos rond, répondait d’une voix fatiguée :

— Oui… Oui… Quinze ans qu’on ne s’était vu, hein ? Quinze ans ! Ça compte ! »

Et quand ils avaient dit cela, ils détournaient les yeux ensemble et regardaient les gens passer sur le trottoir.

Thibault songeait : « Voilà un bonhomme qui n’a pas l’air de manger à sa faim tous les jours ! » Raquet contemplait à la dérobée la mine prospère de son ancien camarade, et d’involontaires grimaces d’amertume plissaient sa figure maigre.

Et ils détournaient les yeux. (…)

Maintenant la nuit était venue, et dans la lumière chaude du café ils causaient sans gêne, presque avec animation. Ils repêchaient dans leur mémoire, l’un après l’autre, tous les gens qu’ils avaient connus autrefois, et chaque souvenir commun les rapprochait un peu, comme s’ils rajeunissaient ensemble.

« Un tel ? Établi quelque part… commerçant... fonctionnaire… Cet autre ? A fait un beau mariage ; grosse fortune ; vit avec la famille de sa femme, en Touraine… La petite Chose ? Mariée aussi ; on ne savait pas trop à qui… Son frère ? Disparu. Personne n’en avait entendu parler…

— Et la petite Marchevel…, dit Thibault. Tu te souviens de la petite Marchevel… Liette... que nous retrouvions aux vacances. Elle est morte ; tu as vu ?

— J’ai su. » fit Raquet.

Et ils se turent. (…)

Les deux hommes restaient silencieux, retournés à leur souvenir.

Ce jardin !... La maison de pierre grise ; les grands arbres du fond, et entre les deux la pelouse à l’herbe longue, jamais tondue, où l’on pourchassait les sauterelles ! Et le soleil ! En ce temps-là il y avait toujours du soleil. Des enfants arrivaient par l’allée qui longeait la maison, ou bien descendaient le perron marche par marche, avec prudence, mais en se dépêchant, et couraient vers la pelouse de toutes leurs forces. Une fois là, il n’y avait plus rien de défendu. L’on était dans un royaume de féerie, gardé, protégé de toutes parts par les murs, les arbres, toutes sortes de puissances bienveillantes qu’on sentait autour de soi, et c’étaient des cris et des courses, une sarabande ivre en l’honneur de la liberté et du soleil. Puis Liette s’arrêtait et disait, sérieuse :

« Maintenant, on va jouer ! »

Liette… Elle portait un grand chapeau de paille qui lui jetait une ombre sur les yeux, et quand on lui parlait, pour dire de ces paroles d’enfant qui sont d’une si extraordinaire importance, on venait tout près d’elle et on se baissait un peu en tendant le cou, pour bien voir sa figure au fond de cette ombre. Quand elle se faisait sérieuse tout à coup, l’on s’arrêtait court et l’on venait lui prendre la main, pour être sûr qu’elle n’était pas fâchée, et quand elle riait, elle avait l’air un peu mystérieux et doux d’une fée qui prépare d’heureuses surprises.

L’on jouait à toutes sortes de jeux splendides, où il y avait des princesses et des reines, et cette princesse ou cette reine, c’était Liette, naturellement. Elle avait fini par accepter le titre toujours offert sans plus se défendre, mais elle s’entourait d’un nombre prodigieux de dames d’honneur, qu’elle comblait de faveurs inouïes, de peur qu’elles ne fussent jamais jalouses. D’autres fois, elle forçait doucement les garçons à jouer à des jeux « de filles », des jeux à rondes et à chansons, qu’ils méprisaient. Ils tournaient en se tenant par la main, prenant d’abord des airs maussades et moqueurs. Mais, à force de regarder Liette qui se tenait debout au milieu de la ronde, sa petite figure toute blanche dans l’ombre du grand chapeau de paille, ses yeux qui brillaient doucement, ses jeunes lèvres qui formaient les vieilles paroles de la chanson comme autant de moues tendres, ils cessaient peu à peu de se moquer, et chantaient aussi sans la quitter des yeux :


Nous n’irons plus au bois

Les lauriers sont coupés,

La belle que voilà…


Ils s’étaient séparés et ils avaient vieilli, beaucoup d’entre eux sans jamais se revoir. Mais ceux qui se rencontraient bien des années plus tard, n’avaient qu’à prononcer un nom pour se rappeler ensemble les années mortes et leur poignant parfum de jeunesse, pour revoir la petite fille aux yeux tendres qui tenait sa Cour entre la maison et les grands arbres sombres, sur la pelouse marbrée de soleil.

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