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L’histoire de Valdemar Daae et de ses filles racontée par le vent

de Hans Christian Andersen

Illustrations d'Edmond Dulac


Texte intégral du domaine public.



I - Lorsque le vent caresse les hautes herbes, elles ondulent comme l’eau d’un lac lorsqu’il glisse sur les moissons, elles se courbent et se relèvent comme les vagues de la mer. Le vent chante et conte tour à tour. Quelle voix pleine et sonore il a ! Et comme il en sait varier le ton, selon qu’il passe par dessus les cimes des arbres, à travers les ouvertures d’un clocher ou les meurtrières d’un vieux mur ! Le vois-tu là-haut qui chasse devant lui les nuages qui fuient comme un troupeau de brebis poursuivies par le loup ? Ne dirait-on pas le hurlement de la bête fauve ? L’entends-tu maintenant qui siffle à travers la grande porte ? Ne dirait-on pas le son du cor ? Le voilà maintenant dans la cheminée ! Quelle étrange mélodie il fait entendre ! Écoute avec attention ! C’est une triste complainte qu’il raconte. Que cela ne t’étonne. Il sait des milliers et des milliers d’histoires. Prêtons l’oreille à son récit. « Hou ! Hou ! Je file et vole ! » C’est le refrain de sa complainte.


II - « Sur les bords du grand Belt, dit le vent, se trouve un vieux manoir seigneurial, construit de murs épais, en grès rouge. J’en connais toutes les pierres : je les ai déjà vues lorsqu’elles servirent à bâtir le château de Marsk-Stig. Quand il fut démoli, elles furent transportées plus loin, et c’est avec elles que fut élevé le château de Borreby, dont je vous parle et que vous pouvez encore voir debout. Je les ai tous connus, les hauts et puissants barons et les belles châtelaines qui ont habité ce fier donjon. Mais laissons-les ; je ne veux aujourd’hui parler que de Valdemar Daae et de ses filles qui le possédèrent aussi dans leur temps. Quand ? Tu trouveras cela dans les chroniques.

Quel front altier il avait, le seigneur Daae ! Il était de sang royal. Il savait mieux que vider des hanaps ou chasser le cerf. Il avait une foi entière en lui-même. Lorsque quelque chose n’allait pas de ce qu’il entreprenait : ‘Cela viendra !’ disait-il en souriant tranquillement et sans douter jamais du succès.

Son épouse, habillée de vêtements tissés d’or, ressemblait à une reine quand elle marchait fièrement dans la grande salle sur le parquet incrusté de bois précieux, qui brillait comme une glace. Partout pendaient des tapisseries magnifiques. Les meubles étaient d’ébène et d’ivoire, ils étaient ciselés avec art. Elle lui avait apporté en dot de grandes richesses, de l’or, de l’argenterie. Quel luxe il y avait alors au château de Borreby ! La cave était remplie des vins les plus fins. Dans l’écurie, on entendait hennir de fougueux chevaux issus des races les plus pures.

On voyait jouer dans le parc trois enfants, trois gracieuses jeunes filles : Ida, Jeanne et Anne-Dorothée. Ces noms sont toujours restés dans ma mémoire. C’étaient des gens riches, c’étaient des gens de qualité, nés dans les grandeurs, élevés dans le faste. Hou ! Hou ! Je file et vole ! » dit le vent.

Puis il continua son récit : « Jamais je ne vis là, comme dans les autres manoirs, la châtelaine filer sa quenouille, entourée de ses suivantes ; elle ne faisait que toucher les cordes de son luth et chanter, non pas des anciens airs danois, mais des lais et ballades importés de l’étranger. C’était une vie, un mouvement continuel dans ce château ; de près et de loin les hôtes y affluaient. Des festins tous les jours. Souvent le choc des coupes y retentissait si bruyamment, qu’on l’entendait au dehors, même quand je soufflais de toutes mes forces.


L’histoire de Valdemar Daae et de ses filles  racontée par le vent Andersen Dulac

Oui, là il y avait liesse, et luxe et superbe ; mais de vertus, aucune.

Une fois, le soir du premier mai, j’arrivais de l’ouest. Je venais de m’amuser à pousser des navires vers la côte du Jutland, où ils s’étaient brisés et avaient péri corps et biens. Puis, filant par-dessus la vaste bruyère, j’avais traversé comme un éclair l’île de Fionie et j’arrivai au grand Belt, fatigué, toussant, ahanant. J’allai, pour me reposer, me blottir sur la plage du Sélande, près de Borreby, contre la magnifique forêt de chênes qui existait alors en ce lieu.

Les jeunes garçons du pays y ramassaient des fagots de branches mortes et bien sèches ; ils les portèrent sur la place du village, les placèrent en tas et y mirent le feu. Filles et garçons sautèrent chantant, dansant en rond autour de ce bûcher en flammes. Je soufflai légèrement sur le fagot qui avait été apporté par le plus beau, le plus alerte des garçons. Il lança une gerbe de flammes comme un éclair, la plus haute de toutes. Quels cris de joie parmi les filles ! Ce garçon l’emporta donc sur les autres. Il fut pour cette année le coq du village et il choisit parmi les filles celle qui lui plut. Ce ne fut pas celle qui s’y attendait. Alors ce furent des rires et une jubilation plus grande et plus franche que dans les somptueuses salles du beau château.

Tout à coup arriva un carrosse doré, attelé de six chevaux. La châtelaine s’y trouvait avec ses jeunes filles, tendres, délicates et charmantes fleurs, la rose, le lis et la pâle hyacinthe. La mère était comme une superbe tulipe, resplendissante de beauté et couverte de brillants atours, mais raide sur sa tige. Elle ne salua pas du plus petit signe de tête la bande joyeuse, qui s’était arrêtée dans ses jeux et s’inclinait respectueusement devant les seigneurs.

En voyant passer ces trois gracieuses filles, je me demandais quels seraient un jour les jeunes gens qui les choisiraient pour leurs épouses. Ce ne sera pas moins, me dis-je, que de puissants chevaliers, des princes peut-être. Hou ! Hou ! Je file et vole ! Les paysans firent comme moi, ils bondissaient, voltigeaient de nouveau en tourbillon autour du feu, et le carrosse aussi filait entraîné au galop.

Au milieu de la nuit, lorsque je me levai pour reprendre ma course, la fière châtelaine se coucha pour ne plus se relever ; elle avait été prise d’un mal subit, qui l’emporta aussi prestement que j’aurais pu le faire. Valdemar Daae resta quelque temps sombre et soucieux à ce coup inattendu. L’arbre le plus fort peut être courbé par la bourrasque, mais il se redresse bientôt. Les jeunes filles pleurèrent longtemps ; mais vassaux et valets, au contraire, n’eurent pas à essuyer leurs larmes. Quelle dure maîtresse elle avait été ! Hou ! Hou ! Et je filai comme elle.

Je retournai souvent sur les côtes du Belt, me reposer près de Borreby contre la belle forêt de chênes. Là nichaient des hérons, des pigeons ramiers, des corbeaux et des cigognes. C’était au printemps. Quelques-uns de ces oiseaux couvaient leurs œufs, d’autres avaient déjà fait éclore leurs jeunes. Tout à coup retentit un ramage bruyant ; toute la gent volatile voltigea éperdue, faisant entendre des cris de douleur et de colère. Coup sur coup la cognée frappait sur les arbres. La forêt allait être abattue.

Valdemar Daae voulait construire un superbe navire à trois ponts, un navire de guerre : il était sûr que le roi le lui achèterait bien cher. C’est pourquoi il avait condamné l’antique forêt, qui était à la fois l’abri des oiseaux et un moyen de reconnaissance pour les marins sur ces côtes dangereuses. Les hiboux s’enfuirent les premiers : leurs nids furent détruits. Puis hérons, corbeaux et tous les autres oiseaux se décidèrent à quitter les lieux où depuis des siècles des centaines de générations de leur race avaient eu leur demeure inviolable. Avant de partir, ils voletèrent en grands cercles par bandes, poussant des cris aigus de fureur. Je comprenais bien ce qu’ils disaient. Les corneilles criaient : ‘Crah, crah ! Notre maison craque. Crah, crah !’

Au milieu des grands arbres abattus, Valdemar Daae et ses trois filles contemplaient l’œuvre de destruction. Tous riaient aux éclats des cris sauvages des pauvres bêtes expulsées. Il n’y en eut qu’une seule, Anne-Dorothée, la plus jeune, qui eut un mouvement de pitié lorsqu’on fut pour abattre un arbre à moitié desséché sur lequel une cigogne noire avait bâti son nid, d’où les petits sortaient leurs têtes effarouchées. Les larmes aux yeux, elle supplia qu’on les épargnât, et on ne toucha pas à l’arbre. Du reste, il avait peu de valeur.

Une fois la forêt par terre, ce fut pendant des mois un travail incessant. On scia des planches, on les arrondit, on les cloua ; on construisit le navire à trois ponts. L’architecte n’était qu’un roturier, mais il n’en était pas moins fier, et il avait raison. Sur son front, dans ses yeux, brillait l’intelligence. Valdemar Daae l’écoutait volontiers causer, et sa fille Ida, l’aînée - elle avait quinze ans -, souriait lorsqu’il parlait. Tout en construisant le navire, le jeune architecte se bâtissait à lui-même un château en Espagne où il finissait par entrer en compagnie d’Ida. Cela aurait pu arriver, si seulement ce château avait été en bons murs de pierres, avec de vastes salles bien décorées, et entouré de beaux domaines, fermes et forêts.

Mais ce n’était pas le cas, et, malgré son esprit et son savoir, le pauvre architecte ne fut pas mieux accueilli qu’un moineau qui aurait voulu frayer avec des paons. Hou ! Hou ! Je m’en fus, et lui aussi. Une fois son ouvrage achevé, il lui fallut quitter Borreby. La gentille Ida le regretta une semaine, puis elle se résigna aux coups du sort.


III - Dans l’écurie hennissaient les fiers coursiers, au poil noir et luisant. Ils méritaient d’être admirés. Quand je ne prenais pas mon allure rapide, ils pouvaient lutter de vitesse avec moi. Aussi venait-on les voir de loin. L’amiral qui arriva, envoyé par le roi pour examiner le nouveau navire et l’acquérir s’il le trouvait à son gré, parla dans les termes les plus élogieux de ces superbes chevaux. J’entendais tout. Pendant qu’on se promenait sur la plage, en causant du navire, j’amoncelai devant Valdemar Daae des brins de paille qui avaient la couleur de l’or, mais l’or véritable qu’il convoitait lui échappa.

L’amiral désirait les fiers coursiers : c’est pourquoi il les louait tant. On ne le comprit pas, et le navire ne fut point acheté. Comme il ne pouvait convenir qu’au roi, il resta dans le sable, couvert de planches, comme une nouvelle arche de Noé. Jamais il ne vint de flots pour l’emporter.

Hou ! Hou ! Je file et vole ! Hou ! Hou pour la belle forêt inutilement abattue.

Au temps d’hiver, continua le vent, quand la neige couvrait les champs et que les glaçons flottaient de toutes parts, j’arrivai en grondant le long de la côte. Je vis se rassembler de grandes bandes de corneilles et de corbeaux, l’un plus noir que l’autre. Ils vinrent se poser sur le navire abandonné qui gisait dans le sable. La Mort semblait y régner. Et ils se mirent à pousser des cris rauques, ils parlaient de la belle forêt abattue, et de tous les oiseaux qui l’égayaient et qui avaient été dispersés, et de tous les nids détruits et des pauvres petits qui avaient péri dans cette affreuse débâcle, et tout cela pour cette grande machine inerte, ce fameux navire qui n’avait jamais navigué.

Je fis tourbillonner la neige, et elle vint s’étendre comme une vaste nappe autour du navire et presque au-dessus des mâts. Puis je soufflai de toutes mes forces, et, bien qu’il n’eût jamais été secoué par les flots, il apprit bientôt ce que c’est qu’une tempête. Hou ! Hou ! Hou ! Hou ! Et l’hiver fila, et ensuite l’été. Les jours s’envolèrent, comme je vole, comme s’envole la neige, et ensuite les fleurs et puis les feuilles des arbres ! Tout file, tout vole, tout s’en va. Hou ! Hou ! Et les enfants des hommes aussi.

Mais les filles de Valdemar Daae n’étaient pas encore prêtes à s’envoler. Ida était toujours resplendissante de jeunesse, comme une rose fraîchement épanouie, telle que le pauvre constructeur du navire l’avait aperçue. Souvent, quand elle était assise, pensive, sous les pommiers du verger, je saisissais et dénouais ses longs cheveux bruns, je les couvrais des fleurs blanches et roses des arbres. Elle ne s’en apercevait pas. Elle restait immobile, contemplant à travers le feuillage le soleil et l’horizon qui paraissait comme un immense lingot d’or.

Sa sœur Jeanne était élancée comme un lis, éclatante de beauté, mais la tige raide et peu flexible, comme sa mère. Elle aimait à se promener dans la grande salle d’honneur où pendaient les portraits de ses nobles ancêtres. Les femmes portaient de riches vêtements de velours et de soie, un tout petit chapeau brodé de perles sur leurs étranges coiffures ; c’étaient toutes des beautés altières. Les hommes étaient couverts de cuirasses en acier damasquiné ou de précieux manteaux de fourrure. Autour du cou, ils portaient une large fraise ; ils avaient, selon la mode antique, l’épée attachée autour de la cuisse et non à la taille.

À quelle place de la muraille mettrait-on un jour le portrait de Jeanne, et quel costume porterait le noble seigneur destiné à être son époux ? C’est à cela qu’elle pensait. Je l’entendis se parler doucement à elle-même, lorsque par une fenêtre ouverte je m’engouffrai un jour dans la salle des aïeux.

Anne-Dorothée, la pâle hyacinthe, n’était qu’une enfant de quatorze ans ; elle était silencieuse. Ses grands yeux bleus comme la mer jetaient des regards rêveurs, mais autour de ses lèvres se jouait encore le doux sourire de la première jeunesse. Pour rien au monde je n’aurais voulu faner ce délicieux sourire. Je la rencontrais sans cesse au jardin, dans le parc et jusque dans les champs, où elle cueillait des fleurs et des herbes dont son père avait besoin pour en distiller des remèdes et des breuvages.


L’histoire de Valdemar Daae et de ses filles  racontée par le vent Andersen Dulac

Valdemar Daae était pétri d’orgueil ; mais il était aussi rempli de science, il connaissait les plantes, les pierres et toute la nature. C’était bien rare, dans ces temps-là, et l’on racontait mystérieusement des choses étranges sur son vaste savoir. Même en été, le feu flambait dans la cheminée de son cabinet, où il s’enfermait des journées entières et même des nuits entières, penché sur ses cornues et ses creusets. Jamais il ne parlait de ce qu’il cherchait ainsi. Il savait que, pour se rendre maître des forces de la nature, il faut le plus rigoureux silence : son désir était d’arriver au grand art. Il croyait toucher au but et pouvoir faire de l’or rouge. C’est pourquoi la fumée s’élançait sans interruption de la cheminée ; quel feu ! quelles flammes !

Je me mêlai de l’affaire, dit le vent, et, en soufflant à travers l’âtre, je chantai : File ! File ! Tout cela ne sera que fumée, charbon et cendres. Tu te brûles, tu te brûles. Hou ! Hou ! File ! Vole ! Mais Valdemar Daae tint bon et ne voulut pas lâcher prise. Les superbes coursiers ! Où sont-ils ? Et les coupes d’or et toute la riche vaisselle en vermeil, et les troupeaux, et les métairies ? Tout cela est fondu ; tout a été vendu pour alimenter ce terrible creuset qui ne veut pas rendre une parcelle de l’or qu’il dévore. Les granges, les caves, les greniers, les armoires se vident ; les valets disparaissent ; en place accourent les rats et les souris. Une vitre se brise, une autre saute. J’eus bientôt mes coudées franches dans l’antique manoir : je n’avais plus besoin d’attendre qu’on ouvrît la porte ou de me faufiler par la cheminée ; j’entrais, je sortais à ma guise. Je soufflais à travers la porte d’honneur : cela résonnait comme le cor du gardien. Mais il n’y avait plus de gardien. Je tournai la girouette du donjon. C’était un bruit sourd et rauque, on aurait dit le ronflement du veilleur. Mais il était loin depuis longtemps : les belettes et les hiboux régnaient seuls dans la tour. Les portes sortaient de leurs gonds, tout se fendait, se crevassait, se délabrait. J’entrais, je sortais, dit le vent, c’est pourquoi j’ai si bien vu tout ce qui se passa.

Au milieu de cette fumée, de ces cendres, l’attente, la fièvre, les veilles rongeaient le corps et l’âme de Valdemar Daae. Ses cheveux, sa barbe blanchissaient. Mais non plus que dans la cheminée, la flamme ne s’éteignait dans ses yeux, qui brillaient de l’éclat fauve de la convoitise, de l’amour passionné de l’or. Rien toujours dans le creuset. Tout est vendu, les dettes s’accumulent.

Moi je chantais joyeusement à travers les vitres brisées et les fentes des murailles. Je soufflais dans les bahuts des demoiselles, où gisaient fripées, fanées, les belles robes d’autrefois qu’on ne pouvait plus remplacer et qu’il fallait continuer à porter. Jamais à ces fières jeunes filles on n’avait chanté la vieille ballade : ‘Ils vivaient dans un pays de cocagne, puis ils moururent de faim !’

Et cependant c’est ce qui leur arrivait.

Moi, je prenais de plus en plus mes ébats dans le château, dit le vent. Mon souffle devenait mélodieux à travers les longs corridors ; il résonnait en accords étranges. Mais on avait autre chose à faire que de m’écouter. Il gelait, l’hiver était glacial. Je charriai de la neige autour du château : on dit qu’elle tient chaud. Mais les trois nobles demoiselles demeuraient au lit le jour, car il ne restait plus de quoi faire de feu : la forêt, qui leur aurait fourni du bois, était abattue.

Valdemar Daae grelottait. Il souffrait la faim et tremblait, mais son orgueil restait indomptable. J’avais beau lui crier : Hou ! Hou ! File ! File !, il ne bougeait pas, ne bronchait pas. ‘Après l’hiver, vient le printemps, disait-il, après la peine, la joie. Il ne s’agit que de ne pas perdre patience. Maintenant le château et le domaine sont engagés aux usuriers : nous sommes au bout de nos ressources. Mais aussi notre triomphe approche. L’or va poindre dans mon creuset, c’est pour Pâques. Je l’ai lu dans les étoiles du ciel.’ Un autre jour voyant une araignée filer sa toile : ‘Tenace, infatigable petit tisserand ! dit-il. Tu m’apprends qu’il faut tenir ferme. Si l’on déchire ta toile, aussitôt tu la recommences et tu la refais. On l’arrache encore ; tu reprends ton œuvre et tu la termines. C’est ce qu’il nous faut faire aussi, et la récompense ne manquera pas.’


IV - C’était le matin de Pâques, les cloches de l’église voisine sonnaient à toute volée, il faisait le plus beau soleil. Tout était en fête. Mais Valdemar Daae se consumait dans la fièvre et l’angoisse. Il avait veillé toute la nuit, fait fondre, refroidir. Il avait mélangé, distillé, mélangé de nouveau. Je l’entendais pousser des soupirs de désespoir, blasphémer, puis prier : ensuite il restait immobile, retenait son haleine, contemplant la fusion qui se faisait dans les cornues.


L’histoire de Valdemar Daae et de ses filles  racontée par le vent Andersen Dulac

La lampe s’était éteinte, il ne s’en aperçut pas. Je soufflai un peu sur le feu de la cheminée : une lueur rouge éclaira son visage, qui était blanc comme de la craie. Ses yeux, enfoncés dans leurs profondes orbites, restaient fixes. Tout à coup ils grandirent, grandirent, se dilatèrent comme s’ils allaient éclater. ‘Le voilà, le verre alchimique, s’écria-t-il. Comme il reluit dans la cornue, qu’il est pur et lourd !’ Et soulevant le récipient d’une main tremblante, fléchissant sous le poids de l’émotion, il bégaya : ‘De l’or ! de l’or !’

Le vertige le prit, dit le vent, j’aurais pu le renverser du plus léger souffle. Je me glissais sur ses pas, lorsque, ayant repris ses sens, il se dirigea vers la salle où ses filles se tenaient serrées l’une contre l’autre, pour avoir un peu moins froid. Ses vêtements étaient couverts de cendres, couverts de cendres, ses cheveux en désordre et sa longue barbe. Il se dressa debout, fier et triomphant, et leva en l’air le trésor, pour lequel il avait tant souffert. ‘Trouvé ! Gagné ! s’écria-t-il. De l’or ! De l’or !’ Et il tenait la cornue de verre en l’air : au soleil, elle luisait, brillait comme un astre. Sa main tremblait, elle laissa échapper la cornue, qui se brisa avec fracas en mille morceaux. Son précieux contenu se répandit par terre et coula dans les fentes du plancher. Le bonheur de Valdemar Daae avait été comme une bulle de savon ; il avait duré un instant.

Hou ! Hou ! Je file et vole ! Je m’envolai de Borreby.


V - À la fin de l’automne, je revins dans ces parages. J’étais de joyeuse humeur, je fis tourbillonner les nuages et je balayai le ciel. Je cassai et jetai bas les branches mortes des arbres. Ce n’était pas une tâche difficile, mais c’est mon ouvrage de tous les ans, et il fallait le faire. Le malheur avait aussi fait sa besogne à Borreby. Owe Ramel, le seigneur de Basnaes, de tout temps l’ennemi de Valdemar Daae, venait de se présenter avec le titre hypothécaire qui lui transférait la propriété du domaine, du château et de tout ce qu’il contenait encore. Moi je tambourinai sur les vitres cassées, je fis claquer les vieilles portes aux gonds rouillés, je sifflai à travers les fentes et les lézardes. Hou ! Hou ! Quel sabbat je fis ! Je voulais ôter au sire Owe le désir de s’installer à Borreby.

Ida et Anne-Dorothée pleuraient amèrement. Jeanne gardait toute sa fierté ; elle se tenait droite, toute pâle de dépit. Elle se mordit le pouce jusqu’au sang. Owe Ramel offrit à Valdemar de le laisser demeurer au château sa vie durant ; mais on le remercia. Et je vis le seigneur Daae, autrefois si opulent, aujourd’hui sans abri, dresser sa tête plus altière que jamais, et quitter d’un pas assuré la demeure de ses pères. C’était un beau spectacle. J’en fus tellement saisi, que je me rejetai en arrière violemment pour le laisser passer, et je brisai une grosse branche encore en vie d’un des vieux tilleuls de la cour.


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Le moment était dur, et il fallait une grande force d’âme pour garder une contenance digne, mais Valdemar Daae avait un cœur de roche. Lui et ses filles n’avaient plus rien à eux, que les vêtements qu’ils portaient. Si, cependant : ils avaient encore une nouvelle cornue, qu’on avait pu acheter à force de privations et où l’on avait recueilli ce qu’on était parvenu à ramasser par terre de cette précieuse préparation alchimique qui devait fournir des monceaux d’or. Valdemar Daae la serra avec soin dans son sein, puis en main un bâton, le seigneur jadis si redouté, si riche, sortit du manoir de Borreby avec ses trois filles. Ses joues étaient brûlantes de colère contenue, mais je les rafraîchis de mon souffle, et je fis voltiger ses longs cheveux blancs. Pour le consoler je lui chantai ma chanson : Hou ! Hou ! Je file et vole ! Mais cela lui fit peut-être penser que toute son opulence s’était envolée, comme emportée par une bourrasque. Hou ! Hou !

Ida marchait à l’un des côtés de son vieux père, Anne-Dorothée de l’autre. Jeanne se tenait en arrière. Devant la porte, elle se retourna pour jeter un dernier regard sur le lieu où elle avait vécu dans le luxe et dans la richesse. Ses yeux n’étaient même pas humides ; mais cette fierté n’attendrit pas le sort.

Ils suivirent le chemin où ils avaient passé si souvent dans leur beau carrosse. Maintenant, à les voir, on aurait dit une famille de mendiants. À travers champs et bruyères, ils gagnèrent la hutte d’argile, qu’ils avaient louée pour un écu et demi par an. Leur nouvelle demeure était aussi vide de meubles que celle qu’ils venaient de quitter ; il y avait les quatre murailles nues. Corbeaux et corneilles voletaient là par bandes, criant d’une voix gouailleuse : ‘Crah, crah, rrrka, crah !’ Comme autrefois, lorsqu’on avait abattu la belle forêt. Le sire Daae et ses filles entendirent bien ces voix moqueuses, mais qu’est-ce que cela pouvait leur faire, après ce qu’ils avaient éprouvé ? Ils s’installèrent dans leur hutte misérable. Je les laissai pour continuer mon ouvrage, faire tomber les feuilles et pousser les nuages, les amonceler et les faire ruisseler en pluie, agiter les vagues de la mer et submerger les navires. Hou ! Hou ! Je file et vole !


VI - Qu’advint-il de Valdemar Daae et de ses filles ? Ce fut un demi-siècle plus tard, dit le vent, que je vis pour la dernière, dernière fois, Anne-Dorothée, la pâle hyacinthe. Elle était vieillie et courbée. Elle avait survécu à tous les autres, elle se souvenait de tout. Sur le balcon du beau château du prévôt de Viborg se tenait la noble dame du manoir avec ses filles. Elles contemplaient la vaste bruyère. Leurs regards s’arrêtèrent sur un arbre isolé au milieu de la lande : un nid de cigogne y était suspendu. Contre l’arbre, se trouvait adossée une pauvre cabane délabrée, recouverte de branches et de mousse. Elle était moins bien entretenue que le nid de la cigogne. Quand je passais par là, dit le vent, je retenais mon souffle pour ne pas renverser la misérable masure. Elle faisait tache dans le paysage et on l’aurait enlevée avec l’arbre, si n’avait été le nid. On ne voulait pas chasser l’oiseau d’Égypte. C’est pourquoi on laissait subsister l’arbre et aussi la baraque. La pauvresse qui l’habitait conservait ainsi un abri. Était-ce la récompense de ce qu’un jour elle avait supplié qu’on n’abattît pas ce même arbre, à cause du nid de cigogne ? Elle le croyait, car elle se souvenait de tout. ‘Ah ! Ah ! l’entendais-je soupirer, ah ! se disait-elle à elle-même : les cloches n’ont pas sonné à ton enterrement, Valdemar Daae. Les enfants du village ne sont pas venus chanter les psaumes, quand fut enseveli le dernier des anciens et puissants seigneurs de Borreby. Il savait qu’aucun honneur ne lui serait rendu ; cependant il vit arriver la mort avec joie. Tout a une fin, même la misère. Rien n’avait pu abaisser son esprit altier, jusqu’à ce que ma sœur Ida, vaincue par la souffrance et les privations, consentit à épouser un paysan. Cela fut trop pour Valdemar Daae. Sa fille, la femme d’un serf, taillable et corvéable, que le seigneur du village pouvait, quand il le voulait, faire attacher au pilori pour la moindre faute ! Le cœur de Valdemar se brisa. À peine sauvée de la faim, Ida mourut de chagrin de s’être ainsi mésalliée. Que j’envie son sort ! Je ne puis donc mourir. Oh ! Dieu de miséricorde, délivrez-moi de cette longue torture.’

L’autre sœur, reprit le vent, Jeanne la fière, avait un esprit viril et le cœur haut. Elle prit des habits d’homme. La souffrance avait flétri sa beauté, et, ainsi vêtue, on ne la prenait plus pour une femme. Elle s’engagea comme matelot à bord d’un navire. Elle était taciturne et sombre, mais elle travaillait ferme. Jamais elle ne reçut un mot de reproche. Elle acceptait son salaire, mais elle faisait plus que sa tâche. Une nuit par une tempête je la soufflai par-dessus bord dans la mer, dit le vent. À mon avis, j’ai bien agi et je lui ai rendu service.


VII - Par une matinée de Pâques, pareille à celle où Valdemar Daae crut avoir découvert le secret de faire de l’or, j’entendis chanter un cantique sous le nid de la cigogne, dans la hutte délabrée : quelle voix douce et touchante ! On aurait dit le son harmonieux des roseaux, lorsque je les caresse. C’était le dernier chant d’Anne-Dorothée. Elle regardait la bruyère par l’ouverture qui figurait la fenêtre de la cabane. Le soleil resplendissant vint comme un immense globe d’or se montrer à ses yeux. À ce spectacle tous ses souvenirs se ravivèrent. Elle poussa un dernier soupir, puis son cœur se brisa, et ses yeux se fermèrent pour toujours. Je fus seul à chanter à son enterrement, dit le vent. Je sais où est sa tombe et celle de son père. Personne au monde ne les connaît. Aujourd’hui, une voie de chemin de fer passe à l’endroit où ils reposent tous deux. Un long train de wagons, lancé à toute vapeur, arrive avec fracas : le voilà déjà loin. On entend encore : Hou ! Hou ! Je file et vole ! Je fais de même, car mon histoire est finie.

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