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Finist, le faucon

Conte traditionnel russe, avec des illustrations de Stanislav Kovalev


Le texte de ce conte est dans le domaine public, mais pas les illustrations.


Illustration de Gleb Bedarev

Illustration de Gleb Bedarev


Un paysan veuf vivait avec ses trois filles. L’aînée et la seconde étaient des coquettes, qui ne pensaient qu’à leur toilette, et se pomponnaient du matin au soir. Mais la plus jeune aimait à s’occuper des soins du ménage, bien qu’elle fût d’une beauté telle qu’on n’aurait pu la décrire. Toute la journée, elle veillait au soin des bêtes, reprisait le linge de tous, enfournait le pain, et cuisait la soupe.

Un jour, le paysan, se rendant à la ville pour la foire, demanda à ses filles :

« Mes filles bien-aimées, veuillez me dire quel cadeau vous ferait plaisir.

— Père, achetez-moi une robe de soie neuve, toute brodée d’or, répondit l’aînée.

— Père, achetez-moi un petit mouchoir de soie, ajouta la seconde. Et ajoutez une paire de bottes en cuir souple, avec de hauts talons, qui claquent en marchant.

L’aînée, qui était de tempérament jaloux, reprit :

— Achetez-moi également des bottes, ainsi qu’une bague, avec un diamant. Ce n’est que justice : je suis l’aînée, après tout.

Et la cadette dit :

— Père, je n’ai besoin de rien.

— Ce ne serait pas juste, mon enfant, répondit celui-ci. Je te rapporterai au moins des dragées.

— Non merci, père. Mais si vous insistez, si cela n’est pas trop cher, ce que je souhaiterais, c’est une fleur de couleur rouge sang. »


Illustration d'Ivan Bilibine


Le vieux partit, s’acquitta des deux premières commissions ; mais, dans toute la ville, il ne trouva personne qui vendît de fleur de cette couleur.

Cependant, en revenant, il rencontra en chemin un petit vieux, qui portait dans ses mains une telle fleur. Grande joie du bonhomme, qui demanda au passant de la lui vendre.

« Elle n’est pas à vendre, répondit le vieux ; c’est un legs. Elle n’a pas de prix, et je ne peux la céder contre de l’argent. Cependant je te la donnerai pour rien, si en échange, tu promets ta fille cadette en mariage à mon fils.

— Et qui donc est ton fils ?

— C’est un jeune homme courageux et bon. Il s’appelle Finist le Faucon resplendissant. Le jour il tournoie au ciel, au milieu des nuages ; la nuit, il descend sur terre sous la forme d’un beau jeune homme.

Le paysan devint pensif.

— Refuser cette fleur, se dit-il, c’est affliger ma fille ; mais si je l’accepte, Dieu sait à qui je la donnerai en mariage ! »

Après mûre réflexion, il accepta le marché, car l’idée lui vint qu’au cas où ce faucon lui déplairait, il pourrait toujours se dédire. Dès que le père du fiancé lui eut confié la fleur, il disparut : ce fut comme si notre vieux n’avait jamais rencontré personne… Alors il se gratta la nuque, et devint plus pensif encore.

« Tout ceci n’est pas clair, se dit-il. »


llustrations de Stanislav Kovalev

De retour à la maison, il donna à ses deux filles aînées les cadeaux demandés, et à la cadette, il offrit la fleur couleur rouge sang, en disant :

« Elle me déplaît cette fleur, ma fillette chérie ; elle me déplaît !

— Et pourquoi cela, mon père ? demanda la jeune fille.

Et celui-ci lui murmura à l’oreille :

— Cette fleur n’avait pas de prix : on me l’a donnée. Mais, par l’entremise du vieux qui m’en a fait cadeau, je t’ai fiancée à son fils. Il s’appelle Finist le Faucon resplendissant, m’a dit son père.

Et il lui raconta tout ce que le vieillard lui avait dit sur son fils.

— Ne vous chagrinez pas, mon père, répondit la jeune fille. Ne jugez pas mon fiancé sans l’avoir vu. Peut-être, quand il sera descendu sur terre, nous plaira-t-il. »

Alors, elle s’enferma dans sa chambre claire, qui donnait sur le jardin, mit sa fleur dans un vase d’eau fraîche, ouvrit sa fenêtre et plongea son regard dans l’horizon bleu.

À peine le soleil se fut-il couché derrière la forêt, qu’arrivant d’on ne sait où, un faucon resplendissant, au plumage multicolore, fondit à tire-d’aile vers la lucarne, s’abattit sur le rebord, s’élança dans la chambre, toucha le plancher, et se transforma instantanément en un beau jeune homme. La jeune fille, terrifiée, fut sur le point de crier ; mais le jeune homme lui prit affectueusement les mains, la regarda dans les yeux avec tendresse, et dit :

« N’aie pas peur de moi. Chaque soir, jusqu’à notre mariage, je viendrai te voir. Dès que tu mettras cette fleur rouge à ta fenêtre, je t’apparaîtrai. Arrache une petite plume de mon aile : quoi que tu désires, tu n’auras qu’à sortir sur le pas de ta porte et agiter la plume. Tout ce que tu souhaites s’accomplira. »


llustrations de Stanislav Kovalev

Faucon resplendissant embrassa sa fiancée, s’envola par la fenêtre et, se retournant, jeta un douloureux regard à la jeune fille. Dès lors, elle plaça chaque soir, sur le rebord de sa fenêtre, le vase avec la fleur toute rouge. Et dès qu’elle l’avait posée, Finist, le bon Faucon resplendissant descendait vers elle.

Toute une semaine se passa ainsi. Arriva le dimanche. Les sœurs aînées s’apprêtèrent pour aller se promener en ville ; elles se parèrent de leurs présents, et se moquèrent de la cadette en disant :

« Que vas-tu mettre ? Tu n’as pas eu de cadeau.

— Cela ne me fait rien, je resterai aujourd’hui à la maison » répondit celle-ci.

Elle attendit le moment propice, sortit sur le pas de la porte, agita la plume en l’air, et, venue d’on ne sait où, se dressa devant elle un carrosse de cristal, tiré par quatre chevaux blancs et pourvu d’une suite nombreuse de domestiques, tout galonnés d’or. Elle même se trouva parée de soie brodée d’or et d’argent et de pierreries multicolores. La jeune fille s’assit dans la voiture, et la voilà partie.

Quand elle entra en ville, tous admirèrent sa beauté, ses vêtements et son équipage.

« C’est apparemment l’épouse de quelque prince, venue en visite », chuchotèrent entre eux les braves gens.

À la fin de l’après-midi, la jeune fille remonta dans son carrosse, qui roula jusqu’à chez elle. Elle s’arrêta devant le perron, agita la plume en l’air : en un clin d’œil, carrosse, domestiques, riches ornements, tout disparut. Quand ses sœurs rentrèrent au logis, elles la trouvèrent, comme d’habitude, assise à la fenêtre.

« Ah ! Petite sœur, lui dirent-elles, une véritable beauté est venue cet après-midi se promener en ville ! »

Deux semaines se passèrent, et par conséquent deux dimanches. La jeune fille continuait à tromper finement ses sœurs et son père. Mais, le dernier dimanche, comme elle enlevait ses parures, elle oublia dans ses cheveux une attache en diamant. Les sœurs aînées, de retour de la ville, tout en lui parlant de la belle visiteuse, s’écrièrent d’une seule voix à la vue du bijou :

« Ah ! Petite sœur, qu’as-tu donc là ? »

La jeune fille poussa un cri, et se précipita dans sa chambre.


llustrations de Stanislav Kovalev

Dès lors, ses sœurs aînées prirent l’habitude de la surveiller, de prêter l’oreille la nuit à la porte de sa chambre, et furent bientôt sur les traces du mystère, en remarquant qu’à l’aurore, un faucon au clair plumage s’envolait de sa fenêtre, et disparaissait derrière la sombre forêt. Les sœurs conçurent alors un sombre projet. Vers le soir, elles enfoncèrent sur le rebord de la fenêtre de leur sœur du verre cassé, y plantèrent des aiguilles et des couteaux pointus, pour le faucon, en s’y abattant, se blessât jusqu’au sang.

Quand celui-ci arriva le soir même, il se débattit, se débattit, mais ne put se poser sur le bord de la fenêtre sans se meurtrir les pattes et s’entamer les ailes. Alors, très triste, il s’envola en criant à la jeune fille :

« Adieu ma fiancée ! Plus jamais tu ne me verras ici. Cherche-moi au delà de vingt-sept prairies, dans le trentième empire. Bien longue est la route qui y conduit : tu useras des sandales de fer, tu briseras un bâton de fonte, tu mangeras un pain dur comme pierre avant de me trouver ! »

À ce moment-là, la jeune fille dormait profondément. Dans son sommeil, elle entendit ces mots, et cependant, ne put se réveiller. Elle ne s’éveilla qu’au matin ; voyant la fenêtre hérissée de couteaux et de pointes, tout ruisselants de sang, elle comprit ce qui s’était passé. La pauvre fondit en larmes :

« Voilà sans doute, l’œuvre de mes sœurs… se dit-elle.


Le même jour, elle fit ses préparatifs : elle demanda au forgeron de lui cercler de fer une paire de souliers et de lui fabriquer un bâton de marche en fonte. Puis elle fit cuire une miche de pain noir. Enfin, elle quitta la maison pour aller par l’univers, au grand soleil, chercher son fiancé bien-aimé, Finist le Faucon resplendissant.


llustrations de Stanislav Kovalev

Elle marcha, marcha, encore et encore. Elle traversa une forêt épaisse et silencieuse, des marais aux eaux couleur de rouille, et des déserts stériles. Elle arriva enfin à une izba, et frappa à la lucarne en disant :

« Hôte et hôtesse, je suis une jeune fille qui voyage seule. Pouvez-vous m’offrir un abri, durant la sombre nuit.

Une petite vieille parut sur le seuil.

— Sois la bienvenue, jeune fille. Où vas-tu, ma colombe ?

— Ah, petite mère ! Je cherche mon bien-aimé, Finist, le Faucon resplendissant ! Ne m’indiqueras-tu pas l’endroit où le trouver ?

— Non, moi, je ne le sais pas. Mais rends-toi demain chez ma deuxième sœur, qui est plus âgée que moi : elle te l’apprendra. Pour que tu ne t’écartes pas de ton chemin, voici un peloton de fil : tu n’auras qu’à le laisser se dérouler devant toi ; il te mènera à bon port.


llustrations de Stanislav Kovalev

La jeune fille passa la nuit chez cette vieille. Au matin, lorsqu’elle partit, son hôtesse lui fit un autre présent.

— Prends cette quenouille d’argent et ce fuseau d’or. Dès que tu te mettras à filer du chanvre, un fil d’or se déroulera. Quand le temps sera venu, mon cadeau te servira. »


llustrations de Stanislav Kovalev

La jeune fille la remercia et suivit le peloton, qui la conduisit au travers de forêts sombres, puis de plaines désolées et rocailleuses, dans lesquelles la végétation était rare. Elle marcha ainsi très longtemps, si longtemps qu’elle n’aurait pu dire depuis combien de temps elle était partie. Elle était devenue si mince, que son père lui-même n’aurait pu la reconnaître. Ses chaussures cerclées commençaient à s’user ; son bâton de marche menaçait de se fendre ; les dernières bouchées de pain de sa miche étaient devenues si dures, qu’on aurait cru avaler des cailloux. C’est alors qu’elle parvint à une pauvre isba, cachée au milieu d’une forêt profonde.


llustrations de Stanislav Kovalev

La jeune fille frappa. Une nouvelle petite vieille lui ouvrit la porte. Après avoir interrogé la voyageuse, elle lui dit :

« Il te reste, ma chère enfant, encore beaucoup de chemin. Il ne sera pas facile de retrouver ton fiancé. Mais notre sœur aînée te guidera mieux que moi. Voilà mon cadeau pour la route : c’est un plateau, et un petit œuf d'or. »


llustrations de Stanislav Kovalev

La nuit passée, la jeune fille s’en fut, suivant toujours le peloton. Elle alla encore plus loin, encore plus loin. La forêt devenait de plus en plus noire et épaisse, et les cimes des arbres semblaient occulter le ciel. Le peloton s’arrêta devant une troisième izba. Une vieille se montra sur le seuil. C’était la plus âgée des trois sœurs. Elle offrit à la jeune fille un abri pour la nuit.

Celle-ci lui raconta où elle allait, ce qu’elle cherchait.

« Je connais Finist ! lui répondit la vieille. Je suis aussi âgée que la Terre. Ma vie a été si longue que je me souviens de tout. Dans cette affaire, tu n’as pas de chance, mon enfant ! Ton bien-aimé est fiancé à une tzarevna fort riche, et le mariage approche. Lorsque tu sortiras de cette forêt, assieds-toi sur une pierre, prends ta quenouille d’argent et ton fuseau. N’accepte aucun argent : demande seulement à voir Finist. »


La jeune fille partit donc. La forêt devint de plus en plus clairsemée, et les derniers arbres dépassés, elle se retrouva face à la mer, vaste étendue qui s’étalait devant elle. Là-bas, au loin, au-dessus de l’horizon, flamboyaient comme un incendie les dômes dorés de tours en pierres blanches.

« C’est sans doute là le royaume de mon fiancé… » pensa la jeune fille.

Elle s’assit sur une pierre, prit la quenouille d’argent, le fuseau d’or et fila du chanvre. Un fil d’or se déroula. Soudain, elle vit venir vers elle, le long du chemin une tzarevna suivie d’un cortège de domestiques et de courtisanes. Cette princesse s’approcha, admira son ouvrage, et lui marchanda la quenouille d’argent et le fuseau d’or.

« Tzarevna, répondit la jeune fille, je te les donnerai pour rien, laisse-moi seulement passer une heure auprès de ton fiancé, Finist, le Faucon resplendissant.

La tzarevna hésita longtemps et finit par répondre :

— Bon, j’y consens, car mon envie de posséder ces jouets est trop grande. Cet après-midi, quand il se couchera pour se reposer après déjeuner, tu iras dans sa chambre afin d’en chasser les mouches qui l’importunent. »

L’après-midi même, la tzarevna fit boire à Finist de l’eau où avaient trempé des herbes soporifiques, et laissa venir jusqu’à lui la jeune fille. Quand un sommeil invincible l’eut envahi, la jeune fille, assise à son chevet fondit en larmes :

« Réveille-toi, réveille-toi, Faucon resplendissant ! dit-elle au jeune homme. Je suis venue à toi de bien loin. J’ai usé des sandales cerclées de fer, j’ai brisé un bâton de fonte, j’ai mangé du pain dur comme pierre, pour venir te chercher, toi, mon bien-aimé ! »

Mais Finist n’entendait rien. Bientôt la tzarevna entra, enjoignit à la jeune fille de sortir, et il se réveilla.

« J’ai dormi longtemps, dit-il. Tout le temps de mon sommeil, il me semblait que quelqu’un était là, au-dessus de ma tête, mêlant des paroles à des pleurs.

— Tu as sans doute rêvé, dit sa fiancée. Je suis restée moi-même assise tout le temps à ton chevet, à écarter les mouches, et personne n’est venu. »

Le jour suivant, la jeune fille s’assit de nouveau sur le rivage, tenant son plateau d’argent, sur lequel elle faisait rouler son petit œuf en or. La tzarevna, qui sortait pour se promener, s’approcha d’elle, et lui demanda de lui vendre ce jouet.


llustrations de Stanislav Kovalev

« Cet objet ne se vend pas, répondit la jeune fille : il se donne. Laisse-moi une fois encore passer un moment auprès de ton fiancé, et je te l’offrirai pour rien.

— Si tu veux, car mon envie de le posséder est trop grande. Nous procéderons comme hier, répondit la tzarevna.

Elle fit de nouveau boire à Finist un breuvage soporifique, et laissa venir la jeune fille à son chevet. Comme celle-ci pleurait, penchée sur son bien-aimé, une de ses larmes brûlantes tomba sur les joues du jeune homme.

Faucon sortit de son lourd sommeil, et demanda :

« Qu’est-ce qui vient de me brûler ?

— Cher objet de mes désirs, répondit la jeune fille, je suis venue de loin pour te retrouver. Comme tu l’avais prédit, j’ai usé des sandales de fer, brisé un bâton de fonte, et me suis nourrie de pain dur comme la pierre. Et voilà maintenant, que tu ne réponds pas à mes paroles… »

Finist reconnut enfin sa fiancée. On ne peut dire quelle fut sa joie.

La jeune fille lui raconta toutes les épreuves qu’elle avait endurées, la méchante jalousie de ses sœurs, son long voyage, le marché passé avec la tzarevna.

Faucon resplendissant la trouva encore plus belle qu’autrefois. Il l’embrassa sur les lèvres, puis, sans tarder, ordonna de faire sonner les cloches et que tout le petit peuple s’assemble sur la grande place.

« Braves gens, leur dit-il, dites-moi bien franchement, selon la sagesse et le raisonnement. Quelle est la fiancée que je dois prendre pour femme : celle qui m’a vendu, ou bien celle qui m’a racheté ? »

Les braves gens conclurent d’une seule voix qu’il fallait prendre la deuxième.

C’est ce que fit Faucon resplendissant. Ils se marièrent le jour même. Les noces furent gaies, bruyantes, fastueuses.


llustrations de Stanislav Kovalev

Moi qui vous parle, j’y étais. Et j’y bus du miel et de la bière. Quel jour inoubliable ce fut pour nous tous !

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