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Douze contes cruels

... de Juliana Horatia Ewing


J'offre gracieusement toutes mes traductions inédites illustrées. Vous pouvez télécharger ce recueil sur la page :



Frances Browne Contes du temps des fées

Le recueil que je vous présente aujourd'hui fut un véritable coup de cœur. Les contes qui le composent provoquent chez le lecteur une déferlante d'émotions, voire de questionnements spirituels. Pourtant, l'oeuvre de Juliana Horatia Ewing reste très peu connue en France...


Vous pourrez trouver dessous de la présentation le texte de mon conte préféré, choisi dans ce recueil - mais le choix fut difficile ! -.


J'espère que cette lecture sera pour vous une agréable découverte !



Présentation des Douze contes cruels :


Non, les contes de fées ne sont pas tous remplis de bons sentiments !


Non, ils ne connaissent pas tous une fin heureuse !


Dans ces douze récits fantastiques, on vit, on meurt, on souffre ; les imbéciles les tricheurs, les jaloux les colériques sont décrits comme tels.

Cependant, ces histoires se veulent inspirantes, morales sans être moralisatrices, insolentes sans être cyniques, et toujours, en fin de compte, récréatives et amusantes. En cela, elles sont aussi destinées aux enfants.


En voici le sommaire :

I - L’Ogre courtisan

Que faire d’un ogre cruel et sanguinaire, qui décime les jeunes filles de la région ? Eh bien, se montrer plus retors que lui !

II - La Chance vaut mieux que l’or.

Vaut-il mieux avoir comme parrain, la Chance, ou la Fortune ? La question mérite qu’on s’y attarde…

III - Les présents des magiciens

Il est plus facile de mourir pour se punir, que de vivre pour s’amender. Et pourtant, le deuxième choix est le meilleur…

IV - Le génie qui désirait une âme immortelle

L’ermite dit au génie : « Si un homme ou une femme donne librement sa vie pour toi, alors tu obtiendras une âme immortelle. Mais pour cela, tu dois mourir en même temps que lui. »

V - L’anneau de la première épouse

Pour déjouer les noirs desseins d’une marâtre, il faut savoir réaliser l’impossible…

VI - Le Gentil Guillaume et la sirène

Il arrive qu’un bienfait mette deux fois sept années pour trouver sa récompense.

VII - L’Aveugle et le Chien qui parle

Le bonheur découle de l’Amour, et celui qui se refuse à aimer en sera à jamais privé.

VIII - Le vase merveilleux

La simplicité des besoins peut vous rendre maître de la fortune.

IX - Le cordonnier et ses fantômes

Une grosse rentrée d’argent est parfois une calamité pour un benêt !

X - Les aiguilles

Repriser des chaussettes est un passe-temps tout simple, mais qui peut parfois vous sauver la vie !

XI - La fripouille et l’imbécile

Dans cette savoureuse association, lequel sera le plus berné des deux ?

XII - Sous le soleil

La cupidité vous fait parfois oublier jusqu’aux réalités les plus « cosmiquement » évidentes.


Il s’agit ici de la traduction intégrale de douze contes de fées, publiés par la poétesse britannique Juliana Horatia Ewing (1841 - 1885), dans les recueils intitulés Old-Fashioned Fairy Tales (1882) et Last Words (1891).

Les illustrations en couleurs sont de l’artiste suédois John Bauer.



VII - L’Aveugle et le Chien qui parle


Il était une fois un vieil homme que la mauvaise Fortune, - dont les yeux sont bandés -, avait privé de la vue : il était aveugle. Elle l’avait également privé de l’ouïe : il était sourd. L’homme avait toujours été pauvre. Comme le Temps l’avait également privé de sa jeunesse et de sa force, il ne restait plus à la Mort qu’un fardeau bien léger à emporter, quand celle-ci croiserait son chemin.

Cependant, l’Amour, - qui est aveugle, lui aussi -, avait donné à cet homme un Chien. Cette bête l’emmenait chaque matin s’asseoir au soleil sous un pommier sauvage, tenait son chapeau pour recevoir les aumônes, et le raccompagnait en sécurité chez lui, à la tombée du jour.

Le Chien était fidèle et sage. - Comme c’est souvent le cas -. Mais ce qui le rendait unique, c’est qu’il savait parler.



Un jour, le fils du Maire descendit la route, en tenant par la main sa camarade de jeux, Aldegunda.

« Donne une pièce à ce pauvre homme, dit celle-ci.

— Tu veux toujours que je distribue mon argent ! répondit le jeune garçon d’un ton maussade. Il est vrai que mon père est l’homme le plus riche de la ville, et que j’ai encore en poche une couronne d’argent. »

Il mit cependant une petite pièce dans le chapeau que tenait le Chien. Ce dernier la donna à son maître.

« Dieu vous bénisse, dit l’Aveugle.

— Amen, ajouta le Chien.

— Aldegunda ! Aldegunda ! s’écria le jeune garçon en bondissant de joie. Ce Chien sait parler ! Je donnerais ma couronne d’argent pour l’avoir ! Vieil homme, dis-moi, me vendrais-tu ton chien pour une couronne ?

— Mon maître est aveugle et muet, dit le Chien.

— Quelle misérable vieille créature, répondit le garçon d’un ton compatissant.

— Pensez-vous que les hommes misérables sourient ? demanda le Chien. Or, il arrive à mon maître de sourire : quand le soleil réchauffe nos vieux os, quand il sent le chapeau trembler contre son genou, au passage des pièces, et quand je lui lèche la main.

— En dépit de cela, il reste un pitoyable vieux mendiant, dépourvu de tout, insista le garçon. Écoute, je suis le fils du Maire. C’est l’homme le plus riche de la ville. Viens vivre avec moi, et je donnerai à ce vieil homme une couronne d’argent. Je serais parfaitement heureux, si je pouvais posséder un chien qui parle.

— Cette proposition mérite réflexion, répondit le Chien. J’apprécierais certainement d’avoir un maître parfaitement heureux. Êtes-vous certain de ne rien désirer d’autre ?

— J’aimerais être un homme, dit le garçon. Je pourrais faire exactement ce que je veux, avoir tout un tas d’argent à dépenser, et être en vacances d’un bout à l’autre de l’année.

— Cela paraît alléchant, dit le Chien. Je vais peut-être attendre que vous ayez grandi. Il n’y a rien d’autre qui puisse vous faire envie, je suppose ?

— J’aimerais avoir un cheval, dit le garçon. Un vrai destrier noir ! Mon père devrait savoir que je suis trop grand pour les chevaux à bascule ! Cela me contrarie !

— Je vais attendre ce destrier, je pense, répondit le Chien. En dehors des chevaux à bascule, rien ne vous contrarie, j’espère ?

— Aldegunda me contrarie plus que tout, dit le garçon d’un ton mécontent. C’est très dur, parce que je l’aime beaucoup. Elle n’arrête pas de tomber quand nous faisons la course : ses jambes sont si courtes ! C’est son anniversaire aujourd’hui. Pourtant, elle marche avec aussi peu d’assurance qu’hier, alors qu’elle a un an de plus !

— Elle devra apprendre à courir d’ici à ce que vous soyez devenu un homme, répondit le Chien. Une petite fille aussi adorable ne peut vous causer d’autre chagrin, j’en suis sûr ?

Le garçon fronça les sourcils.

— Elle désire sans cesse une chose ou une autre. Là, en ce moment, elle veut quelque chose, je le vois. Que veux-tu, Aldegunda ?

— Je voudrais, répondit Aldegunda avec hésitation, que nous conservions la petite pièce, si tu peux la retirer du chapeau, et qu’en échange, l’Aveugle ait la couronne en argent.

— C’est tout à fait toi ! dit le jeune garçon, avec colère. Tu es toujours d’un avis différent du mien. Souviens-toi, Aldegunda, si tu n’approuves pas tout ce que je fais, ne compte pas sur moi pour t’épouser, quand tu seras grande ! »

En entendant ces mots, la fillette éclata en sanglots, à tel point que les rubans de son chapeau se dénouèrent. Le jeune garçon dut les attacher à nouveau.

« Et si tu pleures, je ne t’épouserai pas non plus » dit-il.

La seule conséquence fut qu’elle pleura de plus belle : tous deux continuèrent leur chemin, tout en se chamaillant.

Quant au vieil homme, il ne vit rien. Mais quand le Chien lui lécha la main, il sourit.

Le garçon revint souvent, accompagné de sa camarade, afin de tenter d’acheter le Chien qui parle. Mais ce dernier lui demandait toujours s’il avait d’ors et déjà obtenu tout ce qu’il désirait. Or, le garçon était bien trop honnête pour répondre qu’il était comblé, alors que ce n’était pas le cas.

« Le jour où vous ne souhaiterez rien d’autre que moi, je vous appartiendrai, dit le Chien. À moins que mon maître actuel n’ait atteint, avant vous, le parfait bonheur.

— Je ne pense pas que cela puisse arriver » répondit le garçon.

Le Maire finit par mourir. Son épouse retourna dans sa ville natale, emmenant son fils avec elle.

Les années passèrent. L’Aveugle vivait toujours. Il était comme ceux qui deviennent très vieux, tout en restant bien tranquilles dans leur coin, et que la Mort semble avoir oubliés.

Les années passèrent. Le fils du Maire devint un homme. Il était riche, puissant, et possédait un splendide destrier noir. Aldegunda grandit elle aussi. Elle était belle, magnifiquement belle. L’Amour, qui est aveugle, la donna à son ancien camarade.

Ce fut un mariage somptueux. À la fin de la cérémonie, le marié, monté sur son destrier noir, sa jeune épouse derrière lui, partit sur les chemins.

« Comme c’est merveilleux, dit-il. Nous allons nous rendre dans la ville où nous avons passé notre enfance. Si l’Aveugle est encore vivant, tu lui donneras une couronne d’argent. Si le Chien est encore vivant, il sera à moi. Car aujourd’hui, je suis comblé et ne désire plus rien !

Aldegunda songeait :

— Nous sommes tellement heureux. Nous possédons tant de choses. Prendre son chien à ce vieil homme, cela ne me plaît pas… »

Mais elle ne dit rien.



Ils arrivèrent bientôt sous le pommier sauvage : le banc était vide.

« Qu’est-il arrivé à l’Aveugle ? demanda le fils du Maire à un paysan qui passait par là.

— Il est mort il y a deux jours, répondit ce dernier. On l’a enterré aujourd’hui. Le prêtre et les choristes reviennent de la tombe.

— Et le Chien qui parle ? demanda le jeune homme.

— Il est couché sur la tombe, dit le paysan. Mais il n’a ni parlé ni mangé depuis la mort de son maître.

— Nous sommes arrivés à temps ! » s’écria le jeune homme triomphalement. Il se dirigea vers le cimetière.

Le chien gisait sur la tombe, comme on le lui avait dit. Le prêtre et ses jeunes choristes remontaient le sentier. Ceux-ci chantaient, avec des voix claires et perçantes :

« Bénis soient ceux qui meurent dans la paix de Dieu !

— Ton vieux maître est mort : viens vivre avec moi, dit le jeune homme en se penchant vers le Chien.

Mais celui-ci ne répondit pas.

— Je pense qu’il est mort, monsieur, dit le fossoyeur.

— Je ne peux pas le croire ! pleurnicha le jeune homme. C’était un chien magique. Il avait promis d’être à moi le jour où je pourrais dire ce que je suis prêt à dire aujourd’hui. Il aurait dû tenir sa promesse !

Aldegunda prit dans ses mains la tête froide du Chien, l’inondant de ses larmes.

— Oui, mais souviens-toi d’une chose, dit-elle. Il avait promis de t’appartenir quand tu serais heureux. Mais seulement à la condition que son vieux maître n’ait pas atteint le bonheur parfait avant toi. Peut-être que…

— Je me souviens surtout que tu cherches toujours à me contredire ! répondit le jeune homme impatiemment. Tu l’as toujours fait. À présent, tu pleures le jour de notre mariage ! Je suppose qu’en réalité, aucun de nous n’est heureux ! »

Aldegunda ne répondit pas. Elle savait qu’il n’était pas prêt à entendre qu’un homme tel que lui, au caractère égoïste et tyrannique, ne trouve jamais le bonheur.


Alors qu’ils reprenaient leur route, dans la verdure des chemins, les voix aigües des choristes les suivirent longtemps :

« Bénis soient les morts ! Bénis soient-ils ! »


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