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Ce soir à Samarkand

... Ce conte persan très connu nous incite à réfléchir à la question suivante : Devons-nous craindre la mort ?


 Stanczyk par Jan Matejko

Stańczyk, un des plus célèbres bouffons de Pologne, par Jan Matejko,1862



Un matin, le calife d’une grande ville vit accourir son premier vizir dans un état de vive agitation. Il demanda les raisons de cette apparente inquiétude, et le vizir lui dit :

« Je t’en supplie, laisse-moi quitter la ville aujourd’hui même.

— Pourquoi ?

— Ce matin, en traversant la place pour venir au palais, je me suis senti heurté à l’épaule. Je me retournai, et je vis la mort qui me regardait fixement.

— La mort ?

— Oui, la mort. Je l’ai bien reconnue, toute drapée de noir avec une écharpe rouge. Elle est ici, et elle me regardait pour me faire peur. Car elle me cherche, j’en suis sûr. Laisse-moi quitter la ville à l’instant même. Je prendrai mon meilleur cheval et je peux arriver ce soir à Samarkand.

— Était-ce vraiment la mort ? En es-tu sûr ?

— Totalement sûr. Je l’ai vue comme je te vois. Je suis sûr que tu es toi et je suis sûr qu’elle était elle. Laisse-moi partir, je te le demande. »

Le calife, qui avait de l’affection pour son vizir, le laissa partir. L’homme revint à sa demeure, sella le premier de ses chevaux et franchit au galop une des portes de la ville, en direction de Samarkand.


Un moment plus tard, le calife, qu’une pensée secrète tourmentait, décida de se déguiser, comme il le faisait quelquefois, et de sortir de son palais. Tout seul, il se rendit sur la grande place au milieu des bruits du marché, il chercha la mort des yeux et il l’aperçut. Il la reconnut.

Le vizir ne s’était aucunement trompé. Il s’agissait bien de la mort, haute et maigre, de noir habillée, le visage à demi dissimulé sous une écharpe de coton rouge. Elle allait d’un groupe à l’autre dans le marché sans qu’on la remarquât, effleurant du doigt l’épaule d’un homme qui disposait son étalage, touchant le bras d’une femme chargée de menthe, évitant un enfant qui courait vers elle.

Le calife se dirigea vers la mort. Celle-ci le reconnut immédiatement, malgré son déguisement, et s’inclina en signe de respect.

« J’ai une question à te poser, lui dit le calife, à voix basse.

— Je t’écoute.

— Mon premier vizir est un homme encore jeune, en pleine santé, efficace et probablement honnête. Pourquoi ce matin, alors qu’il venait au palais, l’as-tu heurté et effrayé ? Pourquoi l’as-tu regardé d’un air menaçant ?

La mort parut légèrement surprise et répondit au calife :

— Je ne voulais pas l’effrayer. Je ne l’ai pas regardé d’un air menaçant. Simplement, quand nous nous sommes heurtés par hasard dans la foule et que je l’ai reconnu, je n’ai pas pu cacher mon étonnement, qu’il a dû prendre pour une menace.

— Pourquoi cet étonnement ? demande le calife.

— Parce que, répondit la mort, je ne m’attendais pas à le voir ici. J’ai rendez-vous avec lui seulement ce soir, à Samarkand. »


La visite de la Mort par Adolph von Menzel

La visite de la Mort par Adolph von Menzel

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