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Ali Baba et les quarante voleurs

Extrait des Contes des Mille et une Nuits


Traduction d’Antoine Galland et adaptation personnelle

Illustré par Edmond Dulac


Le texte et les illustrations du conte sont dans le domaine public.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration de Charles Folkard

Dessin de couverture par Heath Robinson



Dans une ville de Perse, il y avait deux frères, dont l’un se nommait Kassim, et l’autre Ali Baba. Comme leur père ne leur avait laissé que peu de biens, et qu’ils les avaient partagés également, il semble que leur fortune aurait due être égale : le hasard néanmoins en avait disposé autrement.

Kassim avait épousé une femme qui, peu de temps après leur mariage, avait hérité d’une boutique bien garnie, d’un magasin rempli de bonnes marchandises, et de biens en fonds de terre, ce qui l’avait mis tout à coup à son aise, et en avait fait un des marchands les plus riches de la ville.

Ali Baba, au contraire, qui avait épousé une femme aussi pauvre que lui, était logé fort modestement. Il n’avait d’autre industrie pour gagner sa vie et de quoi s’entretenir lui et ses enfants, que d’aller couper du bois dans une forêt voisine, et de venir le vendre à la ville chargé sur trois ânes, qui étaient son seul bien.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Ali Baba était un jour dans la forêt, et achevait de couper à peu près assez de bois pour en charger ses ânes, quand il aperçut une grosse poussière qui s’élevait en l’air, et s’avançait du côté où il était. Il regarda attentivement, et il distingua une troupe nombreuse de gens à cheval qui venaient d’un bon train.

Quoiqu'on ne parlât pas de voleurs dans le pays, Ali Baba néanmoins eut la pensée que ces cavaliers pouvaient en être : sans considérer ce que deviendraient ses ânes, il songea à sauver sa personne. Il monta sur un gros arbre, dont les branches à peu de hauteur formaient un cercle, si près les unes des autres, qu’elles n’étaient séparées que par un très petit espace. Il se posta au milieu avec d’autant plus d’assurance, qu’il pouvait voir sans être vu. L’arbre s’élevait au pied d’un rocher isolé de tous les côtés, et tellement escarpé qu’on ne pouvait y monter par aucun endroit.

Les cavaliers, grands, puissants, tous bien armés, arrivèrent près du rocher, où ils mirent pied à terre. Ali Baba, qui en compta quarante, à leur mine et à leur équipement, ne douta pas qu’ils ne fussent des voleurs. Il ne se trompait pas : en effet, c’étaient des voleurs, qui, sans faire aucun tort aux environs, allaient exercer leurs brigandages bien loin, et avaient là leur rendez-vous. Et ce qu’il les vit faire le confirma dans cette opinion.

Chaque cavalier débrida son cheval, l’attacha, lui passa au cou un sac plein d’orge qu’il avait apporté, puis chacun se chargea d’une valise. La plupart des valises parurent si pesantes à Ali Baba, qu’il jugea qu’elles étaient remplies de pièces d’or et d’argent.

Celui qu’Ali Baba prit pour le capitaine des voleurs s’approcha du rocher, fort près du gros arbre où le jeune homme s’était réfugié ; et après qu’il se fût frayé un chemin au travers de quelques arbrisseaux, il prononça ces paroles si distinctement, « Sésame, ouvre-toi », qu’Ali Baba les entendit. Dès que le capitaine des voleurs les eût prononcées, une porte s’ouvrit, et après qu’il eût fait passer tous ses gens devant lui, et qu’ils furent tous entrés, il entra aussi, et la porte se ferma.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Les voleurs demeurèrent longtemps dans le rocher. Ali Baba, qui craignait que quelqu'un d’eux, ou que tous ensemble ne sortissent s’il quittait son poste pour se sauver, fut contraint de rester sur l’arbre, et d’attendre avec patience.

La porte se rouvrit enfin, les quarante voleurs sortirent. Le capitaine qui était entré le dernier, sortit cette fois le premier, et fit défiler les autres devant lui. Ali Baba entendit qu’il fit refermer la porte, en prononçant ces paroles : « Sésame, ferme-toi ». Chacun retourna à son cheval, lui repassa la bride, rattacha sa valise, et remonta dessus. Quand ce capitaine enfin vit qu’ils étaient tous prêts à partir, il se mit à leur tête, et reprit avec eux le chemin par où ils étaient venus.


Ali Baba ne descendit pas de l’arbre d’abord. Il se dit : « Ils peuvent avoir oublié quelque chose et être obligés de revenir. Je me trouverais attrapé si cela arrivait. » Il les suivit de l’œil jusqu'à ce qu’il les eût perdus de vue, et il ne descendit que longtemps après, par précaution. Comme il avait retenu les paroles par lesquelles le capitaine des voleurs avait fait ouvrir et refermer la porte, il eut la curiosité de vérifier si en les prononçant elles feraient le même effet. Il passa au travers des arbrisseaux, et aperçut la porte qu’ils cachaient. Il se présenta devant, et dit : « Sésame, ouvre-toi », et dans l’instant, la porte s’ouvrit toute grande.

Ali Baba s’était attendu à voir un lieu de ténèbres et d’obscurité ; mais il fut surpris d’en voir un bien éclairé, vaste et spacieux, creusé de main d’homme, avec une voûte fort élevée qui recevait la lumière du haut du rocher par une ouverture pratiquée de même. Il vit de grandes provisions de bouche, des ballots de riches marchandises en piles, des étoffes de soie et de brocard, des tapis de grand prix, et surtout des pièces d’or et d’argent par tas, dans des sacs ou de grandes bourses de cuir empilées les unes sur autres. À voir toutes ces choses, il lui parut qu’il y avait non pas de longues années, mais des siècles que cette grotte servait de retraite à des voleurs qui s’étaient succédé les uns aux autres.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Ali Baba n’hésita pas : il entra dans la grotte, et dès qu’il y fut entré, la porte se referma. Mais cela ne l’inquiéta pas : il savait le secret de la faire ouvrir. Il ne s’attacha pas aux marchandises, mais aux pièces d’or, et particulièrement à celles qui étaient dans des sacs. Il en emporta autant qu’il pouvait en porter et en quantité suffisante pour faire la charge de ses trois ânes. Il rassembla ses ânes qui étaient dispersés, et quand il les eut fait approcher du rocher, il les chargea des sacs. Pour les cacher, il disposa du bois par-dessus, de manière qu’on ne pouvait les apercevoir. Quand il eut achevé, il se présenta devant la porte, et il n’eut pas prononcé ces paroles : « Sésame, ferme-toi », qu’elle se referma. Car elle s’était fermée d’elle-même chaque fois qu’il y était entré, et était demeurée ouverte chaque fois qu’il en était sorti.


Cela fait, Ali Baba reprit le chemin de la ville. En arrivant chez lui, il fit entrer ses ânes dans une petite cour, et referma la porte avec grand soin. Il mit bas le peu de bois qui couvrait les sacs, et il porta dans sa maison les sacs qu’il posa et arrangea devant sa femme qui était assise sur un sofa.

Sa femme remua les sacs, et quand elle se fut aperçue qu’ils étaient remplis d’or, elle soupçonna son mari de les avoir volés. De sorte que quand il eut achevé de les apporter tous, elle ne put s’empêcher de lui dire :

« Ali Baba, seriez-vous assez malheureux pour …

Ali Baba l’interrompit.

— Paix, ma femme, dit-il, ne vous alarmez pas, je ne suis pas voleur, à moins que ce ne soit l’être que de se servir sur des voleurs. Vous cesserez d’avoir cette mauvaise opinion de moi quand je vous aurai raconté ma bonne fortune. »

Il vida les sacs, qui firent un gros tas d’or dont sa femme fut éblouie. Et quand il eut fini, il lui fit le récit de son aventure, depuis le commencement jusqu'à la fin, puis il lui recommanda sur toute chose de garder le secret.

La femme, revenue de son épouvante, se réjouit avec son mari du bonheur qui leur était arrivé, et elle voulut compter, pièce par pièce, tout l’or qui était devant elle.

« Ma femme, lui dit Ali Baba, vous n’êtes pas sage : que prétendez-vous faire ? Quand auriez-vous achevé de compter ? Je vais creuser une fosse et l’enfouir dedans ; nous n’avons pas de temps à perdre !

— Il est bon, reprit la femme, que nous sachions au moins à peu près la quantité qu’il y a. Je vais chercher une petite mesure dans le voisinage, et je le mesurerai pendant que vous creuserez la fosse.

— Ma femme, repartit Ali Baba, ce que vous voulez faire n’est bon à rien. Vous vous en abstiendriez si vous vouliez me croire. Faites néanmoins ce qu’il vous plaira, mais souvenez-vous de garder le secret. »

Pour se satisfaire, la femme d’Ali Baba sortit, et se rendit chez Kassim, son beau-frère, qui ne demeurait pas loin. Kassim n’était pas chez lui, et en son absence, elle s’adressa à sa femme, qu’elle pria de lui prêter une mesure pour un moment.

« Très volontiers, dit la belle-sœur. Attendez un moment, je vais vous l’apporter. »

La belle-sœur va chercher la mesure, elle la trouve ; mais comme elle connaissait la pauvreté d’Ali Baba, curieuse de savoir quelle sorte de grain sa femme voulait mesurer, elle appliqua adroitement du suif au-dessous de la mesure. Elle revint, et en la présentant à la femme d’Ali Baba, elle s’excusa de l’avoir fait attendre, du fait qu’elle avait eu de la peine à la trouver.

La femme d’Ali Baba revint chez elle. Elle posa la mesure sur le tas d’or, l’emplit et la vida un peu plus loin sur le sofa, jusqu'à ce qu’elle eût achevé, et elle fut contente du bon nombre de mesures qu’elle en trouva, dont elle fit part à son mari qui venait d’achever de creuser la fosse.

Pendant qu’Ali Baba enfouit l’or, sa femme, pour montrer de la diligence envers sa belle-sœur, lui reporte sa mesure, mais sans prendre garde qu’une pièce d’or s’était attachée au-dessous.

« Belle-sœur, dit-elle en la rendant, vous voyez que je n’ai pas gardé longtemps votre mesure. Je vous en suis bien obligée, je vous la rends. »

La femme d’Ali Baba n’eut pas tourné le dos, que la femme de Kassim regarda la mesure par le dessous. Elle fut dans un étonnement inexprimable d’y voir une pièce d’or attachée. L’envie s’empara de son cœur sur-le-champ.

« Quoi, dit-elle, Ali Baba a de l’or par mesure ! Et où donc le misérable a-t-il pris cet or ? »

Kassim son mari n’était pas à la maison, comme nous l’avons dit : il était à sa boutique, d’où il ne devait revenir que le soir. Tout le temps qu’il se fit attendre fut un siècle pour elle, dans la grande impatience où elle était de lui apprendre une nouvelle dont il ne devait pas être moins surpris qu’elle. Dès qu’il arriva, elle lui dit :

« Kassim, vous croyez être riche, vous vous trompez : Ali Baba l’est infiniment plus que vous. Il ne compte pas son or comme vous, il le mesure. »


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Kassim demanda l’explication de cette énigme, et elle lui en donna l’éclaircissement en lui apprenant de quelle ruse elle s’était servie pour faire cette découverte. Elle lui montra la pièce de monnaie qu’elle avait trouvée attachée au-dessous de la mesure : pièce si ancienne, que le nom du prince qui y était marqué lui était inconnu.

Loin d’être sensible au bonheur qui pouvait être arrivé à son frère pour se tirer de la misère, Kassim en conçut une jalousie mortelle. Il en passa presque la nuit sans dormir. Le lendemain il alla chez lui avant le lever du soleil. Il ne le traita pas de frère : il avait oublié ce nom depuis qu’il avait épousé la riche veuve.

« Ali Baba, dit-il en l’abordant, vous êtes bien réservé dans vos affaires, vous faites le pauvre, le misérable, le gueux ; et vous mesurez l’or !

— Mon frère, reprit Ali Baba, je ne sais de quoi vous voulez me parler ! Expliquez-vous.

— Ne faites pas l’ignorant, repartit Kassim.

Et en lui montrant la pièce d’or que sa femme lui avait mise entre les mains :

— Combien avez-vous de pièces, ajouta-t-il, semblables à celle-ci que ma femme a trouvée attachée au-dessous de la mesure que la vôtre vint lui emprunter hier ? »

À ce discours, Ali Baba sut que Kassim, et la femme de Kassim savaient déjà ce qu’il avait un si grand intérêt de tenir caché. Sans donner à son frère la moindre marque d’étonnement ni de chagrin, il lui avoua la chose, et il lui raconta par quel hasard il avait découvert la retraite des voleurs, et en quel endroit. Il lui offrit, s’il voulait garder le secret, de lui faire part du trésor.

« Je l’entends bien ainsi, reprit Kassim d’un air fier ; mais, ajouta-t-il, je veux savoir aussi où est précisément ce trésor et comment je pourrais y entrer moi-même, s’il m’en prenait envie. Autrement, je vais vous dénoncer à la justice. Si vous refusez, non seulement vous n’aurez plus à rien espérer, mais vous perdrez même ce que vous avez enlevé. Car j’en aurai ma part pour vous avoir dénoncé. »

Ali Baba, plutôt par son bon naturel, qu’intimidé par les menaces insolentes d’un frère barbare, l’instruisit pleinement de ce qu’il souhaitait, et même des paroles dont il fallait se servir, tant pour entrer dans la grotte, que pour en sortir.

Kassim n’en demanda pas davantage à Ali Baba. Rempli de l’espoir de s’emparer du trésor pour lui seul, il partit le lendemain de grand matin, avant la pointe du jour, avec dix mulets chargés de grands coffres qu’il se proposait de remplir, en se réservant d’en amener un plus grand nombre dans un second voyage, à proportion des charges qu’il trouverait dans la grotte. Il prit le chemin qu’Ali Baba lui avait indiqué. Il arriva près du rocher, et il reconnut l’arbre sur lequel Ali Baba s’était caché. Il chercha la porte, la trouva ; et pour la faire ouvrir, il prononça les paroles : « Sésame, ouvre-toi ». La porte s’ouvrit, il entra, et aussitôt elle se referma.

En examinant la grotte, il fut très étonné de voir beaucoup plus de richesses que ce que lui avait fait supposer le récit d’Ali Baba. Avare et amateur de richesses, comme il l’était, il eût passé la journée à se repaître les yeux de la vue de tant d’or, s’il n’eût songé qu’il était venu pour l’enlever et pour en charger ses dix mulets. Il en prit un nombre de sacs, autant qu’il pouvait en porter ; et en venant à la porte pour la faire ouvrir, l’esprit rempli de toute autre idée que ce qui lui importait davantage, il se trouve qu’il oublia le mot nécessaire, et au lieu de « Sésame », il dit : « Orge, ouvre-toi ». Et il fut bien étonné de voir que la porte, loin de s’ouvrir, demeura fermée. Il nomma plusieurs autres noms de grains, autres que celui qu’il fallait, et la porte ne s’ouvrit pas …

Kassim ne s’attendait pas à cet événement. Dans le grand danger où il se trouvait, la frayeur le saisit. Plus il faisait d’efforts pour se souvenir du mot sésame, plus il s’embrouillait la mémoire, et bientôt ce mot fut pour lui absolument comme si jamais il n’en avait entendu parler. Il jeta par terre les sacs dont il s’était chargé, il arpenta la grotte à grands pas, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Aucune des richesses dont il était environné ne le touchait plus.


Les voleurs revinrent à leur grotte vers midi. À peu de distance, quand ils eurent vu les mulets de Kassim autour du rocher, chargés de coffres, ils furent inquiets de cette nouveauté. Ils avancèrent à toute bride, et firent prendre la fuite aux dix mulets que Kassim avait négligé d’attacher, et qui paissaient librement. Les bêtes se dispersèrent de çà et de là dans la forêt, si loin qu’ils les eurent bientôt perdues de vue.

Les voleurs ne se donnèrent par la peine de courir après les mulets : il leur importait davantage de trouver celui à qui ils appartenaient. Pendant que quelques-uns tournaient autour du rocher pour le chercher, le capitaine, avec les autres, mirent pied à terre et allèrent droit à la porte le sabre à la main, prononcèrent les paroles, et la porte s’ouvrit.

Kassim, qui entendit le bruit des chevaux du milieu de la grotte, ne douta pas de l’arrivée des voleurs, non plus que de sa perte prochaine. Résolu au moins à faire un effort pour échapper de leurs mains, et se sauver, il se tenait prêt à se jeter dehors dès que la porte s’ouvrirait. Il ne la vit pas plutôt ouverte, après avoir entendu prononcer le mot de « sésame », qui était échappé de sa mémoire, qu’il s’élança en sortant si brusquement, qu’il renversa le capitaine par terre. Mais il n’échappa pas aux autres voleurs, qui avaient aussi le sabre à la main, et qui lui ôtèrent la vie sur-le-champ et coupèrent son corps en quatre morceaux.

Le premier soin des voleurs après cette exécution, fut d’entrer dans la grotte : ils trouvèrent près de la porte, les sacs que Kassim avait commencé d’enlever pour les emporter, et en charger ses mulets. Ils les remirent à leur place sans s’apercevoir de ceux qu’Ali Baba avait emportés auparavant.

En tenant conseil et en délibérant ensemble sur cet événement, ils comprirent bien comment Kassim avait pu sortir de la grotte ; mais qu’il y eût pu entrer, c’est ce qu’ils ne pouvaient s’imaginer ! Il leur vint en pensée qu’il pouvait être descendu par le haut de la grotte. Mais l’ouverture par où le jour y venait, était si élevée, et le haut du rocher était si inaccessible par dehors, qu’ils tombèrent d’accord que cela était impossible. Qu’il fût entré par la porte, c’est ce qu’ils ne pouvaient se persuader, à moins qu’il n’eût eu le secret de la faire ouvrir … Mais ils tenaient pour certain qu’ils étaient les seuls à le connaître. Ce en quoi ils se trompaient, car ils ignoraient qu’ils avaient été épiés par Ali Baba !

Cette discussion terminée, ils laissèrent le lieu de leur retraite bien fermé, remontèrent à cheval, et allèrent battre la campagne sur les routes fréquentées par les caravanes, pour les attaquer et exercer leurs brigandages accoutumés.


La femme de Kassim fut dans une grande inquiétude quand elle vit qu’il était nuit close et que son mari n’était pas revenu. Elle alla chez Ali Baba tout alarmée, et elle dit :

« Beau-frère, vous n’ignorez pas, comme je le crois, que Kassim votre frère est allé à la forêt, et pour quel sujet. Il n’est pas encore revenu. Voilà la nuit avancée, je crains que quelque malheur ne lui soit arrivé. »

Ali Baba s’était douté de ce voyage de son frère, après le discours qu’il lui avait tenu. Et c’était pour cela qu’il s’était abstenu d’aller à la forêt ce jour là, afin de ne lui pas le déranger. Sans lui faire aucun reproche dont elle pût s’offenser, il lui dit qu’elle ne devait pas encore s’alarmer, et que Kassim, apparemment, avait jugé à propos de ne rentrer en ville que dans la nuit.

La femme de Kassim le crut, d’autant plus facilement, quelle considéra combien il était important que son mari fit la chose secrètement. Elle retourna chez elle, et elle attendit patiemment jusqu'à minuit. Mais après cela, ses alarmes redoublèrent, avec une douleur d’autant plus sensible qu’elle ne pouvait la faire éclater ni la soulager par des cris, dont elle voyait bien que la cause devait être cachée au voisinage. Alors elle se repentit de la folle curiosité qu’elle avait eue, par une envie condamnable de pénétrer dans les affaires de son beau-frère et de sa belle-sœur. Elle passa la nuit en pleurs. Dès la pointe du jour elle courut chez eux, et elle leur annonça le sujet qui l’amenait, plutôt par ses larmes que par ses paroles.

Ali Baba n’attendit pas que sa belle-sœur le priât de se donner la peine d’aller voir ce que Kassim était devenu. Il partit sur-le-champ avec ses trois ânes, après lui avoir recommandé de modérer son affliction, et il alla à la forêt. En approchant du rocher, après n’avoir vu dans le chemin ni son frère, ni les dix mulets, il fut étonné du sang répandu qu’il aperçut près de la porte : il y vit un mauvais augure. Il se présenta devant la porte, il prononça les paroles. Elle s’ouvrit, découvrant le corps de son pauvre frère, mort. Ali Baba n’hésita pas sur le parti qu’il devait prendre pour rendre les derniers devoirs à son frère, mettant de côté le peu d’amitié fraternelle qu’il avait eue pour lui. Il chargea un de ses ânes du corps de Kassim, avec du bois par-dessus pour le cacher. Il chargea les deux autres ânes de sacs pleins d’or et de bois, comme la première fois, sans perdre de temps. Dès qu’il eut achevé, et qu’il eut commandé à la porte de se refermer, il reprit le chemin de la ville. Mais il eut la précaution de s’arrêter à la sortie de la forêt, suffisamment longtemps pour n’y rentrer que de nuit. En arrivant, il ne fit entrer chez lui que les deux ânes chargés d’or. Après avoir laissé à sa femme le soin de les décharger, et lui avoir fait part en peu de mots de ce qui était arrivé à Kassim, il conduisit l’autre âne chez sa belle-sœur.

Ali Baba frappa à la porte, qui lui fut ouverte par Morgiane : cette Morgiane était une esclave adroite, et féconde en inventions pour faire réussir les choses les plus difficiles. Ali Baba la connaissait pour telle. Quand il fut entré dans la cour, il déchargea l’âne du bois et des deux paquets. En prenant Morgiane à part, il lui dit :

« Morgiane, la première chose que je te demande, c’est un secret inviolable : tu vas voir combien il nous est nécessaire, autant à ta maîtresse qu’à moi. Voilà le corps de ton maître, dans ces deux paquets : il s’agit de le faire enterrer comme s’il était mort de sa mort naturelle. Conduis-moi auprès de ta maîtresse, et sois attentive à ce que je lui dirai.

Morgiane avertit sa maîtresse, et Ali Baba qui la suivait, entra.

— Alors, beau-frère, demanda la belle-sœur à Ali Baba avec grande impatience, quelle nouvelle de mon mari apportez-vous ? Je n’aperçois rien sur votre visage qui doive me consoler.

— Belle-sœur, répondit Ali Baba, je ne puis vous rien dire, qu’auparavant vous ne me promettiez de m’écouter depuis le commencement jusqu'à la fin, sans ouvrir la bouche. Il ne vous est pas moins important qu’à moi, dans ce qui est arrivé, de garder un grand secret, pour votre bien et pour votre repos.

— Ah, s’écria la belle-sœur sans élever la voix, ce préambule m’apprend que mon mari n’est plus. Mais en même temps je comprends la nécessité du secret que vous me demandez. Il faut bien que je me fasse violence. Dites, je vous écoute.

Ali Baba raconta à sa belle-sœur tout le succès de son voyage, jusqu'à son retour avec le corps de Kassim.

— Belle-sœur, ajouta-t-il, voilà un sujet d’affliction pour vous d’autant plus grand que vous vous y attendiez moins. Le mal est sans remède, je le sais. Ce qui importe dans l’immédiat est de faire en sorte qu’il paraisse que votre époux est mort de sa mort naturelle. C’est un soin dont il me semble que vous pouvez vous reposer sur Morgiane. J’y contribuerai de mon côté de tout ce qui sera en mon pouvoir. »

La veuve de Kassim, essuyant ses larmes, ne refusa pas la proposition d’Ali Baba. Celui-ci la laissa dans cette disposition, et après avoir recommandé à Morgiane de bien s’acquitter de son personnage, retourna chez lui avec son âne.

Morgiane sortit en même temps qu’Ali Baba, et alla chez un apothicaire qui était dans le voisinage. Elle frappa à la boutique, on ouvrit : elle passa commande d’une sorte de tablette, très salutaire dans les maladies les plus dangereuses. L’apothicaire lui en donna pour l’argent qu’elle avait présenté, en demandant qui était malade chez son maître.

« Ah, dit-elle avec un grand soupir, c’est Kassim lui-même, mon bon maître ! On n’entend rien à sa maladie, il ne parle, ni ne peut manger. »

Avec ces paroles, elle emporte les tablettes dont véritablement Kassim n’était plus en état de faire usage.

Le lendemain, la même Morgiane revint chez l’apothicaire, et demanda, les larmes aux yeux, une essence dont on avait coutume de ne faire prendre aux malades qu’à la dernière extrémité : on n’espérait rien de leur vie, si cette essence ne les faisait revivre.

« Hélas, dit-elle avec une grande affliction, en la recevant des mains de l’apothicaire, je crains fort que ce remède ne fasse pas plus d’effet que les tablettes ! Ah, je perds un bon maitre ! »

D'un autre côté, comme on vit toute la journée Ali Baba et sa femme, l’air attristé, faire plusieurs allées et venues chez Kassim, on ne fut pas étonné sur le soir d’entendre les cris lamentables de la femme de Kassim, et surtout de Morgiane, qui annonçaient que Kassim était mort.


Le jour suivant de grand matin, avant le lever du jour, Morgiane qui savait qu’il y avait sur la place un brave savetier fort vieux, qui ouvrait tous les jours sa boutique le premier, longtemps avant les autres, sortit et alla le trouver. En l’abordant, et en lui donnant le bonjour, elle lui mit une pièce d’or dans la main.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Baba Moustafa, qui était naturellement gai, et qui avait toujours le mot pour rire, en regardant la pièce d’or, dit

« Bonne étrenne ! De quoi s’agit-il ? Me voilà prêt à bien faire !

— Baba Moustafa, lui dit Morgiane, prenez ce qui vous est nécessaire pour coudre, et venez avec moi promptement. Mais sachez que je vous banderai les yeux pour vous mener là où nous devons aller.

À ces paroles, Baba Moustafa fit le difficile.

— Oh, oh, reprit-il, vous voulez donc me faire faire quelque chose contre ma conscience, ou contre mon honneur !

En lui mettant une autre pièce d’or dans la main, Morgiane dit :

— Dieu sait que je n’exige rien de vous que vous ne puissiez faire en tout honneur. Venez seulement, et ne craignez rien. »

Baba Moustafa se laissa mener. Morgiane, après lui avoir bandé les yeux avec un mouchoir en un certain endroit de la rue, le mena chez son défunt son maître, et elle ne lui ôta le mouchoir que dans la chambre où elle avait mis le corps de Kassim.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

« Baba Moustafa, dit-elle, c’est pour vous faire recoudre le corps que voilà, que je vous ai amené. Ne perdez pas de temps. Quand vous aurez fini, je vous donnerai une autre pièce d’or. »

Quand Baba Moustafa eut achevé, Morgiane lui rebanda les jeux dans la même chambre. Après lui avoir donné la troisième pièce d’or qu’elle lui avait promise et lui avoir recommandé le secret, elle le mena jusqu'à l’endroit où elle lui avait bandé les jeux en l’amenant. Là, après lui avoir encore ôté le mouchoir, elle le laissa retourner chez lui.


Parlons à présent des quarante voleurs. Quand ceux-ci revinrent à leur retraite de la forêt, ils furent dans un grand étonnement de ne pas trouver le corps de Kassim, et cet étonnement augmenta quand ils se furent aperçus de la diminution de leurs sacs d’or. Leur capitaine dit :

« Nous sommes découverts ! Et si nous ne cherchons promptement à y remédier, insensiblement, nous allons perdre toutes les richesses que nos ancêtres et nous avons amassées avec tant de peine et de fatigues. Tout ce que nous pouvons juger du dommage qu’on nous a fait, c’est que le voleur que nous avons surpris connaissait le secret pour faire ouvrir la porte. Nous sommes arrivés heureusement à point nommé, au moment où il voulait en allait sortir. Mais il n’était pas le seul, un autre est venu depuis. Le corps du premier emporté et notre trésor diminué, en sont des marques incontestables. Et comme il ne semble pas que plus de deux personnes aient eu ce secret, après avoir fait périr l’un, il faut que nous fassions périr l’autre de même. Qu’en dites-vous, n’êtes-vous pas de même avis que moi ? »

La proposition du capitaine des voleurs fut trouvée si raisonnable par sa compagnie, qu’ils l’approuvèrent tous, et qu’ils tombèrent d’accord qu’il fallait abandonner toute autre entreprise, pour ne s’attacher qu’à celle-ci, sans se laisser d’autre choix que de réussir.

« Je n’en attendais pas moins de votre courage et de votre bravoure, reprit le capitaine. Mais avant toute chose, il faut que quelqu'un de vous, hardi, adroit et entreprenant, aille à la ville, sans armes et en habit de voyageur. Il y emploiera tout son savoir-faire pour découvrir si on n’y parle pas de la mort étrange de celui que nous avons massacré comme il le méritait : qui il était, et en quelle maison il demeurait. C’est ce qu’il faut que nous sachions d’abord, pour ne rien faire dont nous ayons lieu de nous repentir en dévoilant notre existence dans un pays où nous sommes inconnus depuis si longtemps, et où nous avons grand intérêt à continuer de l’être. »

Un volontaire parmi la troupe, après avoir reçu de grandes louanges du capitaine et de ses camarades, se déguisa de manière que personne ne pouvait le prendre pour ce qu’il était. En se séparant de ses camarades, il partit la nuit, et il entra dans la ville à l’aube. Il avança jusqu'à la place, où il ne vit qu’une seule boutique ouverte : c’était celle de Baba Moustafa.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Baba Moustafa était assis sur son siège, l’alène à la main, prêt à travailler. Le voleur l’aborda en lui souhaitant le bonjour. Voyant son grand âge :

« Brave homme, dit-il, vous commencez à travailler de grand matin. Il n’est pas possible que vous y voyiez déjà clair, âgé comme vous l’êtes !

— Si vieux que vous me voyez, répondit Baba Moustafa, sachez que mes yeux sont excellents. Vous n’en douterez plus quand vous saurez qu’il n’y a pas longtemps, j’ai recousu un mort, dans un lieu où il ne faisait guère plus clair qu’il fait présentement. »

Le voleur ressentit une grande joie de s’être adressé en arrivant à l’homme qui allait lui livrer tous les renseignements qu’il cherchait, sans qu’il ait à se donner davantage de peine.

« Un mort ? reprit-il avec un étonnement feint. Mais pourquoi recoudre un mort ? Vous voulez dire apparemment que vous avez cousu le linceul dans lequel il a été enseveli.

— Non, non, reprit Baba Moustafa. Je me comprends. Vous voudriez me faire parler, je le sais, mais vous n’en saurez pas davantage.

Le voleur tira une pièce d’or, et en la mettant dans la main de Baba Moustafa, lui dit :

— Je n’ai garde de vouloir entrer dans votre secret, quoique je puisse vous assurer que je ne le divulguerais pas. La seule chose dont je vous prie, c’est de me faire la grâce de m’enseigner, ou de venir me montrer la maison où vous avez cousu ce mort.

— Même si j’avais la volonté de vous accorder ce que vous me demandez, reprit Baba Moustafa en tenant la pièce d’or, prêt à la rendre, je vous assure que je ne le pourrais pas, vous devez m’en croire sur ma parole. En voici la raison : c’est qu’on m’a mené jusqu'à un certain endroit où l’on m’a bandé les yeux, et de là je me suis laissé conduire jusque dans la maison. Après avoir fait ce que je devais faire, on me ramena de la même manière jusqu'au même endroit. Vous voyez l’impossibilité dans laquelle je suis à vous rendre service …

— Au moins, repartit le voleur, vous devez vous souvenir à peu près du chemin qu’on vous a fait faire les yeux bandés. Venez, je vous prie, avec moi, je vous banderai les yeux en cet endroit-là, et nous marcherons ensemble par le même chemin et par les mêmes détours. Et comme toute peine mérite récompense, voici une autre pièce d’or. Venez, faites-moi le plaisir que je vous demande. »

Et en disant ces paroles il lui mit une autre pièce dans la main.

Les deux pièces d’or tentèrent Baba Moustafa ; il les regarda quelque temps de sa main sans dire mot, en se consultant pour savoir ce qu’il devait faire. Il tira enfin sa bourse, et en les mettant dedans :

« Je ne puis vous assurer, dit-il au voleur, que je me souvienne précisément du chemin qu’on me fit faire. Mais puisque vous le voulez ainsi, allons, je ferai ce que je pourrai pour m’en souvenir. »

Baba Moustafa se leva à la grande satisfaction du voleur. Sans fermer sa boutique, où il n’y avait rien de conséquent à prendre, il mena le voleur avec lui jusqu'à l’endroit où Morgiane lui avait bandé les jeux. Quand ils furent arrivés :

« C’est ici, dit Baba Moustafa, qu’on m’a bandé les yeux. »

Le voleur qui avait son mouchoir prêt, les lui banda, et il marcha à côté de lui, en partie en le conduisant, en partie en se laissant conduire par lui, jusqu'à ce qu’il s’arrêtât.

« Il me semble, dit Baba Moustafa, que je n’ai point été plus loin. »

Il se trouvait presque exactement devant la maison de Kassim. Avant de lui ôter le mouchoir de devant les yeux, le voleur fit promptement une marque à la porte avec de la craie qu’il tenait prête. Quand il le lui eut ôté, il lui demanda s’il savait à qui appartenait la maison. Baba Moustafa lui répondit que n’étant pas du quartier, il ne pouvait le renseigner.

Comme le voleur vit qu’il ne pouvait apprendre rien davantage de Baba Moustafa, il le remercia de la peine qu’il lui avait fait prendre. Puis il reprit le chemin de la forêt, persuadé qu’il serait bien reçu.

Peu de temps après que le voleur et Baba Moustafa se furent séparés, Morgiane sortit de la maison de sa maîtresse pour quelque course. En revenant, elle remarqua la marque que le voleur avait faite sur la porte, et s’arrêta, surprise.

« Que signifie cette marque, dit-elle en elle-même, quelqu'un voudrait-il du mal à ma maîtresse, ou l’a-t-on faite pour se divertir ? À quelque intention qu’on l’ait pu faire, ajouta-t-elle, il est bon de se garantir contre tout événement

fâcheux. »

Elle prend aussitôt de la craie, et comme les deux ou trois portes à côté étaient semblables, elle les marqua au même endroit. Puis elle rentra dans la maison sans parler de ce qu’elle venait de faire.

Le voleur, qui continuait son chemin, arriva à la forêt, et rejoignit sa troupe de bonne heure. En arrivant, il rapporta le succès de son voyage, en exagérant le bonheur qu’il avait eu d’avoir trouvé tout de suite l’homme par lequel il avait appris le fait dont il était venu s’informer. Il fut écouté avec une grande satisfaction, et le capitaine, dit, après l’avoir loué de sa diligence :

« Camarades, nous n’avons pas de temps à perdre, partons bien armés, sans qu’il paraisse que nous le soyons. Quand nous serons entrés dans la ville, séparément, pour ne pas donner de soupçon, que le rendez-vous soit donné sur la grande place pendant que j’irai reconnaître la maison avec notre camarade, qui vient de nous apporter une si bonne nouvelle. Nous jugerons alors du parti à prendre. »

Le discours du capitaine des voleurs fut applaudi, et ils furent bientôt prêts à partir. Ils entrèrent dans la ville sans donner aucun soupçon. Le capitaine et celui qui était venu le matin, y entrèrent les derniers. Celui-ci mena le capitaine dans la rue où il avait marqué la maison d’Ali Baba. Quand il fut devant une des portes qui avait été marquées par Morgiane, il la lui montra, en lui disant que c’était celle-là. Mais quand le capitaine eut observé que la porte suivante était marquée de la même marque et au même endroit, il le fit remarquer et demanda à son compagnon si c’était celle-ci, … ou la première ? L’autre demeura confus, et ne sut que répondre, encore moins quand il eut remarqué que les quatre ou cinq portes qui suivaient étaient également marquées. Il assura au capitaine qu’il n’en avait marqué qu’une.

« Je ne sais, ajouta-t-il, qui peut avoir marqué les autres avec tant de ressemblance ; mais j’avoue que je ne peux distinguer laquelle est celle que j’ai moi-même marquée. »

Le capitaine, voyant son dessein avorté, se rendit à la grande place, où il fit dire à ses gens par le premier qu’il rencontra, qu’ils avaient perdu leur temps et fait un voyage inutile, et qu’ils n’avaient d’autre parti à prendre que de reprendre le chemin de leur retraite commune. Il partit le premier, et ils le suivirent tous dans le même ordre qu’ils étaient venus.

Un autre voleur, qui se promit de mieux réussir que le premier, se présenta. On l’écouta. Il se rendit à la ville, corrompit Baba Moustafa, comme le premier l’avait corrompu, et Baba Moustafa lui fit connaître la maison de Kassim les yeux bandés. Il la marqua de rouge cette fois, dans un endroit moins apparent, en comptant que c’était un moyen sûr pour la distinguer de celles qui étaient marquées de blanc.

Mais peu de temps après, Morgiane sortit de la maison comme le jour précédent. Quand elle revint, la marque rouge n’échappa pas à ses yeux clairvoyants. Elle fit le même raisonnement et ne manqua pas de faire la même marque de crayon rouge aux autres portes voisines.

Le voleur à son retour vers sa troupe, fit valoir la précaution qu’il avait prise comme infaillible, afin de distinguer la maison des autres la maison de Kassim. Le capitaine et ses gens crurent avec lui que la chose était faite. Ils se rendirent à la ville dans le même ordre et avec les mêmes soins qu’auparavant, armés, prêts à faire le coup qu’ils méditaient. Le capitaine et le voleur allèrent à la rue de Kassim et se heurtèrent à la même difficulté que la première fois. Le capitaine en fut indigné, et contraint de se retirer encore ce jour-là avec ses gens, aussi peu satisfait que le jour d’avant.

Le lendemain, après avoir chassé les deux volontaires qui l’avaient déçu, il décida de se charger de la chose lui-même : il alla en ville, et demanda l’aide de Baba Moustafa, qui lui rendit le même service qu’aux deux voleurs de sa troupe. Mais il ne s’amusa pas à faire aucune marque pour reconnaître la maison de Kassim : il l’examina si bien, non seulement en la regardant attentivement, mais également en passant et repassant diverses fois devant, qu’il n’était pas possible qu’il s’y méprît.

Le capitaine des voleurs, satisfait de son voyage, retourna à la forêt. Quand il fut arrivé dans la grotte, où sa troupe l’attendait, il dit :

« Camarades, rien enfin ne peut plus nous empêcher de prendre une pleine vengeance du dommage qui nous a été fait. Je connais avec certitude la maison du coupable. Et en chemin, j’ai songé aux moyens de la lui faire sentir si adroitement, que personne ne pourra avoir connaissance du lieu de notre retraite et de l’existence de notre trésor. Car c’est le but que nous devons avoir dans notre entreprise, autrement, au lieu de nous être utile, elle nous serait funeste. Pour parvenir à ce but, continua le capitaine, voici ce que j’ai imaginé. Quand je vous l’aurai exposé, si quelqu'un sait un expédient meilleur, il pourra le communiquer. »

Alors il leur expliqua de quelle manière il prétendait s’y prendre. Comme tous lui eurent donné leur approbation, il les chargea, en se répartissant dans les bourgs et les villages alentour, et même dans les villes, d’acheter des mulets, jusqu'au nombre de dix-neuf, ainsi que trente-huit grands vases de cuir à transporter de l’huile, l’un plein, et les autres vides.

En deux ou trois jours de temps, les voleurs eurent fait tous ces achats. Comme les vases vides étaient un peu étroits du goulot pour l’exécution de son dessein, le capitaine les fit un peu élargir ; et après avoir fait entrer un de ses gens dans chacun avec les armes qu’il avait jugées nécessaires, en laissant ouvert ce qu’il avait fait découdre afin de leur laisser la respiration libre, il les ferma de manière à ce qu’ils paraissent remplis d’huile.

Les choses ainsi disposées, les mulets furent chargés des trente-sept voleurs restants, chacun caché dans un des vases, et du vase qui était plein d’huile. Leur capitaine conduisit le chargement vers la ville, et y arriva à la brune, environ une heure après le coucher du soleil. Il y entra, et il alla droit à la maison de Kassim, dans le dessein de frapper à la porte, et de demander à y passer la nuit avec ses mulets, sous le bon plaisir du maître. Il n’eut pas la peine de frapper : il trouva Ali Baba à la porte, venu tenir compagnie pour la soirée à sa belle-sœur, qui était dans l’affliction. Il fît arrêter ses mulets, et en s’adressant à Ali Baba :

« Seigneur, dit-il, j’amène l’huile que vous voyez, de bien loin, pour la vendre demain au marché. Mais à l’heure qu’il est, je ne sais où aller loger. Si cela ne vous incommode pas, faites-moi le plaisir de me recevoir chez vous pour y passer la nuit : je vous serai fort obligé. »


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Quoiqu'Ali Baba eût vu dans la forêt celui qui lui parlait, et même entendu sa voix, comment eût-il pu le reconnaître pour le capitaine des quarante voleurs, sous le déguisement d’un marchand d’huile ?

« Vous êtes le bienvenu, lui dit-il, entrez. Bien que je ne sois ici pas chez moi, mais chez ma belle-sœur, je suis certain de pouvoir parler en son nom. »

Et en disant ces paroles, il lui fit place pour le laisser entrer avec ses mulets.

En même temps, Ali Baba appela un esclave qu’il avait, et lui commanda, quand les mulets seraient déchargés, de les mettre non seulement à couvert dans l’écurie, mais aussi de leur donner du foin et de l’orge.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Il prit aussi la peine d’entrer dans la cuisine, et d’ordonner à Morgiane d’apprêter promptement à souper pour l’hôte qui venait d’arriver, et de lui préparer un lit dans une chambre.

Pour faire à son hôte tout l’accueil possible, quand il vit que le capitaine des voleurs avait déchargé ses mulets, qu’il cherchait à présent un endroit pour passer la nuit dehors, il alla le chercher pour le faire entrer dans la salle de réception, en lui disant qu’il ne souffrirait pas qu’il couchât dans la cour. Puis, non content de tenir compagnie à celui qui en voulait à sa vie, Ali Baba continua de l’entretenir de plusieurs choses pour lui faire plaisir, le temps que Morgiane finisse de préparer le repas dont sa belle-sœur voulait régaler ses hôtes.

Ce faisant, à la cuisine, Morgiane mettait le pot au feu pour le bouillon. Pendant qu’il cuisait, la lampe s’éteignit. Il n’y avait plus d’huile dans la maison, et la chandelle y manquait aussi. Que faire ?

« Me voilà bien embarrassée, se dit-elle ! N’importe, je n’ai qu’à prendre de l’huile dans un des vases que voilà, dans la cour.»

Morgiane se saisit de la cruche à l’huile et elle se rend dans la cour. Quand elle se fut approchée du premier vase, le voleur qui était caché dedans, demanda en murmurant :

« Est-ce le moment ? »

Toute autre jeune fille que Morgiane, en trouvant un homme caché dans le vase, au lieu d’y trouver l’huile quelle cherchait, eût fait un vacarme capable de causer de grands malheurs. Mais Morgiane était au-dessus de ses semblables : elle comprit en un instant l’importance de garder ce secret, et le danger pressant où se trouvait Ali Baba et sa famille. Elle maîtrisa donc sa surprise, et sans faire paraître aucune émotion, en imitant la voix du capitaine des voleurs, elle dit :

« Pas encore, mais bientôt. »

Elle s’approcha du vase suivant, et la même demande lui fut faite, et ainsi de suite, jusqu'à ce qu’elle arriva au dernier qui était plein, celui-ci, rempli d’huile. À chaque demande, elle fit la même réponse.

Morgiane avait compris que son maître Ali Baba, qui avait cru ne donner l’hospitalité qu’à un marchand d’huile, avait ouvert la porte à trente-huit voleurs. Elle remplit rapidement sa cruche d’huile dans le dernier vase, puis revint dans sa cuisine, où après avoir mis de l’huile dans la lampe et l’avoir rallumée, elle se saisit d’un grand chaudron. Elle retourna dans la cour où elle l’emplit de l’huile du vase. Elle le rapporta, le mit sur le feu, et mit dessous force bois, parce que plus tôt l’huile bouillira, plus tôt elle aura exécuté ce qui doit contribuer au salut commun de la maison. L’huile bouillit enfin : elle prit le chaudron, et alla verser dans chaque vase suffisamment d’huile bouillante pour ôter la vie à chacun des voleurs.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Puis elle alla se changer, car elle était supposée danser au banquet pour le plaisir de leur invité, qu’elle savait être désormais le capitaine des voleurs. Avant d’entrer dans la salle où se tenait le repas, elle n’oublia pas de glisser dans sa manche, un poignard effilé.

Ce soir-là, en dansant, elle se surpassa dans ses mouvements légers et ses sauts gracieux. Quand, hors d’haleine enfin, elle s’approcha de l’invité en lui présenta un tambour pour qu’il y dépose, selon l’usage, une pièce d’or, elle bondit et lui enfonça le poignard au milieu du cœur, si avant qu’elle ne le retira qu’après lui avoir ôté la vie.


Ali Baba et les quarante voleurs illustration d’ Edmond Dulac

Ali Baba et sa belle-sœur, épouvantés, poussèrent un grand cri :

« Ah, malheureuse, s’écria Ali Baba, qu’as-tu fait ? Est-ce pour nous perdre, moi et ma famille ?

— Ce n’est pas vous perdre, répondit Morgiane : c’est au contraire pour vous sauver.

Alors en ouvrant la robe du capitaine, et en montrant à Ali Baba le poignard dont il était armé :

— Voyez, dit-elle, à quel fier ennemi vous aviez affaire, et regardez-le bien : vous y reconnaîtrez le capitaine des quarante voleurs ! En voulez-vous davantage pour vous persuader de son dessein pernicieux ? Suivez-moi. »

Ali Baba ne dit mot et suivit la servante dans la cour. Là, Morgiane ouvrit les outres l'une après l'autre, sous le regard de plus en plus étonné de son maître. Quand celui-ci comprit ce qui s’était passé, il dit :

« Je ne mourrai pas, Morgiane, sans t’avoir récompensée comme tu le mérites. Ma famille et moi te devons la vie. Pour commencer, je vais demander à ta maîtresse de te rendre la liberté. Et tu peux considérer dès à présent que ma parole vaut la sienne. De mon côté, je te propose d'accepter mon fils comme mari. C’est un jeune homme honnête et un commerçant avisé. Vous pourrez tenir son affaire ensemble. »

Consulté, le fils d’Ali Baba, bien loin de témoigner aucun mécontentement, montra qu’il consentait à ce mariage non seulement par ce qu’il ne voulait pas désobéir à son père, mais parce qu’il y était porté par sa propre inclination.

On songea ensuite à enterrer le corps du capitaine et ceux des trente-huit voleurs : cela se fit dans le plus grand secret.

Peu de jours après, Ali Baba célébra les noces de son fils et de Morgiane avec grande solennité, et par un festin somptueux, accompagné de danses, de spectacles et de divertissements. Il eut la satisfaction de voir que ses amis et voisins, qui ne connaissaient pas les vrais motifs du mariage, mais qui n’ignoraient pas les belles qualités de Morgiane, le louèrent hautement de sa générosité et de son bon cœur.


Après le mariage, Ali Baba qui s’était abstenu de retourner à la grotte depuis qu’il en avait ramené le corps de son frère Kassim, par crainte d’y trouver les voleurs ou d’y être surpris, s’en abstint encore après la mort des trente-huit voleurs parce qu’il supposa que les deux autres étaient encore vivants.

Mais au bout d’un an, la curiosité le prit d’y faire un voyage. Quand il fut arrivé près de la grotte, il mit pied à terre, attacha son cheval, et en se présentant devant la porte, il prononça ces paroles : « Sésame, ouvre-toi », qu’il n’avait pas oubliées. La porte s’ouvrit. Il entra, et l’état ou il trouva toutes choses dans la grotte, lui fit juger que personne n’y était venu depuis que la troupe des quarante voleurs avait été défaite. Il eut alors la certitude d’être le seul au monde qui eût le secret de faire ouvrir la grotte : le trésor qu’elle enfermait était à sa disposition. Il s’était muni d’une valise ; il la remplit d’autant d’or que son cheval en put porter, et revint à la ville.


Depuis ce temps-là, Ali Baba, son fils qu’il mena à la grotte, et à qui il enseigna le secret pour y entrer, et après eux leurs enfants à laquelle ils firent passer le même secret, en profitant de leur fortune avec modération, vécurent dans une grande splendeur, et honorés des premières dignités de la ville.


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