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Petit Frère et Petite Sœur

... un conte des frères Grimm

... illustré par Felicitas Kuhn


Seul le texte est dans le domaine public.


Illustration de couverture par Felicitas Kuhn

Petit Frère prit sa sœurette par la main et dit :

« Depuis que notre mère est morte, nous ne connaissons plus que le malheur. Notre belle-mère nous bat tous les jours et quand nous voulons nous approcher d’elle, elle nous chasse à coups de pied. Pour nourriture, nous n’avons que de vieilles croûtes de pain, et le petit chien, sous la table, est plus gâté que nous ; de temps à autre, elle lui jette quelques bons morceaux. Que Dieu ait pitié de nous ! Si notre mère savait cela ! Viens, nous allons partir par le vaste monde ! »


illustré par Felicitas Kuhn

Tout le jour ils marchèrent par les prés, les champs et les pierrailles et quand la pluie se mit à tomber, Petite Sœur dit : « Dieu et nos cœurs pleurent ensemble ! » Au soir, ils arrivèrent dans une grande forêt. Ils étaient si épuisés de douleur, de faim et d’avoir si longtemps marché, qu’ils se blottirent au creux d’un arbre et s’endormirent.


illustré par Felicitas Kuhn

Quand ils se réveillèrent le lendemain matin, le soleil était déjà haut dans le ciel et sa chaleur pénétrait la forêt. Petit Frère dit à sa sœur :

« Sœurette, j’ai soif. Si je savais où il y a une source, j’y courrais pour y boire ; il me semble entendre murmurer un ruisseau. »

Il se leva, prit Sœurette par la main, et ils partirent tous deux à la recherche de la source. Leur méchante marâtre était en réalité une sorcière, et elle avait vu partir les enfants. Elle les avait suivis en secret, sans bruit, à la manière des sorcières, et avait jeté un sort sur toutes les sources de la forêt.


illustré par Felicitas Kuhn

Quand les deux enfants en découvrirent une qui coulait comme du vif argent sur les pierres, Petit Frère voulut y boire. Mais Sœurette entendit dans le murmure de l’eau une voix qui disait : « Qui me boit deviendra tigre. Qui me boit deviendra tigre. » Elle s’écria :

« Je t’en prie, Petit Frère, ne bois pas ; sinon tu deviendras une bête sauvage qui me dévorera. Petit Frère ne but pas, malgré sa grande soif, et dit :

— J’attendrai jusqu’à la prochaine source.

Quand ils arrivèrent à la deuxième source, Sœurette l’entendit qui disait : « Qui me boit deviendra loup. Qui me boit deviendra loup. » Elle s’écria :

« Petit Frère, je t’en prie, ne bois pas sinon tu deviendras loup, et tu me mangeras.

Petit Frère ne but pas et dit :

— J’attendrai que nous arrivions à une troisième source, mais alors je boirai, quoi que tu dises, car ma soif est trop grande.

Quand ils arrivèrent à la troisième source, Sœurette entendit dans le murmure de l’eau : « Qui me boit deviendra chevreuil. Qui me boit deviendra chevreuil. » Elle dit :

« Ah ! Petit Frère, je t’en prie, ne bois pas, sinon tu deviendras chevreuil, et tu partiras loin de moi. »


illustré par Felicitas Kuhn

Mais déjà, Petit Frère s’était agenouillé au bord de la source ; déjà il s’était penché sur l’eau et il buvait. Quand les premières gouttes touchèrent ses lèvres, il fut transformé en un jeune chevreuil.

Sœurette pleura sur le sort de Petit Frère, et le petit chevreuil pleura aussi, et s’allongea tristement auprès d’elle. Finalement, la petite fille dit :

« Ne pleure pas cher petit chevreuil, je ne t’abandonnerai jamais. »


illustré par Felicitas Kuhn

Elle détacha sa jarretière d’or, la mit autour du cou du chevreuil, cueillit des joncs et en tressa une corde souple. Elle y attacha le petit animal, et ils s’enfoncèrent toujours plus avant dans la forêt. Après avoir marché longtemps, longtemps, ils arrivèrent à une petite maison. La jeune fille regarda par la fenêtre et, voyant qu’elle était vide, elle se dit : « Nous pourrions y habiter. » Elle ramassa des feuilles et de la mousse et installa une couche bien douce pour le chevreuil. Chaque matin, elle faisait cueillette de racines, de baies et de noisettes pour elle, et d’herbe tendre pour Petit Frère. Il lui mangeait dans la main, était content et folâtrait autour d’elle. Le soir, quand Sœurette était fatiguée et avait dit sa prière, elle appuyait sa tête sur le dos du chevreuil, et s’endormait. Leur existence eût été merveilleuse, si Petit Frère avait eu son apparence humaine !


illustré par Felicitas Kuhn

Pendant quelque temps, ils vécurent ainsi dans la solitude. Un jour, il arriva que le roi du pays donna une grande chasse dans la forêt. On entendait le son des trompes, la voix des chiens et les joyeux appels des chasseurs à travers les arbres. Le petit chevreuil, à ce bruit, aurait bien voulu être de la fête.

« Je t’en prie, Sœurette, laisse-moi aller à la chasse, dit-il ; je n’y tiens plus.

Il insista tant qu’elle finit par accepter.

— Mais, lui dit-elle, reviens ce soir sans faute. Par crainte des chasseurs, je fermerai ma porte. À ton retour, pour que je te reconnaisse, frappe et dis ‘Sœurette, laisse-moi entrer’. Si tu n’agis pas ainsi, je n’ouvrirai pas. »


illustré par Felicitas Kuhn

Le petit chevreuil s’élança dehors, tout joyeux de se trouver en liberté. Le roi et ses chasseurs virent le joli petit animal, le poursuivirent, mais ne parvinrent pas à le rattraper. Chaque fois qu’ils croyaient le tenir, il sautait par-dessus les buissons et disparaissait. Quand vint le soir, il courut à la maison, frappa et dit :

« Sœurette, laisse-moi entrer ! »

La porte lui fut ouverte ; il entra et se reposa toute la nuit sur sa couche moelleuse. Le lendemain matin, la chasse recommença et le petit chevreuil entendit le son des cors et les « Oh ! Oh ! » des chasseurs. Il ne put résister.

« Petite Sœur, ouvre, ouvre, il faut que je sorte ! dit-il.

Sœurette ouvrit et lui dit :

— Mais ce soir, il faut que tu reviennes et que tu dises les mêmes mots qu’hier. »

Quand le roi et ses chasseurs revirent le petit chevreuil au collier d’or, ils le poursuivirent à nouveau. Mais il était trop rapide, trop agile. Cela dura toute la journée. Vers le soir, les chasseurs finirent par le cerner, et l’un d’eux le blessa légèrement au pied, si bien qu’il boitait et ne pouvait plus marcher que très lentement. Un chasseur le suivit jusqu’à la petite maison et l’entendit dire :

« Sœurette, laisse-moi entrer ! »


illustré par Felicitas Kuhn

Il vit que l’on ouvrait la porte et qu’on la refermait aussitôt. Il enregistra cette scène dans sa mémoire, alla chez le roi et lui raconta ce qu’il avait vu et entendu. Alors le roi dit : « Demain nous chasserons encore ! »

Sœurette avait été fort affligée de voir que son petit chevreuil était blessé. Elle épongea le sang qui coulait, mit des herbes sur la blessure et dit :

« Va te coucher, cher petit chevreuil, pour que tu guérisses bien vite. »

La blessure était si insignifiante, qu’au matin, il ne s’en ressentait plus du tout. Quand il entendit de nouveau la chasse il dit :

« Je n’y tiens plus ! Il faut que j’y sois ! Ils ne m’auront pas.

Sœurette pleura et dit :

— Non, ils vont te tuer, et je resterai seule dans la forêt, abandonnée de tous. Je ne te laisserai pas sortir !

— Alors je mourrai ici de tristesse, répondit le chevreuil. Quand j’entends le cor, j’ai l’impression que je vais bondir hors de mes sabots.

Sœurette n’y pouvait plus rien. Le cœur lourd, elle ouvrit la porte, et le petit chevreuil s’élança joyeux dans la forêt. Quand le roi le vit, il dit à ses chasseurs :

— Poursuivez-le sans répit tout le jour, mais surtout, que personne ne lui fasse de mal !

Quand le soleil fut couché, il dit à l’un des chasseurs :

— À présent, tu vas me montrer la petite maison !

Quand il fut devant la porte, il frappa et dit :

— Sœurette, laisse-moi entrer ! »


illustré par Felicitas Kuhn

La porte s’ouvrit et le roi entra. Il aperçut une jeune fille, si belle qu’il n’en avait jamais vu de pareille. Quand elle vit que ce n’était pas le chevreuil, mais un homme portant une couronne d’or sur la tête qui entrait, elle prit peur. Mais le roi, qui la regardait avec amitié, lui tendit la main et dit :

« Veux-tu venir à mon château et devenir ma femme ?

— Oh ! oui, répondit la jeune fille, mais il faut que le chevreuil vienne avec moi, je ne l’abandonnerai pas.

Le roi dit alors :

— Il restera avec toi aussi longtemps que tu vivras et il ne manquera de rien. »

Au même instant, le chevreuil arriva. Sœurette lui passa sa laisse et, la tenant elle-même à la main, quitta la petite maison.

Le roi prit la jeune fille sur son cheval et la conduisit dans son château où leurs noces furent célébrées en grande pompe.


illustré par Felicitas Kuhn

Sœurette devint donc reine, et ils vécurent ensemble et heureux de longues années durant. On était aux petits soins pour le chevreuil, qui avait tout loisir de gambader dans le parc clôturé.

Cependant, la marâtre méchante, à cause de qui les enfants s’étaient enfuis, s’imaginait que Sœurette avait été mangée par les bêtes sauvages de la forêt, et que Petit Frère, transformé en chevreuil, avait été tué par les chasseurs. Quand elle apprit que tous deux vivaient heureux, l’envie et la jalousie remplirent son cœur et ne la laissèrent plus en repos. Elle n’avait d’autre idée en tête que de les rendre malgré tout malheureux. Et sa véritable fille, qui était laide comme la nuit et n’avait qu’un œil, lui faisait des reproches, disant :

« C’est moi qui aurais dû devenir reine !

— Sois tranquille ! disait la vieille. Le moment venu, je m’en occuperai. »

Le temps passa, et la reine mit au monde un beau petit garçon. Le jour de sa naissance, le roi était justement à la chasse. La vieille sorcière prit l’apparence d’une femme de chambre, pénétra dans la chambre où se trouvait la reine et lui dit :

« Venez, Votre Majesté, votre bain est prêt. Il vous fera du bien et vous donnera des forces nouvelles. Faites vite avant que l’eau ne refroidisse. »

Sa fille était également dans la maison. Elles portèrent la reine affaiblie dans la salle de bains, et la déposèrent dans la baignoire. Puis, elles fermèrent la porte à clef et s’en allèrent. Dans la salle de bains, elles avaient allumé un feu d’enfer, pensant que la reine étoufferait rapidement.

Ayant agi ainsi, la vieille coiffa sa fille d’un béguin, et la fit coucher dans le lit, à la place de la reine, dont elle lui avait donné la taille et l’apparence. Mais elle n’avait pu remplacer l’œil qui lui manquait… Pour que le roi ne s’en aperçût pas, elle lui ordonna de se coucher sur le côté où elle n’avait pas d’œil. Le soir, quand le roi revint et apprit qu’un fils lui était né, il se réjouit en son cœur et voulut se rendre auprès de sa chère épouse pour prendre de ses nouvelles. La vieille s’écria aussitôt :

« Prenez bien garde de laisser les rideaux tirés ; la reine ne doit voir aucune lumière ; elle doit se reposer ! »

Le roi s’allongea. Il ne s’aperçut pas qu’une fausse reine était couchée dans le lit à ses côtés.

Quand vint minuit et que tout fut endormi, la nourrice, qui se tenait auprès du berceau dans la chambre d’enfant et qui seule veillait encore, vit la porte s’ouvrir et la véritable reine entrer. Elle sortit l’enfant du berceau, le prit dans ses bras et lui donna à boire. Puis elle tapota son oreiller, le recoucha, le couvrit et étendit le couvre-pieds. Elle n’oublia pas non plus le petit chevreuil, s’approcha du coin où il dormait et le caressa. Puis, sans bruit, elle ressortit et, le lendemain matin, lorsque la nourrice demanda aux gardes s’ils n’avaient vu personne entrer au château durant la nuit, ceux-ci répondirent : « Non, nous n’avons vu personne. »


illustré par Felicitas Kuhn

La reine vint ainsi chaque nuit, toujours silencieuse. La nourrice la voyait bien, mais elle n’osait en parler à personne. Au bout d’un certain temps, la reine se mit à parler dans la nuit, et dit :

« Que devient mon enfant ? Que devient mon chevreuil ? Deux fois encore je reviendrai ; ensuite plus jamais. »

La nourrice ne répondit pas. Mais quand la reine eut disparu, elle alla trouver le roi et lui raconta tout. Le roi dit alors :

« Mon Dieu, que signifie cela ? Je veillerai la nuit prochaine auprès de l’enfant. »


illustré par Felicitas Kuhn

Le soir, il se rendit auprès du berceau et, à minuit, la reine parut et dit à nouveau :

« Que devient mon enfant ? Que devient mon chevreuil ? Une fois encore je reviendrai, ensuite plus jamais. »

Elle s’occupa de l’enfant comme à l’ordinaire, avant de disparaître. Le roi n’osa pas lui adresser la parole, mais il veilla encore la nuit suivante. De nouveau elle dit :

« Que devient mon enfant ? Que devient mon chevreuil ? Cette fois, je suis revenue, mais jamais ne reviendrai.

Le roi ne put se contenir. Il s’élança vers elle et dit :

— Tu ne peux être une autre que ma femme bien-aimée !

Elle répondit :

— Oui, je suis ta femme chérie. »

Et, en même temps, la vie lui revint. Elle était fraîche, rose et en bonne santé.


Elle raconta alors au roi le crime que la méchante sorcière et sa fille avaient perpétré contre elle. Le roi les fit comparaître toutes deux devant le tribunal, où on les jugea. La fille fut conduite dans la forêt, pour y être dévorée par les bêtes sauvages. La sorcière fut livrée au bûcher. Quand il n’en resta plus que des cendres, le petit chevreuil retrouva forme humaine. Sœurette et Petit Frère vécurent ensuite ensemble, heureux, jusqu’à leur mort.

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