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Peau-d’Âne

... de Charles Perrault


Texte intégral

Avec des illustrations de Paul Durand


Seul le texte de ce conte est dans le domaine public.


cendrillon - edmond dulac

Illustration de couverture par Nadezhda Illarionova


Il était une fois un roi si grand, si aimé de ses peuples, si respecté de tous ses voisins et de ses alliés, qu’on pouvait dire qu’il était le plus heureux de tous les monarques. Son bonheur était encore confirmé par le choix qu’il avait fait d’une princesse aussi belle que vertueuse ; et les heureux époux vivaient dans une union parfaite.

De leur mariage était née une fille, douée de tant de grâce et de charmes, qu’ils ne regrettaient pas de n’avoir pas une plus grande lignée. La magnificence, le goût et l’abondance régnaient dans leur palais. Les ministres étaient sages et habiles ; les courtisans, vertueux et attachés ; les domestiques, fidèles et laborieux ; les écuries, vastes et remplies des plus beaux chevaux du monde, couverts de riches caparaçons. Mais ce qui étonnait les étrangers qui venaient admirer ces belles écuries, c’est qu’en plein milieu, un maître âne étalait de longues et grandes oreilles.

Ce n’était pas par fantaisie, mais avec raison, que le roi lui avait donné une place particulière et distinguée. Les vertus de ce rare animal méritaient cette distinction, puisque la nature l’avait formé si extraordinaire que sa litière, au lieu d’être malpropre, était couverte, tous les matins, avec profusion, de beaux écus et de louis d’or de toute espèce, qu’on allait recueillir à son réveil.


Peau-d’Âne par Paul Durand

Or, comme les vicissitudes de la vie s’étendent aussi bien sur les rois que sur les sujets, et que toujours les biens sont mêlés de quelques maux, le Ciel permit que la reine fût tout à coup attaquée d’une âpre maladie, pour laquelle, malgré la science et l’habileté des médecins, on ne put trouver aucun secours. La désolation fut générale. Le roi, sensible et amoureux, malgré le proverbe fameux qui dit que l’hymen est le tombeau de l’amour, s’affligeait sans modération, faisait des vœux ardents à tous les temples de son royaume, offrait sa vie pour celle d’une épouse si chère. Mais les dieux et les fées étaient invoqués en vain. La reine, sentant sa dernière heure approcher, dit à son époux qui fondait en larmes :

« Trouvez bon, avant que je meure, que j’exige une chose de vous : c’est que s’il vous prenait envie de vous remarier …

À ces mots, le roi poussa des cris pitoyables, prit les mains de sa femme, les baigna de pleurs, et, l’assurant qu’il était superflu de lui parler d’un second mariage.

— Non, non, dit-il enfin, ma chère reine, parlez-moi plutôt de vous suivre.

— L’État, reprit la reine avec une fermeté qui augmentait les regrets de ce prince, l’État doit exiger des successeurs et, comme je ne vous ai donné qu’une fille, vous presser d’avoir des fils qui vous ressemblent. Mais je vous demande instamment, par tout l’amour que vous avez eu pour moi, de ne céder à l’empressement de vos peuples que lorsque vous aurez trouvé une princesse plus belle et mieux faite que moi. J’en veux votre serment, et alors je mourrai contente. »

On présume que la reine, qui ne manquait pas d’amour-propre, avait exigé ce serment, ne croyant pas qu’il fût au monde personne qui pût l’égaler, pensant bien que c’était s’assurer que le roi ne se remarierait jamais.

Enfin elle mourut. Jamais mari ne fit tant de vacarme. Pleurer, sangloter jour et nuit, menus droits du veuvage, furent son unique occupation. Les grandes douleurs ne durent pas. D’ailleurs, les grands de l’État s’assemblèrent, et vinrent en corps prier le roi de se remarier. Cette première proposition lui parut dure et lui fit répandre de nouvelles larmes. Il allégua le serment qu’il avait fait à la reine, défiant tous ses conseillers de pouvoir trouver une princesse plus belle et mieux faite que feu sa femme, pensant que cela était impossible. Mais le conseil traita de babiole une telle promesse et dit qu’il importait peu de la beauté, pourvu qu’une reine fût vertueuse et point stérile ; que l’État demandait des princes pour son repos et sa tranquillité ; qu’à la vérité, la princesse avait toutes les qualités requises pour faire une grande reine, mais qu’il fallait lui choisir un époux ; et qu’alors ou cet étranger l’emmènerait chez lui, ou que, s’il régnait avec elle, ses enfants ne seraient plus réputés du même sang ; et que, n’y ayant point de prince de son nom, les peuples voisins pourraient lui susciter des guerres qui entraîneraient la ruine du royaume.


Peau-d’Âne par Paul Durand

Le roi, frappé de ces considérations, promit qu’il songerait à les contenter. Effectivement, il chercha, parmi les princesses à marier, qui serait celle qui pourrait lui convenir. Chaque jour on lui apportait des portraits charmants, mais aucun n’avait les grâces de la feue reine. Ainsi il ne se déterminait point.


Peau-d’Âne par Paul Durand

Malheureusement il s’avisa de trouver que la princesse, sa fille, était non seulement belle et bien faite à ravir, mais qu’elle surpassait encore de beaucoup la reine sa mère en esprit et en agréments. Sa jeunesse, l’agréable fraîcheur de ce beau teint enflammèrent le roi d’un feu si violent qu’il ne put le cacher sa fille, et il lui dit qu’il avait résolu de l’épouser, puisqu’elle seule pouvait le dégager de son serment.

La jeune princesse, remplie de vertu et de pudeur, pensa s’évanouir à cette horrible proposition. Elle se jeta aux pieds du roi son père et le conjura, avec toute la force qu’elle put trouver dans son esprit, de ne la pas contraindre à commettre un tel crime. Le roi, qui s’était mis en tête ce bizarre projet, avait consulté un vieux druide pour mettre la conscience de la princesse en repos. Ce druide, moins religieux qu’ambitieux, sacrifia, à l’honneur d’être confident d’un grand roi, l’intérêt de l’innocence et de la vertu, et s’insinua avec tant d’astuce dans l’esprit du roi, lui adoucit tellement le crime qu’il allait commettre, qu’il le persuada même que c’était une œuvre pieuse que d’épouser sa fille.

Ce prince, flatté par les discours de ce scélérat, l’embrassa et le quitta, plus entêté que jamais dans son projet. Il fit donc ordonner à sa fille de se préparer à lui obéir. La jeune princesse, outrée d’une vive douleur, n’imagina rien autre chose que d’aller trouver la Fée des Lilas, sa marraine.

Pour cet effet, elle partit la même nuit dans un joli cabriolet attelé d’un gros mouton qui connaissait tous les chemins. Elle y arriva sans encombre. La fée, qui aimait la princesse, lui dit qu’elle savait déjà tout ce qu’elle venait lui dire, mais qu’elle n’eût aucun souci, rien ne pouvant lui nuire si elle exécutait fidèlement ce qu’elle allait lui prescrire.

« Car, ma chère enfant, lui dit-elle, ce serait une grande faute que d’épouser votre père. Sans le contredire, vous pouvez l’éviter. Dites-lui que, pour remplir une fantaisie que vous avez, il faut qu’il vous donne une robe de la couleur du temps. Jamais, avec tout son amour et son pouvoir, il ne pourra y parvenir. »


Peau-d’Âne par Paul Durand

La princesse remercia bien sa marraine. Dès le lendemain matin, elle demanda au roi ce que la fée lui avait conseillé, et affirma qu’on ne tirerait d’elle aucun engagement avant qu’elle n’eût une robe couleur du temps. Le roi, ravi de l’espérance qu’elle lui donnait, assembla les plus fameux ouvriers et leur commanda cette robe, sous la condition que, s’ils ne pouvaient réussir, il les ferait tous pendre.


Peau-d’Âne par Paul Durand


Peau-d’Âne par Paul Durand

Le ciel n’est pas d’un plus beau bleu, lorsqu’il est ceint de nuages d’or, que cette belle robe lorsqu’elle fut étalée. La princesse en fut toute contrariée, et ne savait plus comment se tirer d’embarras. Le roi la pressait de conclure. Il fallut recourir à nouveau à la marraine, qui, étonnée de ce que son conseil n’avait pas réussi, lui dit d’essayer d’en demander une de la couleur de la lune. Le roi, qui ne pouvait lui rien refuser, envoya chercher les plus habiles ouvriers, et leur commanda si expressément une robe couleur de la lune qu’entre ordonner et apporter, il n’y eut pas vingt-quatre heures. La princesse, plus charmée de cette superbe robe que des soins du roi son père, s’affligea immodérément lorsqu’elle fut avec ses femmes et sa nourrice. La Fée des Lilas, qui savait tout, vint au secours de l’affligée princesse, et lui dit :

« Ou je me trompe fort, ou je crois que si vous demandez une robe couleur du soleil, ou nous viendrons à bout de dégoûter le roi votre père, car jamais on ne pourra parvenir à faire une pareille robe, ou nous gagnerons au moins du temps. »


Peau-d’Âne par Paul Durand

La princesse en convint, demanda la robe, et l’amoureux roi donna, sans regret, tous les diamants et les rubis de sa couronne pour aider à ce superbe ouvrage, avec l’ordre de ne rien épargner pour rendre cette robe égale au soleil. Aussi, dès qu’elle parut, tous ceux qui la virent furent obligés de fermer les yeux, tant ils furent éblouis. C’est de ce temps que datent les lunettes noires et les verres fumés. Que devint la princesse à cette vue ? Jamais on n’avait rien vu de si beau et de si artistement ouvré. Elle était confondue, et sous prétexte d’avoir mal aux yeux, elle se retira dans sa chambre où la fée l’attendait, plus honteuse qu’on ne peut dire. Car, en voyant la robe du soleil, elle devint rouge de colère.

« Oh ! Pour le coup, ma fille, dit-elle à la jeune fille, nous allons mettre l’indigne amour de votre père à une terrible épreuve. Je le crois bien entêté de ce mariage qu’il croit si prochain. Mais je pense qu’il sera un peu étourdi de la demande que je vous conseille de lui faire : c’est la peau de cet âne, qu’il aime si passionnément et qui fournit à toutes ses dépenses avec tant de profusion. Allez, et ne manquez pas de lui dire que vous désirez cette peau. »

La princesse, ravie de trouver encore un moyen d’éluder un mariage qu’elle détestait, et qui pensait en même temps que son père ne pourrait jamais se résoudre à sacrifier son âne, vint le trouver et lui exposa son désir pour la peau de ce bel animal. Quoique le roi fût étonné de cette fantaisie, il ne balança pas à la satisfaire. Le pauvre âne fut sacrifié, et la peau galamment apportée à l’infante, qui, ne voyant plus aucun moyen d’éluder son malheur, allait s’abandonner au désespoir, lorsque sa marraine accourut.

« Que faites-vous, ma fille ? dit-elle, voyant la princesse déchirant ses cheveux et meurtrissant ses belles joues. Voici le moment le plus heureux de votre vie ! Enveloppez-vous de cette peau, sortez de ce palais, et allez tant que la terre pourra vous porter. Lorsqu’on sacrifie tout à la vertu, les dieux savent en récompenser. Allez, j’aurai soin que votre toilette vous suive partout. En quelque lieu que vous vous arrêtiez, votre cassette, où seront vos habits et vos bijoux, suivra vos pas sous terre. Et voici ma baguette que je vous donne : en frappant la terre, quand vous aurez besoin de cette cassette, elle paraîtra à vos yeux. Mais hâtez-vous de partir, et ne tardez pas ! »


Peau-d’Âne par Paul Durand

La princesse embrassa mille fois sa marraine, la pria de ne pas l’abandonner, s’affubla de cette vilaine peau, après s’être barbouillée de suie de cheminée, et sortit de ce riche palais sans être reconnue de personne. Sa disparition causa un grand émoi. Le roi, au désespoir, qui avait fait préparer une fête magnifique, était inconsolable. Il fit partir plus de cent gendarmes, et plus de mille mousquetaires pour aller à la quête de sa fille. Mais la fée, qui la protégeait, la rendait invisible aux plus habiles recherches : ainsi il fallut s’en consoler.

Pendant ce temps, la princesse cheminait. Elle alla bien loin, bien loin, encore plus loin, et cherchait partout une place. Mais quoique par charité on lui donnât à manger, on la trouvait si crasseuse que personne n’en voulait. Cependant, elle entra dans une belle ville, à la porte de laquelle était une métairie, dont la fermière avait besoin d’une souillon pour laver les torchons, nettoyer les dindons et l’auge des cochons. Cette femme, voyant cette voyageuse si malpropre, lui proposa d’entrer chez elle, ce que la princesse accepta de grand cœur, tant elle était lasse d’avoir tant marché. On la mit dans un coin reculé de la cuisine, où elle fut, les premiers jours, en butte aux plaisanteries grossières de la valetaille, tant sa peau d’âne la rendait sale et dégoûtante. Enfin, on s’y accoutuma. D’ailleurs elle était si soigneuse de remplir ses devoirs que la fermière la prit sous sa protection. Elle conduisait les moutons, les faisait parquer là où il le fallait. Elle menait les dindons paître avec une telle intelligence qu’il semblait qu’elle n’eût jamais fait autre chose. Aussi tout fructifiait sous ses belles mains.


Un jour qu’assise près d’une claire fontaine, où elle déplorait souvent sa triste condition, elle s’avisa de s’y mirer, l’effroyable peau d’âne qui faisait sa coiffure et son habillement l’épouvanta. Honteuse de cet ajustement, elle se décrassa le visage et les mains, qui devinrent plus blanches que l’ivoire, et son beau teint reprit sa fraîcheur naturelle. La joie de se trouver si belle lui donna envie de se baigner, ce qu’elle exécuta. Mais il lui fallut remettre son indigne peau pour retourner à la métairie.

Heureusement, le lendemain était un jour de fête. Ainsi, elle eut le loisir de tirer sa cassette, d’arranger sa toilette, de poudrer ses beaux cheveux et de mettre sa belle robe couleur du temps. Sa chambre était si petite que la queue de cette belle robe ne pouvait pas s’étendre. La belle princesse se mira et s’admira elle-même avec raison, si bien qu’elle résolut, pour se désennuyer, de mettre tour à tour ses belles robes, les fêtes et les dimanches. Elle mêlait des fleurs et des diamants dans ses beaux cheveux avec un art admirable. Et souvent elle soupirait de n’avoir pour témoins de sa beauté que ses moutons et ses dindons qui l’aimaient autant avec son horrible peau d’âne, dont on lui avait donné le nom dans cette ferme.


Peau-d’Âne par Paul Durand

Un jour de fête, que Peau d’Âne avait mis la robe couleur du soleil, le fils du roi, à qui cette ferme appartenait, vint y descendre pour se reposer, en revenant de la chasse. Le prince était jeune, beau et admirablement bien fait, l’amour de son père et de la reine sa mère, adoré des peuples. On offrit à ce jeune prince une collation champêtre qu’il accepta. Puis il se mit à parcourir les basses-cours et tous les recoins. En courant ainsi de lieu en lieu, il entra dans une sombre allée au bout de laquelle il vit une porte fermée. La curiosité lui fit mettre l’œil à la serrure. En apercevant la princesse si belle et si richement vêtue, ainsi qu’à son air noble et modeste, il la prit pour une divinité.


Peau-d’Âne par Paul Durand

L’impétuosité du sentiment qu’il éprouva dans ce moment l’aurait porté à enfoncer la porte, sans le respect que lui inspira cette ravissante personne. Il sortit avec peine de cette allée sombre et obscure, mais ce fut pour s’informer qui était la personne qui demeurait dans cette petite chambre. On lui répondit que c’était une souillon, qu’on nommait Peau d’Âne à cause de la peau dont elle s’habillait, qu’elle était si sale et si crasseuse que personne ne la regardait ni lui parlait, et qu’on ne l’avait prise que par pitié, pour garder les moutons et les dindons. Le prince, peu satisfait de cet éclaircissement, vit bien que ces gens grossiers n’en savaient pas davantage, et qu’il était inutile de les questionner.


Il revint au palais du roi son père, plus amoureux qu’on ne peut dire, ayant continuellement devant les yeux la belle image de cette divinité qu’il avait vue par le trou de la serrure. Il se repentit de n’avoir pas frappé à la porte, et se promit bien de n’y pas manquer une autre fois. L’agitation de son sang, causée par l’ardeur de son amour, lui donna, dans la même nuit, une fièvre si terrible, que bientôt il fut réduit à l’extrémité. La reine, sa mère, dont il était le seul enfant, se désespérait de ce que tous les remèdes étaient inutiles. Elle promettait en vain les plus grandes récompenses aux médecins. Ils y employèrent tout leur art, mais rien ne guérissait le prince. Enfin, ils devinèrent qu’un mortel chagrin causait tout ce ravage. Ils en avertirent la reine, qui, toute pleine de tendresse pour son fils, vint le conjurer de dire la cause de son mal ; et que, quand il s’agirait de lui céder la couronne, le roi son père descendrait de son trône sans regret pour l’y faire monter ; que s’il désirait quelque princesse, quand même on serait en guerre avec le roi son père, et qu’on eût de justes sujets pour s’en plaindre, on sacrifierait tout pour obtenir ce qu’il désirait. Mais qu’elle le conjurait de ne pas se laisser mourir, puisque de sa vie dépendait la leur. La reine n’acheva pas ce touchant discours sans mouiller le visage du prince d’un torrent de larmes.

« Madame, lui dit enfin le prince avec une voix très faible, je ne suis pas assez dénaturé pour désirer la couronne de mon père. Plaise au Ciel qu’il vive de longues années, et qu’il veuille bien que je sois longtemps le plus fidèle et le plus respectueux de ses sujets ! Quant aux princesses que vous m’offrez, je n’ai point encore pensé à me marier et vous pensez bien que, soumis comme je le suis à vos volontés, je vous obéirai toujours, quoi qu’il m’en coûte.

— Ah, mon fils ! reprit la reine, rien ne me coûtera, si c’est pour te sauver la vie. Mais, mon cher fils, sauve la mienne et celle du roi ton père en me déclarant ce que tu désires et sois bien assuré qu’il te sera accordé.

— Eh bien ! Madame, dit-il, puisqu’il faut vous déclarer ma pensée, je vais vous obéir. Je me ferais un crime de mettre en danger deux êtres qui me sont si chers. Oui, ma mère, je désire que Peau d’Âne me fasse un gâteau, et que, dès qu’il sera fait, on me l’apporte.

La reine, étonnée de ce nom bizarre, demanda qui était cette Peau d’Âne.

— C’est, madame, reprit un de ses officiers qui par hasard avait vu cette fille, c’est la plus vilaine bête après le loup. Une peau noire, une crasseuse, qui loge dans votre métairie et qui garde vos dindons.

— Qu’importe, dit la reine, mon fils, au retour de la chasse, a peut-être mangé de sa pâtisserie. C’est une fantaisie de malade. En un mot, je veux que Peau d’Âne, - puisque Peau d’Âne, il y a -, lui fasse promptement un gâteau. »

On courut à la métairie et l’on fit venir Peau d’Âne, pour lui ordonner de faire de son mieux un gâteau pour le prince. Quelques auteurs ont assuré que Peau d’Âne, au moment où ce prince avait mis l’œil à la serrure, les siens l’avaient aperçu. Regardant par sa petite fenêtre, elle aurait vu ce prince si jeune, si beau et si bien fait. L’idée lui en serait restée, et souvent, ce souvenir lui aurait coûté quelques soupirs. Quoi qu’il en soit, Peau d’Âne l’ayant vu, ou en ayant beaucoup entendu parler avec éloge, ravie de pouvoir trouver un moyen d’être connue, s’enferma dans sa chambre, jeta sa vilaine peau, se décrassa le visage et les mains, se coiffa de ses blonds cheveux, mit un beau corset d’argent brillant, un jupon pareil, et se mit à faire le gâteau tant désiré : elle prit de la plus pure farine, des œufs et du beurre bien frais. En travaillant, qu’elle l’ait fait exprès ou non, une bague qu’elle avait au doigt tomba dans la pâte, s’y mêla.


Peau-d’Âne par Paul Durand

Dès que le gâteau fut cuit, s’affublant de son horrible peau, elle donna le gâteau à l’officier, à qui elle demanda des nouvelles du prince. Mais cet homme, ne daignant pas lui répondre, courut chez le prince lui apporter ce gâteau. Le prince le prit avidement des mains de cet homme, et le mangea avec une telle vivacité, que les médecins, qui étaient présents, ne manquèrent pas de dire que cette fureur n’était pas un bon signe. Effectivement, le prince pensa s’étrangler, en raison de la bague qu’il trouva dans un des morceaux du gâteau. Il la tira adroitement de sa bouche, et son ardeur à dévorer ce gâteau se ralentit, en examinant cette fine émeraude, montée sur un jonc d’or, dont le cercle était si étroit, qu’il jugea ne pouvoir servir qu’au plus joli doigt du monde. Il baisa mille fois cette bague, la mit sous son chevet et l’en tirait à tout moment, quand il croyait n’être vu de personne.

Il se tourmenta pour imaginer comment il pourrait voir celle à qui cette bague pouvait aller. Il n’osait croire, s’il demandait Peau d’Âne, qui avait fait ce gâteau qu’il avait demandé, qu’on lui accordât de la faire venir. Il n’osait pas non plus dire ce qu’il avait vu par le trou de cette serrure, de crainte qu’on se moquât de lui et qu’on le prît pour un visionnaire. Toutes ces idées le tourmentant à la fois, la fièvre le reprit fortement. Les médecins, ne sachant plus que faire, déclarèrent à la reine que le prince était malade d’amour. La reine accourut chez son fils, avec le roi, qui se désolait :

« Mon fils, mon cher fils, s’écria le monarque affligé, nomme-nous celle que tu veux. Nous jurons que nous te la donnerons, fût-elle la plus vile des esclaves.

La reine, en l’embrassant, lui confirma le serment du roi. Le prince, attendri par les larmes et les caresses des auteurs de ses jours :

— Mon père et ma mère, leur dit-il, je n’ai point dessein de faire une alliance qui vous déplaise et pour preuve de cette vérité, dit-il en tirant l’émeraude de dessous son chevet, c’est que j’épouserai la personne à qui cette bague ira, telle qu’elle soit. Et il est peu probable que celle qui aura ce joli doigt soit une rustaude ou une paysanne. »

Le roi et la reine prirent la bague, l’examinèrent curieusement, et jugèrent, ainsi que le prince, que cette bague ne pouvait aller qu’à quelque fille de bonne maison. Alors, le roi, ayant embrassé son fils en le conjurant de guérir, sortit, fit donner les tambours, les fifres et les trompettes par toute la ville, et crier par ses hérauts que l’on n’avait qu’à venir au palais essayer une bague et que celle à qui elle irait juste épouserait l’héritier du trône.

Les princesses d’abord arrivèrent, puis les duchesses, les marquises et les baronnes, mais elles eurent beau toutes s’amenuiser les doigts, aucune ne put mettre la bague. Il en fallut venir aux grisettes, qui toutes jolies qu’elles étaient, avaient toutes les doigts trop gros. Le prince, qui se portait mieux, faisait lui-même l’essai. Enfin, on en vint aux filles de chambre : elles ne réussirent pas mieux. Il n’y avait plus personne qui n’eût essayé cette bague sans succès, lorsque le prince demanda les cuisinières, les marmitonnes, les gardeuses de moutons : on amena tout cela. Mais leurs gros doigts rouges et courts ne purent seulement aller par-delà l’ongle.

« A-t-on fait venir cette Peau d’Âne, qui m’a fait un gâteau ces jours derniers ? dit le prince.

Chacun se prit à rire, et lui dit que non, tant elle était sale et crasseuse.

— Qu’on l’aille la chercher sur le champ, dit le roi. Il ne sera pas dit que j’aie excepté quelqu’un ! »

On courut, en riant et se moquant, chercher la dindonnière. La princesse, qui avait entendu les tambours et les cris des hérauts d’armes, s’était bien doutée que sa bague était la cause de ce tintamarre. Elle aimait le prince, et, comme le véritable amour est craintif et n’a point de vanité, elle était dans la crainte continuelle que quelque dame n’eût le doigt aussi menu que le sien. Elle eut donc une grande joie quand on vint la chercher et qu’on frappa à sa porte. Depuis qu’elle avait su qu’on cherchait un doigt propre à mettre sa bague, je ne sais quel espoir l’avait portée à se coiffer plus soigneusement, et à mettre son beau corsage d’argent, avec le jupon plein de falbalas de dentelle d’argent, semés d’émeraudes.

Aussitôt qu’elle entendit qu’on frappait à la porte et qu’on l’appelait pour aller chez le prince, elle remit promptement sa peau d’âne, et ouvrit. Des gens, en se moquant d’elle, lui dirent que le roi la demandait pour lui faire épouser son fils. Puis, avec de longs éclats de rire, ils la menèrent chez le prince, qui lui-même étonné de l’accoutrement de cette fille, n’osa croire que ce fût celle qu’il avait vue si pompeuse et si belle. Triste et confus de s’être si lourdement trompé :

« Est-ce vous, lui demanda-t-il, qui logez au fond de cette allée obscure, dans la troisième basse-cour de la métairie ?

— Oui, seigneur, répondit-elle.

— Montrez-moi votre main, dit-il en tremblant et poussant un profond soupir. »

Dame ! Qui fut bien surpris ? Ce furent le roi et la reine, ainsi que tous les chambellans et les grands de la Cour, lorsque de dessous cette peau noire et crasseuse sortit une petite main délicate, blanche et couleur de rose, où la bague s’ajusta sans peine au plus joli petit doigt du monde. Et par un petit mouvement que la princesse se donna, la peau tomba : elle parut, d’une beauté si ravissante, que le prince, tout faible qu’il était, se mit à ses genoux, et les serra avec une ardeur qui la fit rougir. Mais, on ne s’en aperçut presque pas, parce que le roi et la reine vinrent l’embrasser de toute leur force, et lui demander si elle voulait bien épouser leur fils.


Peau-d’Âne par Paul Durand

La princesse, confuse de tant de caresses, et de l’amour que lui marquait ce beau jeune prince, allait cependant les en remercier, lorsque le plafond du salon s’ouvrit, et que la Fée des Lilas, descendant dans un char fait de branches et de fleurs de son nom, conta, avec une grâce infinie, l’histoire de la jeune fille. Le roi et la reine, charmés de voir que Peau d’Âne était une grande princesse, redoublèrent leurs caresses. Mais le prince fut encore plus sensible à la vertu de la princesse, et son amour s’accrut par cette connaissance. Son impatience à épouser la princesse fut telle, qu’à peine donna-t-il le temps de faire les préparatifs convenables pour cet auguste mariage. Le roi et la reine, qui étaient fous de leur belle-fille, lui faisaient mille caresses et la tenaient incessamment dans leurs bras. Celle-ci avait déclaré qu’elle ne pouvait épouser le prince sans le consentement du roi son père. Aussi fut-il le premier auquel on envoya une invitation, sans lui dire quelle était l’épousée. La Fée des Lilas, qui présidait à tout, comme de raison, l’avait exigé à cause des conséquences. Il vint des rois de tous les pays : les uns en chaise à porteurs, d’autres en cabriolet, les plus éloignés montés sur des éléphants, sur des tigres, sur des aigles, mais le plus magnifique et le plus puissant fut le père de l’infante, qui heureusement avait oublié son amour déréglé, et avait épousé une reine veuve, fort belle, dont il n’avait point eu d’enfant. La princesse courut au-devant de lui. Il la reconnut aussitôt, et l’embrassa avec une grande tendresse, avant qu’elle eût le temps de se jeter à ses genoux. Le roi et la reine lui présentèrent leur fils, qu’il combla d’amitié.

Les noces se firent avec toute la pompe imaginable. Les jeunes époux, peu sensibles à ces magnificences, ne virent et ne regardèrent qu’eux. Le roi, père du prince, fit couronner son fils ce même jour, et, lui baisant la main, le plaça sur son trône. Malgré la résistance de ce fils si bien né, il lui fallut obéir. Les fêtes de cet illustre mariage durèrent près de trois mois. Mais l’amour des deux époux durerait encore, tant ils s’aimaient, s’ils n’étaient pas morts cent ans après.


MORALITÉ


Le conte de Peau d’Âne est difficile à croire.

Mais tant que dans le monde on aura des enfants,

Des mères et des mères-grands,

On en gardera la mémoire.


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