Conte traditionnel russe
… avec des illustrations d’Alexander Lindberg
En ce qui concerne les illustrations du conte, seule la couverture est dans le domaine public.
Le texte n'est pas libre de droits, mais l'origine de la traduction en français est indéterminée.
Dessin de couverture par Yvan Bilibine
Il était une fois un vieux tsar presque aveugle qui avait trois fils. Il entendit un jour parler d’un verger - au-delà de vingt-sept pays, dans le trentième royaume -, où poussait un pommier dont les fruits rendaient la jeunesse, et dont les branches abritaient un puits d’Eau de Vie. En mangeant une pomme, un vieillard retrouvait ses jeunes années, de même qu’un aveugle recouvrait la vue en se lavant les yeux avec cette eau. Le tsar réunit les princes et les seigneurs, et leur dit :
« Lequel de vous, hommes courageux, ira au-delà de vingt-sept pays, dans le trentième royaume, me chercher des Pommes de Jouvence et de l’Eau de Vie ? Je lui donnerai la moitié de mes terres.
À ces mots, les hommes grands se cachèrent derrière ceux de taille moyenne, et ceux-ci derrière les petits, mais aucun, petit ou grand, ne s’offrit pour partir.
Le prince Féodor s’avança alors et dit :
« Père, nous ne voulons pas que la moitié du pays passe en d’autres mains ; j’irai moi même chercher les Pommes de Jouvence et une cruche d’Eau de Vie. »
Choisissant un cheval frais, il lui mit une bride neuve, prit un fouet qui n’avait jamais servi, attacha la selle avec douze sangles solides, puis s’en alla. Chacun le vit enfourcher sa monture, mais personne ne sut la direction qu’il prenait. Il chevaucha ainsi jusqu’au coucher du soleil, et arriva en un lieu où se croisaient trois chemins. Sur une pierre plate posée à même le sol, on lisait :
« Si tu vas à droite, tu te sauveras mais tu perdras ton cheval. Si tu vas à gauche, tu sauveras ton cheval mais tu te perdras. Si tu vas tout droit, tu prendras femme ! »
Le prince réfléchit, et décida d’aller tout droit. Après une longue course, il parvint à une tour au toit d’or. Une ravissante jeune fille accourut à sa rencontre en disant :
« Fils du tsar, viens te reposer chez moi cette nuit.
— Non, la Belle, répondit Féodor, car dormir retarderait mon voyage et je dois continuer.
— Ne sois pas si pressé, fils du tsar, ce sera si agréable pour toi ! »
Et sans plus attendre, elle le tira de sa selle, lui donna à boire et à manger et le coucha. Mais à peine se tourna-t-il du côté du mur que, faisant basculer le lit, elle le précipita au fond d’une oubliette.
Quelque temps après, le tsar, ne voyant pas revenir son fils Féodor, réunit de nouveau ses princes et ses seigneurs :
« Celui d’entre vous, dit-il, qui me rapportera les Pommes de Jouvence et l’Eau de Vie recevra la moitié de mon royaume. »
Comme la fois précédente, personne ne se présenta, et tous se cachèrent les uns derrière les autres. Le second fils du tsar, le prince Vassily, s’avança alors et proposa de partir. Il choisit un cheval frais, lui mit une bride neuve, prit un fouet qui n’avait jamais servi, attacha la selle avec douze sangles solides et s’en fut. On le vit monter à cheval, mais nul ne sut la direction qu’il prenait. Il parvint au carrefour où se trouvait la pierre plate et lut l’inscription. Après mûre réflexion, il alla tout droit, jusqu’à la tour au toit d’or. Une belle jeune fille accourut et lui dit :
« Fils du tsar, ne sois pas si pressé, accepte mon hospitalité. »
Le tirant de sa selle, elle le mena dans la tour, lui donna un bon repas et le coucha. Mais à peine se tournat-il du côté du mur que, faisant basculer le lit, elle le précipita au fond d’une profonde oubliette.
« Qui est là ? demanda une voix dans l’obscurité.
— C’est le prince Vassily ; mais qui donc est déjà là ?
— Féodor !
— Eh bien, frère, nous voici tous les deux attrapés ! »
Quelque temps plus tard, le tsar réunit encore les membres de sa Cour et leur posa la même question, mais aucun ne se porta volontaire. Le prince Ivan s’avança alors.
« Donnez-moi votre bénédiction, Père, dit-il, j’atteindrai le trentième royaume et je vous rapporterai les Pommes de Jouvence et l’Eau de Vie ! De plus, je chercherai mes frères. »
Ayant reçu la bénédiction paternelle, Ivan se rendit aux écuries pour y choisir un cheval. Mais les bêtes frissonnaient sous son regard, et tombaient dès qu’il les caressait. Dépité et déçu de n’en pas trouver à son goût, il sortit dans la cour où une vieille servante le salua :
« Bonjour, prince Ivan. Pourquoi cet air si triste ?
— C’est que, la vieille, je ne peux trouver un cheval qui me plaise.
— Vous auriez dû, d’abord, me demander. Allez à la cave. Si vous réussissez à prendre celui qui est attaché à une chaîne de fer, vous verrez qu’il vous conviendra. »
Le prince descendit au sous-sol, souleva la trappe et sauta jusqu’au cheval. Se dressant sur son arrière-train, celui-ci posa ses pattes de devant sur les épaules d’Ivan et se tint immobile. Puis, arrachant la chaîne, il bondit dehors, entraînant le jeune homme. Ivan lui mit alors une bride neuve, attacha la selle avec douze sangles solides et partit. On le vit enfourcher sa monture, mais personne ne sut la direction qu’il prit. Au carrefour, il s’assit, songeur :
« Si tu vas à droite, tu perdras ton cheval… Mais jusqu’où pourrais-je aller sans cheval ? Si tu vas tout droit, tu prendras femme… Ce n’est pas le but de mon voyage ! Si tu vas à gauche, tu sauveras ton cheval… Voilà où j’irai ! »
Il s’engagea donc sur le chemin de gauche, et chevaucha par monts et par vaux jusqu’à la nuit. Le soleil couchant empourprait l’horizon quand il atteignit une petite cabane, perchée sur une patte de poulet.
Il appela :
« Hutte ! Petite hutte ! Tourne ton dos à la forêt et ta face vers moi pour qu’une fois entré, je puisse ressortir !
La petite hutte pivota. Le prince y pénétra et vit une vieille sorcière, Baba Yaga, qui filait un écheveau de soie.
— Bonté divine ! s’écria-t-elle. Ai-je jamais vu ou entendu un Russe auparavant ? Mais aujourd’hui, en voici bel et bien un en chair et en os !
— Espèce de vieille commère osseuse, voilà que tu plumes ton oiseau avant de l’avoir attrapé, et que tu dénigres un jeune homme avant de le connaître ! Tu ferais mieux de donner au voyageur à boire, à manger, et un bon lit ! Après, je répondrai à tes questions.
Baba Yaga fit ce qu’on lui disait, puis elle demanda :
— Qui es-tu, mon garçon, et d’où viens-tu ? Dis-le-moi !
— Je suis le prince Ivan, la vieille, un des trois fils du tsar. Je dois aller au-delà de vingt-sept pays, jusqu’au trentième, chercher l’Eau de Vie et les Pommes de Jouvence pour mon père.
— C’est loin, mon enfant : on ne peut les trouver que dans un pays gouverné par une de mes parentes, la Demoiselle aux Yeux Bleus. J’ignore toutefois si tu sauras les obtenir.
— Grand-mère, demanda le prince, ajoute ta sagesse à ma force, et donnemoi, s’il te plaît, un bon conseil.
— Bien des jeunes gens sont passés ici, mais il n’en est aucun qui se soit montré aussi poli. Prends mon cheval, fils, il est meilleur que le tien et te mènera chez ma seconde sœur qui te dira que faire. »
Tôt le lendemain matin, Ivan se lava soigneusement, remercia la sorcière de son hospitalité, et partit.
« Arrête ! dit-il soudain à sa monture. J’ai perdu un gant dans la course.
— Depuis que tu as parlé, j’ai déjà couvert quatre-vingts lieues ! répondit le cheval ; et il galopa ainsi jusqu’au crépuscule.
Devant lui, Ivan aperçut enfin une petite cabane perchée sur une patte de poulet.
— Hutte ! Petite hutte ! dit-il, tourne ton dos à la forêt et ta face vers moi, pour qu’une fois entré, je puisse ressortir. »
La petite hutte pivota. Il entendit tout à coup hennir un cheval, et le sien y répondit, car ils avaient la même mère. La vieille sorcière Baba Yaga - elle était encore plus âgée que sa sœur -, entendant le cheval du prince, pensa qu’un membre de sa famille venait lui rendre visite. Mais, lorsqu’elle ouvrit la porte et vit Ivan, elle s’écria :
« Bonté divine ! Ai-je jamais vu ou entendu un Russe auparavant ? Aujourd’hui, en voici u n en personne !
— Espèce de vieille commère osseuse, lui dit le prince, adresse-toi à un homme selon son aspect, mais traite-le toujours avec respect ! Donne donc un abri à mon cheval, et à moi, jeune voyageur, à boire, à manger, et un bon lit.
La sorcière se conforma à ces ordres, puis elle demanda à Ivan d’où il venait et où il allait.
— Je suis le prince Ivan, un des fils du tsar, et je me rends au pays de la Demoiselle aux Yeux Bleus, pour chercher l’Eau de Vie et les Pommes de Jouvence.
— Eh bien, mon fils, je ne sais si tu réussiras car il est très difficile d’atteindre la Demoiselle aux Yeux Bleus.
— Grand-mère, ajoute ta sagesse à ma force et dis-moi que faire.
— Bien des jeunes gens sont passés ici, mais aucun ne m’a parlé aussi poliment. Prends mon cheval, mon enfant, et va chez ma sœur aînée, elle te conseillera beaucoup mieux que moi. »
De bonne heure le lendemain matin, Ivan prit congé de la vieille femme et partit sur un cheval encore plus rapide que le précédent.
« Arrête ! dit-il tout à coup. J’ai perdu un gant.
— Depuis que tu as parlé, j’ai déjà couvert cent lieues au galop ! » répondit l’animal.
Une histoire, c’est vite raconté, mais un voyage, c’est beaucoup plus long ! Le prince chevaucha tout le jour jusqu’au coucher du soleil, puis il parvint à une petite cabane perchée sur une patte de poulet. Il cria :
« Hutte ! Petite hutte ! Tourne ton dos à la forêt et ta face vers moi. Je veux seulement passer la nuit ici ! »
La petite hutte pivota. Soudain, un cheval se mit à hennir et celui d’Ivan y répondit. Une vieille sorcière, Baba Yaga, encore plus âgée que ses deux sœurs, parut sur le pas de la porte ; elle vit que c’était un jeune étranger, qui montait le cheval de sa sœur. Ivan la salua, s’excusant d’avoir à lui demander l’hospitalité, car, riche ou pauvre, à pied ou à cheval, un voyageur ne peut apporter son gîte. Lorsqu’il se fut un peu restauré, le prince se présenta :
« Je suis, dit-il, le prince Ivan, fils du tsar de tel et tel royaume. J’ai vu ta plus jeune sœur, elle m’a envoyé à ta cadette, qui, elle-même, m’a envoyé à toi. Ajoute, je te prie, ta sagesse à ma force et dis-moi comment je peux me procurer l’Eau de Vie et les Pommes de Jouvence de la Princesse aux Yeux Bleus.
— Qu’il en soit ainsi ! Je vais t’aider, prince Ivan. La Demoiselle aux Yeux Bleus est une de mes parentes, c’est une femme forte et puissante. Un mur de six mètres de haut, large de deux, entoure son royaume. Trente matrones montent la garde à la grille et ne te laisseront pas entrer. Tu devras arriver là-bas en pleine nuit, sur mon propre cheval ; fouette-le au pied du mur avec un fouet qui n’a jamais servi, et il le franchira. Attache-le, va au verger, tu y trouveras un pommier couvert de Pommes de Jouvence, et, sous cet arbre, un puits. Ramasse trois pommes, pas une de plus. Tire du puits une cruche d’Eau de Vie. La Demoiselle aux Yeux Bleus dormira, ne va pas dans sa chambre, remonte sur ton cheval et fouette-le, il passera le mur. »
Ivan ne s’arrêta pas plus longtemps chez la vieille, et s’élança au galop. Vers minuit, il parvint au pied d’une haute muraille. Trente matrones dormaient devant la grille. Le prince éperonna et fouetta le cheval, qui sauta par-dessus le mur. Mettant pied à terre, il pénétra dans le verger, ramassa trois pommes, puisa une cruche d’eau, mais, avant de quitter les lieux, il eut grande envie de voir la puissante Demoiselle aux Yeux Bleus.
Il entra dans la chambre. Au milieu, sur un grand lit, elle reposait, telle une amazone ; six filles dormaient à sa droite, six autres à sa gauche. Le prince, n’y pouvant résister, lui déposa un baiser sur le front sans la réveiller ; puis il quitta la pièce et remonta sur son cheval. Celui-ci se mit alors à parler :
« Tu as désobéi, Ivan. Désormais, il me sera impossible de franchir le mur !
— Pâture à loup ! cria le prince en cinglant la bête. On va nous tuer si nous restons ici ! »
L’animal, fou furieux, s’élança ; mais un de ses sabots accrocha et fit vibrer une corde tendue au-dessus du mur, ce qui déclencha l’alarme. La Princesse aux Yeux Bleus, réveillée en sursaut, réalisa qu’on avait dérobé ses pommes.
« Debout ! ordonna-t-elle. Vite, on nous a volées ! »
Accompagnée de douze matrones, elle galopa à la poursuite d’Ivan. Il était juste en train de changer de monture devant la porte de la plus vieille sorcière, au moment où la Demoiselle aux Yeux Bleus arriva de l’autre côté de la hutte.
« Grand-mère, demanda-t-elle, as-tu vu passer un animal ou un jeune homme à cheval ?
— Non, mon enfant, mais tu as encore du chemin à parcourir, viens prendre un verre de lait.
— Non, traire une vache, ce serait beaucoup trop long !
— Pourquoi, ma fille ? Je ferai vite. »
La sorcière se mit à tirer le lait, sans se presser. La princesse but, puis reprit sa route pendant que le prince changeait de monture chez la seconde sorcière. Au moment où il sortait par une porte, la Demoiselle aux Yeux Bleus entrait par l’autre.
« Grand-mère, dit-elle, as-tu vu passer un animal ou un jeune homme à cheval ?
— Non, mon enfant, mais prends le temps de manger quelque crêpes.
— Non, ce serait trop long à faire !
— Pas du tout ! Je me dépêcherai. »
La vieille fit sauter ses crêpes, sans se presser. La princesse en mangea quelques-unes, puis reprit sa route.
Pendant ce temps, le prince récupérait son propre cheval chez la plus jeune des trois sorcières, et repartait. La Demoiselle aux Yeux Bleus arriva à son tour ; la vieille la rassura :
« Je n’ai vu personne. Repose-toi et prends un bain, car ton voyage n’est pas terminé.
— Non, ce sera trop long de faire chauffer l’eau.
— Mais non, voyons ! »
La princesse se plongea dans un bain brûlant, suivi d’une douche froide, puis elle reprit sa course. Suivie de son escorte, elle franchit les obstacles au grand galop, cherchant à rattraper Ivan pour le jeter à terre et lui trancher la tête. La voyant approcher, le prince ralentit son allure. La Demoiselle aux Yeux Bleus parvint à sa hauteur.
« Brigand ! hurla-t-elle, tu as pris sans ma permission l’eau de mon puits, sans même y remettre le couvercle ! Et, de plus, tu as volé mes pommes !
— C’est vrai, admit Ivan, qui ajouta : Bon ! Faisons trois sauts en arrière et luttons ! »
Armés de massues, de lances et de sabres, trois fois ils se lancèrent l’un sur l’autre, mais en vain ; ils brisèrent leurs armes mais ne purent se désarçonner. Ils engagèrent un corps à corps acharné. Le combat dura toute la journée. Soudain, Ivan se tordit le pied et tomba à terre. La princesse s’apprêtait à lui plonger sa dague dans la poitrine quand il l’arrêta : « Ne me tue pas, dit-il, tu ferais mieux de m’aider à me relever et de me donner un baiser ! »
Ainsi fut fait ! Puis, plantant une tente en rase campagne, ils échangèrent anneaux et promesses de mariage.
Trois jours plus tard, la princesse dit à Ivan :
« Je retourne maintenant chez moi ; toi, rentre dans ton pays, mais surtout, ne t’écarte pas de ton chemin. D’ici trois ans, tu me reverras. »
Ils partirent tous les deux dans des directions opposées. Au carrefour où se trouvait la pierre plate, Ivan pensa :
« C’est très bien, me voici sur la route du retour, mais que sont devenus mes frères ? »
Oubliant alors les recommandations de la princesse, il s’engagea sur le sentier qui menait au mariage. Au pied de la tour au toit d’or, son cheval se mit à hennir ; les chevaux de ses frères y répondirent, car ils avaient la même mère. Ivan, devinant la présence en ces lieux de Féodor et de Vassily, frappa à la porte et la belle jeune fille vint ouvrir.
« Ah ! C’est toi, prince Ivan ! Je t’attends depuis longtemps ! Accepte mon hospitalité pour la nuit. »
Elle le fit entrer, lui donna des rafraîchissements, mais le prince ne toucha guère à la nourriture. Elle le mena ensuite à la chambre et l’invita à se reposer. Ivan, voulant lui faire avouer l’endroit où étaient enfermés ses deux frères, la poussa brusquement sur le lit ; celui-ci bascula, et la belle tomba dans les oubliettes.
« Y-a-t-il quelqu’un de vivant làdedans ? cria Ivan penché au-dessus du trou.
— Oui ! Féodor et Vassily ! » répondit-on.
Ivan libéra les jeunes gens, et ils reprirent tous trois le chemin du retour. Désirant se reposer un peu, il confia son cheval à la garde de ses frères, et, s’allongeant sur l’herbe, il s’endormit du sommeil des héros.
« Si nous rentrons sans les Pommes de Jouvence et sans l’Eau de Vie, dit alors Féodor à Vassily, notre père nous enverra garder les oies !
— Jetons Ivan dans un précipice ! » répondit Vassily.
Ainsi fut fait. Ivan mit trois jours et trois nuits avant d’atteindre le fond de l’abîme, et, lorsqu’il reprit ses esprits, il se trouva sur un rivage, en pleine bourrasque, ne voyant que ciel et eau. Près de là, des oisillons, battus par la tempête, piaillaient à côté d’un vieux chêne ; il les couvrit de son manteau et s’abrita sous l’arbre. Quand l’ouragan se calma, un grand oiseau du nom de Nagai, se posa et dit :
« Mes enfants, comment avez-vous pu résister à ce vent ?
— Mère, cet homme nous a sauvés en nous couvrant de son manteau.
— Comment es-tu venu jusqu’ici ? s’enquit l’oiseau auprès d’Ivan.
— Mes frères m’ont jeté là pour s’emparer des Pommes de Jouvence et de l’Eau de Vie que je rapportais à mon père.
— Eh bien, puisque je te dois la vie de mes enfants, demande tout ce que tu veux, or, argent, pierres précieuses !
— Je n’ai besoin de rien, Nagai, sinon que tu me ramènes dans mon pays, si c’est possible.
— D’accord. Va remplir deux tonneaux de viande » dit l’oiseau.
Le prince tua des oies et des cygnes, les mit dans deux tonneaux, les fixa sous les ailes de Nagai, et grimpa sur son dos. Nagai s’envola. Ivan dut constamment le nourrir, mais, très vite, la provision s’épuisa. L’oiseau risquait de devoir faire demi-tour… Le jeune homme coupa alors un morceau de sa cuisse avec son couteau, et le donna à l’oiseau qui reprit son vol. Plus loin, il lui fallut couper un morceau de l’autre jambe pour que Nagai continue. La distance diminuait. Pour la troisième fois, ils allaient rebrousser chemin ; Ivan enleva alors un peu de sa poitrine. Ils arrivèrent enfin au royaume du tsar, et Nagai dit à Ivan :
« Tu m’as nourri tout le long du voyage, mais, de ma vie, je n’ai goûté meilleur morceau que le dernier. »
Le prince lui montra ses plaies. L’oiseau restitua les trois morceaux qu’Ivan remit à leur place, et la chair se recolla instantanément sur les os. Puis, chacun reprit sa route.
Pendant ce temps, Féodor et Vassily avaient donné à leur père les Pommes de Jouvence et l’Eau de Vie, et le tsar avait recouvré sa jeunesse et sa vue de jadis. Lorsqu’Ivan apprit cette nouvelle, il rassembla sous ses ordres une bande de brigands et d’ivrognes, et, au lieu de rentrer, il se mit à errer de taverne en taverne.
À peu près à la même époque, la Princesse aux Yeux Bleus donna le jour à deux fils qui grandirent, non pas de semaine en semaine, mais d’heure en heure. Trois ans plus tard, elle réunit ses soldats, prit ses enfants, et partit à la recherche d’Ivan. Sur les terres du tsar, elle fit dresser une tente de toile blanche sur l’herbe verte, tapissa de tissus aux couleurs vives le sentier qui menait à la tente, et envoya un émissaire chez le tsar pour lui transmettre ce message :
« Donnezmoi le prince, sinon je ferai mettre votre royaume à feu et à sang et vous serez mon prisonnier.
Le tsar, inquiet, lui envoya le prince Féodor. Lorsqu’il se présenta, deux jeunes garçons sortirent en criant :
— Mère ! Mère ! Que faut-il faire ? Estce notre père ?
— Non, mes enfants, c’est votre oncle. Traitez-le comme il le mérite. »
Armés de bâtons, ils le frappèrent si fort que les jambes du prince eurent bien du mal à le soutenir dans sa fuite. La Princesse aux Yeux Bleus fit porter un second message, et le tsar, encore plus effrayé, envoya le prince Vassily.
« Mère, est-ce notre père ? demandèrent les garçons.
— Non, c’est votre oncle ; traitez-le comme il le mérite. »
Et le pauvre Vassily reçut une telle volée qu’il eut de la peine à se sauver. La princesse ordonna alors : « Trouvez le prince Ivan ou je détruirai votre royaume. »
Le tsar, terrifié, demanda à ses fils de chercher leur frère. Tombant en pleurs aux pieds de leur père, ils durent avouer leur faute.
Or, il advint qu’Ivan passa non loin du campement de la princesse. Aidé de ses compagnons, il piétina, déchira, éparpilla les tapis qui menaient à la tente ; deux jeunes garçons sortirent en criant :
« Mère ! Voici venir une bande de brigands sous la conduite d’un ivrogne !
— Prenez-le par la main, répondit la princesse, c’est lui votre père, et il a souffert durement pendant trois ans ! »
Le conduisant à la tente, elle lui lava le visage, le coiffa, lui mit des vêtements propres et le coucha ; puis, elle distribua un verre de vin à chaque homme. Ils burent tous à sa santé et rentrèrent chez eux.
Le lendemain, le prince et la princesse se rendirent au palais du tsar qui donna un banquet en leur honneur ; après quoi, ils se marièrent. Féodor et Vassily, loin d’être récompensés, furent honteusement chassés du pays ! Ivan, quant à lui, ne demeura pas chez son père, mais il accompagna la Princesse aux Yeux Bleus dans son royaume.
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