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Photo du rédacteurLucienne

Les deux richesses, Delphis de La Cour


Corbeaux sur un champ de blé, par Vincent van Gogh
L'homme sans argent et l'homme sans soucis


Un noble châtelain traversait son village.

Sur son front soucieux on lisait quelque ennui ;

Un jonc à pomme d’or était son point d’appui ;

Vieilli par la souffrance encore plus que par l’âge,

Il s’en allait traînant une jambe après lui.

Son château qu’on voyait à travers le feuillage

Donnait sur un grand parc, le parc sur un chemin,

Un beau chemin tracé dans l’herbe fine et verte ;

Le goutteux s’arrêta devant sa grille ouverte.


Un homme qui tenait un livre dans la main

Marchait derrière lui, la tête découverte.

Il portait un vieux frac assez risible à voir,

Cette chose sans nom qui fut un habit noir ;

C’était un médecin. Il passait pour habile

Car il purgeait, purgeait, croyant fort à la bile.

Depuis tantôt vingt ans, près du premier venu

Il faisait du métier le gros et le menu.


Médecin et goutteux d’abord se regardèrent,

En se tendant la main tous deux ils s’abordèrent :

« Je ne me trompe pas, dit le goutteux, c’est toi, Albert ?

— Attendez donc : plus je vous envisage

Et mieux je mets ton nom au bas de ton visage.

Paul ? C’est toi, n’est-ce pas ? — Oui parbleu, c’est bien moi !

Moi, dis-je, et c’est assez ! — La surprise est extrême !

— Eh ! Qui serais-je donc si je n’étais moi-même ?

— Voilà trente ans déjà que nous nous connaissons,

Des plus savants docteurs tu prenais les leçons ;

Moi je faisais mon droit. — La rencontre est piquante.

Nous avions vingt-cinq ans. — Nous en avons cinquante.

Mais où demeures-tu ? — Regarde à l’horizon,

De ce côté, là-bas, tout là-bas, à deux lieues.

Derrière ces grands bois tu vois cette maison

Dont le vieux toit se perd dans les collines bleues ?

C’est là que je demeure. Et toi ? — Dans ce château.

Alors c’est toi qui viens d’acheter cette terre ?

— Depuis tantôt un mois j’en suis propriétaire,

Au fond du vieux manoir je reste incognito.

Viens ! Je veux que pour nous le beau passé renaisse,

Ce passé fait d’amour, d’amitié, de jeunesse,

Ce passé que l’oubli couvrait de son manteau.

Tu parais hésiter ? — À cause de ma mise,

Dit Albert en croisant son frac sur sa chemise.

— Qu’importe ! Je suis seul. — Entre donc ! — Après toi.

— J’allais voir un malade, il guérira sans moi.

Prends mon bras. — Je veux bien. Ils se mettent en marche :

— Pardon ! Je ne sais pas m’appuyer à demi,

Disait Paul, sur le bras, sur le cœur d’un ami.

Je suis sûr que, de loin, j’ai l’air d’un patriarche,

Tant je vais lentement et marche avec effort.

— Tu peux t’appuyer, va, ne crains rien, je suis fort.

— Quelle maudite goutte ! Oh ! Je l’ai bien gagnée !

— Tu n’en guériras pas si tu l’as trop soignée.

D’être goutteux je n’ai le temps ni le moyen.

N’étant pas riche, il faut que je me porte bien ;

Aussi suis-je dispos et n’ai-je rien qui cloche.

On entendit le son d’une joyeuse cloche :

— Tu dînes avec moi ? Je t’offre, sans façon,

Un dîner de goutteux, un dîner de garçon.

— Je suis, pour refuser, trop loin de ma demeure.

— Tu dois avoir faim, toi ? — Mais oui, voici mon heure.

J’ai l’appétit exact, aujourd’hui, tous les jours ;

Et, quand il se dérange, il avance toujours.

Je bois bien, mange mieux, et la table m’est chère.

« Si j’étais riche un jour !... Je ne le serai pas.

— Pour moi le déjeuner est le meilleur repas.

— Moi j’ai de l’appétit, peu m’importe la chère.

Je suis, comme convive, un rude travailleur ;

Le repas que je fais est toujours le meilleur.


Comme ils disaient ces mots ils se mirent à table.

— Quel superbe couvert ! Quel dîner confortable,

S’écria le Docteur. Quels rôtis ! Quels ragoûts !

— Sois ton amphitryon, sers-toi suivant tes goûts.

— Un filet de poularde ? Elle est tendre, elle est blanche.

De ce pâté marbré t’offrirai-je une tranche ?

— Merci ! fit le Goutteux. — Tu ne peux le nier :

Ton chef est, entre tous, excellent cuisinier.

— On le dit. — J’en suis sûr. — Quant à moi, je l’ignore.

— Je n’ai jamais, je crois, mangé pâté si fin.

— Il manque à tous ces mets une sauce, la faim.

— Je te demanderai de m’en servir encore.

— À ton aise… — Buvons de ce vieux Bordelais !

Le Docteur fit claquer sa langue à son palais :

Parfait ! Voilà qui rend la force, l’énergie !

Un verre ? — C’est beaucoup. — Un doigt ? Fais un effort !

— Un doigt…, dit le Goutteux, pour moi c’est une orgie !

Du généreux Médoc il fit de l’eau rougie.

— Quel meurtre ! — Pour ma goutte il est bien assez fort !

— Mais tu gâtes ton vin ! — C’est ainsi que je l’aime,

Mieux vaut gâter son vin que se gâter soi-même.


La perle de cette eau vaut mieux que ces rubis ;

Que ne puis-je avoir faim et manger du pain bis !

— Je suis peu difficile et de tout je m’arrange ;

Meilleur est le dîner pourtant, mieux je le mange.

Toi qui dors peu la nuit, le jour ne marches pas,

Et fais, chaque matin, à grand-peine un repas,

Seul dans ce grand château, que fais-tu ? — Je m’ennuie.

Je reste renfermé, par la goutte et la pluie,

Au fond de ma coquille ainsi qu’un limaçon.

— Riche comme tu l’es, pourquoi rester garçon ?

— Mais je suis marié ! — Bah ! — Ma femme est charmante,

Tout le monde le dit, douce, fidèle, aimante.

— Où donc est-elle ? — Aux eaux. Elle y va tout l’été,

Un peu pour son plaisir, beaucoup pour sa santé.

Des soins qu’elle me donne il faut bien la distraire ;

À son tempérament le repos est contraire,

Le médecin le dit. — Et toi, tu crois cela ?

Lorsque ta femme est loin, la mienne est toujours là.

Notre bonheur à nous est moins cher que le vôtre.

Vous avez le moyen de vivre l’un sans l’autre ;

Lorsqu’on n’a qu’un logis il faut bien l’habiter ;

Il en coûterait trop, hélas, pour se quitter !

Si l’on a peu d’argent, on n’est pas sans ressource ;

Tous les biens ne sont pas renfermés dans la bourse.

Nous avons la santé d’abord, puis le bonheur ;

La fortune du corps, la richesse du cœur.

Pour charmer tes ennuis, peupler ta solitude,

Pour vivre en une douce et calme quiétude,

Il te faudrait un fils, un seul fils. — J’en ai deux !

— Où sont-ils ? — Je ne sais, rien ne me parle d’eux ;

Je n’en reçois jamais que des lettres de change.

Tu ne peux supposer ce que chacun me mange !

Ils vont vite et pourtant ils ne sont jamais las ;

Ils ont tout le jarret que je n’ai plus, hélas !

— Moi je n’ai qu’un seul fils, c’est toute ma famille,

Depuis qu’il a vingt ans c’est un ami pour moi.

Plein d’amour pour sa mère, il est comme sa fille ;

Je n’ai qu’un seul enfant mais j’en ai plus que toi.

Pour soigner mes clients il aura ma recette ;

Quand je la sentirai qui tremble dans ma main,

Entre ses doigts plus sûrs je mettrai ma lancette ;

Il n’aura qu’à marcher, j’ai tracé son chemin.

Ils se lèvent : — Allons visiter ton domaine

Tandis qu’il fait grand jour. Après un tel festin,

S’écria le Docteur, il faut qu’on se promène ;

Un confrère avant moi l’avait dit en latin. »


Ils sortent : « Le beau parc ! Que ces larges allées

Sont par un pied distrait avec bonheur foulées,

Disait le Médecin. — Oui, quand on peut marcher.

— Vois derrière ces bois le soleil se coucher :

Le ravissant coup d’œil ! L’éclatante lumière !

Le beau ciel ! — Son éclat fatigue ma paupière.

— Le soleil disparaît derrière l’horizon,

Promenons-nous encore dans ces jardins d’Armide ;

L’air embaumé de fleurs… — Ce soir me semble humide.

J’ai besoin de repos, mais c’est à la maison.

De ces bancs ombragés, la pierre est un peu dure.

— Eh bien ! Reposons-nous ici, sur la verdure.

— Je crains trop, pour m’asseoir dehors sur le gazon,

Et la fraîcheur des nuits et la fraîcheur de l’herbe ;

Rentrons. — À quoi te sert d’avoir un parc superbe ?

— Tout ce qui m’appartient, hélas, n’est pas à moi !

Quand c’est comme goutteux qu’à son père on succède,

Quand on ne jouit pas, qu’importe qu’on possède !

Toi, tu jouis de tout ; le vrai riche, c’est toi !


Chacun a sa fortune ; aussi tout se compense :

Les pauvres ne sont pas aussi pauvres qu’on pense.

Ce qui fait le bonheur n’est pas toujours le bien ;

Le plus riche souvent est celui qui n’a rien…


Delphis de La Cour, 1867


Le riche et le pauvre, XVIIème siècle, anonyme


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