... de Beatrix Potter
… traduction personnelle, sous licence CC-BY-NC-ND
Au temps des épées, des perruques, et des manteaux à larges pans et à revers fleuris, à l’époque où les messieurs portaient des jabots et des gilets rebrodés d’or en soie et en taffetas, un petit tailleur habitait dans une ville appelée Gloucester.
Du matin au soir, il restait assis les jambes croisées sur une table, dans la vitrine d’une modeste boutique de la rue Westgate.
Toute la journée, tant qu’il faisait jour, il cousait et découpait, assemblant ses satins, ses cachemires et ses brocarts ; car les tissus en ce temps-là étaient très chers, et portaient des noms étranges.
Mais bien qu’il cousît de la fine soie pour ses clients, il était lui-même très, très pauvre. C’était un petit vieux à lunettes, au visage pincé, aux vieux doigts crochus, et aux vêtements usés jusqu’à la corde.
Il coupait ses manteaux sans rien gaspiller, au plus près du tissu ; il n’en restait que de tous petits bouts, des bribes qui traînaient sur la table. « On ne peut plus rien en faire, avait l’habitude de dire le tailleur, à part peut-être des gilets pour les souris. »
Un jour de froid glacial, à quelques jours de Noël, il entreprit un nouvel ensemble pour le maire de Gloucester : un manteau de soie cordée de couleur cerise, brodé de pensées et de roses, avec un gilet de satin assorti, de couleur crème, bordé de gaze et de velours vert.
Le tailleur travaillait, travaillait, tout en se parlant à lui-même. Il mesurait la soie, la tournait et la retournait, la taillait en forme avec ses ciseaux ; la table était toute jonchée de bribes de tissu couleur cerise.
« Déjà pas très large…, et coupé en biais… Il ne restera rien dans la largeur. Des étoles pour les souris et des rubans pour les jours de fête, voilà tout ! » se disait le tailleur de Gloucester.
Lorsque la neige se mit à tomber, obscurcissant la lumière qui perçait par les petits carreaux des fenêtres, il avait fini sa journée de travail : toute la soie et tout le satin s’étalaient sur la table, découpés selon le patron.
Le gilet comprenait douze pièces, et le manteau quatre ; il était de plus prévu des rabats de poche, des poignets et une rangée de boutons. Pour la doublure du manteau, il y avait du taffetas d’une belle couleur jaune ; et pour les boutonnières du gilet, de la torsade couleur cerise. Tout était prêt à être assemblé le lendemain matin, mesuré en quantité suffisante. - Il ne manquait seulement qu’un seul écheveau de soie torsadée cerise -.
Le tailleur sortit de sa boutique à la nuit tombée, car il n’y dormait pas ; il ferma la fenêtre, verrouilla la porte et emporta la clef. Là-dedans, durant la nuit, il n’y a personne, à part les petites souris brunes, et celles-ci entrent et sortent sans clef !
Car derrière les lambris des façades de toutes les vieilles maisons de Gloucester, il y a des petits escaliers pour les souris, et des trappes secrètes ; elles courent de maison en maison, en empruntant ces longs passages étroits, et peuvent ainsi parcourir toute la ville sans mettre une patte dans les rues.
Le tailleur sortit de sa boutique, et rentra chez lui en traînant les pieds dans la neige. Il habitait tout près de là, à College Court, tout à côté de College Green ; et bien que ce ne fût pas une grande maison, le tailleur était si pauvre qu’il ne louait que la cuisine.
Il vivait seul avec son chat, qui s’appelait Simpkin.
Toute la journée, pendant que le tailleur était au travail, Simpkin gardait la maison ; et il adorait également les souris, bien qu’il ne leur donnât pas de chutes de satin pour qu’elles s’en fassent des manteaux !
« Miaou ! dit le chat quand le tailleur ouvrit la porte. Miaou !
Le tailleur répondit simplement :
— Simpkin, notre fortune est faite ; mais ce soir, je suis complètement épuisé. Prends ces cinq sous - attention, ce sont les derniers que nous possédons -, une cruche en porcelaine, et va nous acheter un sou de lait, un sou de pain, et deux sous de saucisses. Et avec le dernier sou, achète-moi un écheveau de soie couleur cerise. Mais surtout, ne perds pas le dernier sou, Simpkin. Ce serait une catastrophe, car il ne me reste plus du tout de soie. »
Simpkin répondit : « Miaou ! », prit les cinq sous, la cruche, et sortit dans la nuit.
Le tailleur était très fatigué, et se sentait même un peu malade. Il s’assit près de l’âtre, et se mit à rêvasser tout seul au sujet de son merveilleux ouvrage.
« Ma fortune est faite. Le maire de Gloucester doit se marier le matin de Noël, et il m’a commandé un manteau et un gilet brodé, doublé de taffetas jaune. Oh, j’ai suffisamment de taffetas ; il n’en reste quasiment que des bribes, de quoi faire des étoles pour les souris, et c’est tout… »
Il sursauta soudain, car sa rêverie fut interrompue par de petits bruits provenant du buffet, située de l’autre côté de la cuisine.
Tip tap, tip tap, tip tap !
« Qu’est-ce que cela peut bien être ? dit le tailleur de Gloucester, en se levant d’un bond.
Le buffet de la cuisine était recouvert de vaisselle. Il y avait des cruches, des assiettes à décor de saules pleureurs, des tasses à thé, petites et grandes. Le tailleur traversa la pièce et vint se tenir immobile à côté de ce meuble, écoutant et regardant attentivement à travers ses lunettes. De nouveau, sous une tasse à thé, il entendit ces drôles de petits bruits…
Tip tap, tip tap, Tip tap !
« Comme c’est bizarre » se dit le tailleur, et il souleva la tasse, qui était posée à l’envers. Une petite souris en sortit, fit une révérence au tailleur, puis, d’un bond, sauta sur le plancher et disparut sous le lambris de la cuisine.
Le tailleur se rassit près du feu, réchauffant ses pauvres mains glacées, et marmonnant pour lui-même…
« Le gilet est découpé dans une belle soie couleur pêche, avec un motif de boutons de rose. Est-ce que c’était raisonnable de confier mes derniers cinq sous à Simpkin ? Une et vingt boutonnières en soie torsadée couleur cerise !
Tout à coup, d’autres petits bruits se firent entendre en provenance du buffet :
Tip tap, tip tap, tip tap !
« Ceci est véritablement extraordinaire, se dit le tailleur de Gloucester. Et il retourna une autre tasse, posée elle-aussi à l’envers.
Un petit monsieur souris en sortit, et lui fit une révérence !
Mais c’est à présent toute la surface du buffet qui produisit un chœur de petits tapotements, résonant tous ensemble et se répondant les uns aux autres, comme une armée d’insectes grignotant une vieille lucarne vermoulue.
Tip tap, tip tap, tip tap ! Tip tap, tip tap, tip tap ! Tip tap, tip tap, tip tap !
Et de sous les tasses à thé, de sous les bols et les cruches, sortirent d’autres petites souris, toujours plus nombreuses, qui sautaient ensuite en bas du buffet, et disparaissaient sous le lambris.
Le tailleur s’assit près du feu en se lamentant :
« Vingt et une boutonnières en soie torsadée couleur cerise ! À terminer pour samedi midi, et nous sommes mardi soir. Est-ce que j’ai bien fait de relâcher ces souris ? C’est certainement Simpkin qui les avait enfermées là. Hélas, je suis perdu, je n’ai plus de soie torsadée ! »
Les petites souris ressortirent, et écoutèrent le tailleur. Elles prirent connaissance du patron de ce merveilleux manteau, et chuchotèrent entre elles au sujet de la doublure en taffetas et sur les petites étoles qui leur étaient réservées.
Puis, d’un seul coup, elles s’enfuirent toutes ensemble par le corridor situé derrière le lambris, en couinant et en s’appelant les unes les autres, tout en courant de maison en maison. Il n’en restait pas une seule dans la cuisine du tailleur, quand Simpkin revint avec la bouteille de lait !
Le petit chat ouvrit la porte, et entra d’un bond, avec un « Miaou !! » furieux, car il détestait la neige. Et il avait de la neige dans les oreilles et à l’arrière du cou ! Il posa le pain et les saucisses sur le buffet, et renifla.
« Simpkin, demanda le tailleur, où est ma SOIE torsadée ? »
Mais Simpkin se contenta de poser la cruche sur le buffet, en jetant un coup d’œil méfiant sur les tasses à thé. Il soupçonnait qu’il allait devoir se passer de souris grasses pour le dîner !
« Simpkin, demanda le tailleur, où est ma SOIE torsadée ? »
Celui-ci ne répondit rien, et cacha discrètement son paquet à l’intérieur de la théière. Puis il se mit à cracher et grogner en direction du tailleur. Si le chat avait pu parler, il aurait demandé :
« Et où sont mes SOURIS ?
— Hélas, je suis perdu ! » gémit le tailleur de Gloucester, et il alla se coucher tristement.
Toute la nuit, Simpkin fouilla consciencieusement la cuisine, inspectant l’intérieur des armoires, regardant sous le lambris, et même dans la théière, où il venait de cacher l’écheveau de soie, mais il ne trouva pas la moindre souris !
Chaque fois que le tailleur marmonnait dans son sommeil, Simpkin répondait « Miaouuuu ! Miaouuuu ! Kschh ! Kschh ! », produisant des bruits horribles et étranges, comme les chats le font la nuit. Car le pauvre vieux tailleur était très malade. Il brûlait de fièvre, se tournant et se retournant dans son lit à baldaquin, tout en murmurant dans ses rêves : « Plus de soie torsadée, plus de soie torsadée ! »
Il fut malade toute la journée, le lendemain et le surlendemain. Qu’allait devenir le manteau couleur cerise ? Dans la boutique de Westgate Street, la soie et le satin brodés étaient étalés sur la table, entièrement découpés ; une vingtaine de boutonnières attendaient également : qui viendrait les coudre et les assembler, alors que la fenêtre était fermée à clef et la porte verrouillée ?
Mais ceci n’est aucunement gênant pour les petites souris brunes, qui entrent et sortent sans clef de toutes les vieilles maisons de Gloucester !
Dehors, les clients du marché, venus acheter une oie, une dinde, ou une bûche de Noël, arpentaient la neige à pas traînants. Mais cette année, il n’y aurait pas de repas de fête pour Simpkin et le pauvre vieux tailleur de Gloucester.
Le tailleur resta malade trois jours et trois nuits. Puis, arriva la veille de Noël. On était très tard dans la nuit ; la lune montait par-dessus les toits et les cheminées, dominant la porte de College Court. Il n’y avait aucune lumière aux fenêtres, ni aucun bruit dans les maisons. Toute la ville de Gloucester était profondément endormie sous la neige. Et pourtant, assis à côté du lit à baldaquin, Simpkin réclamait toujours ses souris en miaulant.
Mais les vieilles légendes racontent que toutes les bêtes peuvent parler pendant la nuit de Noël, bien que très peu de personnes soient capables de les entendre, ou de les comprendre. Quand l’horloge de la cathédrale sonna minuit, il y une réponse, comme un écho aux carillons.
Simpkin l’entendit, et sortit de la maison, dans la neige.
De tous les toits et pignons des vieilles maisons en bois de Gloucester s’élevaient mille voix joyeuses, qui chantaient les vieilles comptines de Noël. Toutes celles que je connais, et même certaines dont je n’ai jamais entendu parler, comme les Cloches de Whittington.
Les coqs ont crié très fort les premiers :
« Mesdames, levez-vous et mettez au four vos desserts de Noël !
— Hmm ! » soupira Simpkin.
Sous les avant-toits en bois, les étourneaux et les moineaux chantaient des airs célébrant les puddings de Noël ; les corneilles se réveillaient dans la tour de la cathédrale ; et bien que ce soit le milieu de la nuit, les grives et les rouges-gorges fredonnaient ; l’air était rempli de gazouillements.
C’était une véritable provocation pour le pauvre Simpkin, qui avait le ventre vide !
Il se sentait particulièrement offensé par de petites voix stridentes, provenant de derrière une palissade en bois. Je pense que c’étaient des chauves-souris, parce qu’elles ont toujours de toute petites voix, surtout quand il gèle à pierre fendre, et qu’elles parlent dans leur sommeil, comme le tailleur de Gloucester. Elles disaient des paroles étranges, quelque chose comme : « Zzzz, dit la mouche bleue, hmm, dit l’abeille. Zzzz et hmm, ont-elles dit ; et nous aussi ! »
Simpkin s’éloigna en secouant ses oreilles, comme s’il avait une abeille dans son bonnet.
Il y avait une lumière, qui provenait de la boutique du tailleur ; quand Simpkin jeta un coup d’œil à l’intérieur, il vit que la pièce était pleine de bougies. On y entendait de menus coups de ciseaux, coupant fil et tissu, ainsi que de petites voix de souris, chantant gaiement…
« Vingt tailleurs, sans repos,
Chassaient un escargot.
Mais le meilleur d’entre eux,
N’osa toucher sa queue.
Ses cornes, il pointa,
Le peureux décampa !
Courez, tailleurs, courez !
Ou il va vous croquer ! »
Puis, sans une pause, les petites voix de souris reprirent :
« Tamisez l’avoine de mon aimée,
Moulez les grains de ses épis de blé.
Dans une châtaigne placez le tout,
Au repos, une heure sous les verrous ! »
« Miaou ! Miaou ! » interrompit Simpkin. Il gratta à la porte avec sa patte, mais la clef était rangée sous l’oreiller du tailleur, il ne pouvait pas entrer. Les petites souris se contentèrent de rire, et entonnèrent une autre chanson :
« Trois souris s’assirent pour filer,
Mais un petit chat voulut entrer.
‘Que faites-vous, mes souricettes ?
— Des gilets, des bas des chaussettes !
— Puis-je vous donner un coup de main ?
— Oh ! Cela signerait notre fin !’ »
« Miaou ! Miaou ! cria Simpkin.
— Ding ! Ding ! Dong ! répondirent les petites souris.
Et elles reprirent :
À Londres, les marchands ont des tenues cuivrées,
Avec des cols en soie, et des ourlets dorés !
Oh ! Regardez les marcher, voyez comme ils sont gais ! »
Elles battaient la mesure avec leurs dés à coudre. Mais Simpkin n’appréciait aucune de ces chansons ; il reniflait et miaulait à la porte de la boutique.
« Et puis j’ai obtenu…
Un pichet et un brochet,
Un crochet et un hochet,
Et tout ça pour un écu !
— Et seulement en fouillant la cuisine ! ajoutèrent les petites souris impertinentes.
— Miaou ! Miaou ! gémissait Simpkin, en grattant le rebord de la fenêtre.
Soudain, toutes les petites souris se levèrent d’un bond, et se mirent à gazouiller d’une seule voix :
— Plus de soie torsadée ! Plus de soie torsadée ! »
Et elles fermèrent les volets au nez de Simpkin.
Mais, au travers des boiseries, il pouvait encore entendre le cliquetis des dés à coudre, et les voix des petites souris qui fredonnaient.
« Plus de soie torsadée ! Plus de soie torsadée ! Plus de soie torsadée ! »
Le petit chat s’éloigna, et rentra chez lui, plongé dans ses pensées. Il trouva le pauvre vieux tailleur dormant paisiblement. La fièvre était complètement tombée.
Alors, Simpkin se mit sur la pointe des pattes, prit le petit écheveau de soie dans la théière, et le regarda au clair de lune. Il se sentait particulièrement honteux de sa méchanceté, en comparaison de la gentillesse de ces petites souris !
Lorsque le tailleur se réveilla le matin, la première chose qu’il aperçut, posé sur sa couverture en patchwork, fut un écheveau de soie torsadée couleur cerise ; et à côté de son lit se tenait Simpkin, tout penaud !
« Je suis à bout de forces, dit le tailleur. Mais au moins, j’ai ma torsade ! »
Le soleil brillait sur la neige quand le tailleur se leva et s’habilla. Il sortit dans la rue, Simpkin courant devant lui.
Les étourneaux sifflaient sur les cheminées ; et les grives et les rouges-gorges chantaient. Mais c’était leurs refrains de tous les jours, et non les airs qu’ils avaient chantés dans la nuit.
« Hélas, se dit le tailleur, j’ai bien ma soie torsadée, mais je n’ai plus ni la force, ni le temps qu’il me faudrait pour faire même une seule boutonnière, car aujourd’hui le jour de Noël ! Le maire de Gloucester sera marié à midi ; et où est son manteau couleur cerise ? »
Il déverrouilla la porte de la petite boutique de Westgate Street, et Simpkin se précipita, comme s’il comptait y trouver quelque chose. Mais il n’y avait personne ! Pas même une petite souris brune ! Tout avait été nettoyé ; les petits bouts de fil et les chutes de soie avaient été balayés ; le plancher était propre.
Mais sur la table, - « Oh, quel bonheur ! » s’exclama le tailleur -, à l’endroit où il avait laissé les pièces de tissu découpées, quelqu’un avait déposé le plus beau manteau et le plus beau gilet de satin brodé qu’ait jamais porté un maire de Gloucester.
Les parements du manteau étaient ornés de roses et de pensées, et le gilet était brodé de coquelicots et de fleurs de maïs.
Les vêtements étaient complètement terminés, sauf une seule boutonnière couleur cerise, et à l’endroit où se trouvait cette boutonnière, était épinglé un petit bout de papier avec ces mots, dans une écriture minuscule : « Plus de soie torsadée ».
C’est à partir de ce jour que la chance du tailleur de Gloucester commença à tourner ; sa santé s’améliora, tout autant que ses finances. Il fabriqua de merveilleux gilets pour tous les riches marchands de Gloucester, et ensuite pour tous les gentilshommes du pays.
On n’avait jamais vu de tels volants, de telles manchettes brodées et de telles dentelles ! Mais c’étaient ses boutonnières qui faisaient sa renommée.
Les points de ces boutonnières étaient si nets, si nets, que je me demande comment ils avaient pu être faits par un vieil homme à lunettes, aux vieux doigts crochus seulement aidés d’un dé à coudre.
En fait, les points de ces boutonnières étaient si petits, si petits, qu’on aurait pu croire qu’ils avaient été faits par des petites souris !
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