… de Henry van Dyke
… illustré par John Flanagan
Ce merveilleux conte a été publié pour la première fois en 1895.
Illustrations, sauf couverture, dans le domaine public.
Texte : traduction anonyme trouvée sur internet, adaptation personnelle,.
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Illustration d'Edward Burne Jones
Chacun connaît l’histoire des trois Mages, venus du lointain Orient pour offrir leurs présents à l’enfant né dans une étable de Bethléem. Mais peu connaissent l’histoire du quatrième Mage, qui lui aussi avait vu l’étoile, et s’était aussi mis en route pour la suivre… Celui-ci n’arriva pas jusqu’à l’enfant Jésus : sa quête dura trente-trois ans, et s’acheva d’une étonnante façon. C’est cette histoire que je vais vous conter…
À l’époque où César Auguste régnait sur l’Empire romain, et Hérode à Jérusalem, ce Mage, nommé Artaban vivait à Ecbatane, une cité des montagnes de Perse. Sa maison se trouvait à l’extérieur des sept murailles qui protégeaient le trésor royal. De son toit, il pouvait voir par dessus les sept murs, le palais des empereurs Parthes, scintillant de mille feux comme un bijou sur une couronne.
La maison d’Artaban était entourée d’un beau jardin, dont les fleurs et les arbres fruitiers étaient irrigués par une vingtaine de jets d’eau. Une multitude d’oiseaux y chantaient joyeusement.
C’est dans cette belle demeure qu’Artaban reçut, dans la douceur d’une nuit de septembre, neuf de ses amis magiciens, adorateurs comme lui de Zarathoustra. Au-dessus des arbres, une faible lueur brillait à travers les arcades de la chambre supérieure, où le maître de maison tenait conseil. Il se tenait sur le seuil de la porte pour accueillir ses invités. C’était un homme grand et sombre, d’environ quarante ans, avec des yeux brillants rapprochés sous son large front, et des lignes fermes gravées autour de ses lèvres fines et minces. Il avait le front d’un rêveur et la bouche d’un soldat : un homme sensible, mais à la volonté inflexible, un de ceux qui, quel que soit leur âge, sont nés pour le conflit intérieur et une vie de quête.
Après avoir chanté le bel hymne à Ahura-Mazda, divinité du Bien, autour d’un petit autel d’où s’échappait le parfum des huiles parfumées, Artaban se tourna vers ses amis et leur dit :
« Mes amis, fidèles disciples de Zarathoustra, vous êtes venus ce soir à mon appel ranimer votre foi autour du feu de cet autel. J’ai quelque chose d’important à vous apprendre : une nouvelle lumière est venue à moi, par le plus antique de tous les signes. Avec mes compagnons Mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, j’ai vu un nouvel astre briller une nuit, puis disparaître.
Nous avons étudié le ciel : cette année a lieu une grande conjonction de planètes dans le signe du poisson, qui est la maison des Hébreux. Or la prophétie de Balaam, fils de Béor, ne dit-elle pas qu’un astre apparaîtra parmi les descendants de Jacob, et qu’un souverain surgira au milieu du peuple d'Israël ? Béor ne dit-elle pas qu’une étoile viendra du pays de Jacob et qu’un sceptre proviendra d’Israël ? Nous pensons que le signe venu du ciel annonce cet évènement. Mes trois frères observent le ciel depuis le temple antique des Sept Sphères, à Babylone, et moi-même je l’observe d’ici. Si l’étoile brille à nouveau, j’irai les rejoindre, et nous irons ensemble à Jérusalem, pour voir et adorer ce Roi d’Israël. Je suis sûr que le signe viendra, et je suis prêt pour le voyage. J’ai vendu mes biens et acheté trois bijoux : un saphir, un rubis et une perle. Je les offrirai en hommage au nouveau Roi. »
Tandis qu’il parlait, Artaban sortit d’un repli caché de son vêtement trois magnifiques pierres, l’une bleue comme un fragment du ciel, la seconde plus rouge qu’un lever de soleil, et la troisième, plus pure que la neige au sommet d’une montagne.
« Mes amis, venez avec moi pour ce pèlerinage. Nous aurons la joie de trouver ensemble ce Prince digne d’être servi ! »
Mais les amis portèrent sur Artaban un regard étrange. Un voile de doute et de méfiance vint recouvrir leurs visages, comme un brouillard qui monte des marais pour cacher les collines. Ils se dévisageaient les uns les autres, avec des mines d’étonnement et de pitié, comme ceux qui viennent d’entendre des propos incroyables, le récit d’une vision délirante, ou la proposition d’une entreprise impossible. Ces affirmations étaient incroyables, ce projet de voyage, irréaliste…
« Ton rêve est vain, dit l’un d’eux. Cela vient du fait que tu passes trop de temps à observer les étoiles, la tête pétrie de nobles pensées. Il serait plus sage de rassembler de l’argent pour un nouveau temple, à Chala. Aucun roi ne naîtra jamais de la race brisée d’Israël, et rien ne mettra jamais fin à la lutte éternelle de la lumière et des ténèbres. Celui qui cherche le moyen d’y mettre fin, est un chasseur d’ombres.
Un autre dit :
— Artaban, je n’ai aucune connaissance de ces choses, et ma fonction de gardien du trésor royal me lie ici. Cette quête n’est pas pour moi.
Un autre dit :
— Dans ma maison, dort ma jeune épouse, et je ne peux ni la quitter, ni l’emmener avec moi dans cet étrange voyage. Cette quête n’est pas pour moi.
Un autre dit :
— Je suis malade et inapte aux épreuves, mais il y a un homme parmi mes serviteurs que j’enverrai avec toi quand tu partiras, pour me dire comment tu vas.
Mais le plus âgé, celui qui aimait le plus Artaban, s’attarda après le départ des autres, et dit, gravement :
« Mon fils, il se peut que la lumière de la vérité soit dans ce signe qui t’est apparu dans les cieux. Ou bien, il se peut qu'il ne soit qu’une ombre de la lumière, et alors celui qui le suit part pour un long pèlerinage, prélude à une recherche sans fin. Mais il vaut mieux suivre l’ombre du meilleur, que se contenter du médiocre. Ceux qui entrevoient des merveilles sont souvent seuls dans leur voyage. Je suis trop vieux pour partir, mais mon cœur t’accompagnera jour et nuit, et je connaîtrai la fin de ta quête. Va en paix. »
Ils sortirent donc, l’un après l'autre, et Artaban se retrouva seul. Le ciel était clair, les rayonnements de Jupiter et Saturne entremêlés donnaient l’impression que les deux astres n’en formaient plus qu’un seul. Soudain, une étincelle d’azur jaillit de l’obscurité, s’entourant d’un halo pourpre et lançant des rayons orange et safran, puis se transformant en un point blanc d’une intense luminosité, comme si les trois bijoux cachés dans la ceinture du Mage s’étaient unis et transformées en cœur vivant de lumière.
« C’est le signe ! s’écria Artaban. Le Roi arrive, je pars à sa rencontre ! »
Durant toute la nuit, Vasda, le plus rapide des chevaux d’Artaban, trépigna dans son écurie, comme s’il partageait l’ardeur de son maître. Bien avant l’aurore, Artaban fut prêt. Il sella son cheval favori, et entama le long voyage. Il lui faudrait une dizaine de jours pour atteindre Babylone, et retrouver les autres Mages.
Chaque jour, Vasda galopait sans répit, dès avant l’aube et jusqu’après le coucher du soleil. Artaban et sa monture longèrent ainsi les montagnes, le long du fleuve Oronte, et traversèrent les plaines niséennes, territoire des éleveurs de chevaux. Les troupeaux de bêtes sauvages se retournaient sur leur passage, et galopaient au loin, faisant un bruit de tonnerre avec leurs sabots. Cela dérangeait les oiseaux sauvages, qui s’échappaient en nuées des marécages, tournoyant en grands cercles en poussant des cris aigus de surprise.
Puis vinrent les champs fertiles de Concabar, où la poussière des batteuses remplissait l’air d’une brume dorée, cachant à moitié le monumental temple d’Astarte et ses quatre cent colonnes. Ils passèrent près des riches jardins du Baghistan, arrosés par des fontaines jaillissant de la roche, puis au pied de la montagne où est gravée la victoire de Darius piétinant ses ennemis, et la liste de ses conquêtes.
Après avoir traversé une région froide et désolée aux collines balayées par le vent, franchi de sombres gorges où coulait un fleuve déchaîné, ils passèrent par une belle région plantée de vignes et d’arbres fruitiers en terrasses, puis par la forêt de chênes de Carine et par le défilé de Zagros. Ils traversèrent la ville de Chala, où les Samaritains ont été gardés en captivité durant de longues années. Artaban vit l’image du grand prêtre des Mages, sculptée dans la roche, la main levée, bénissant les pèlerins depuis des siècles. Il passa encore par des vergers de pêchers et de figuiers, par des rizières, il traversa la ville de Ctésiphon, où régnaient jadis les empereurs Parthes, puis celle de Séleucie, bâtie par Alexandre. Enfin, il franchit le delta du Tigre et de l’Euphrate, couvert de champs de maïs, et arriva en vue de Babylone.
C’était le dixième jour, peu avant le coucher du soleil. Vasda était épuisé, et Artaban serait bien entré en ville pour s’y arrêter un peu et permettre à sa monture de se rafraîchir et de se reposer, mais il lui restait encore trois heures de route pour atteindre le temple des Sept Sphères et ses trois amis ne l’attendraient pas plus tard que minuit… Aussi, il continua à travers les champs de chaume.
Au milieu de cette mer jaune pâle, se dressait une palmeraie, comme une île sombre et triste. Alors qu’ils y pénétraient, Vasda marqua le pas, comme s’il ressentait un certain danger. La plantation était silencieuse comme un tombeau : pas un chant d’oiseau, pas même le bruissement d’une feuille… Le cheval s’arrêta soudain, les muscles tremblants, devant une masse sombre à demi cachée par l’ombre du dernier palmier… Artaban descendit de cheval : la faible lumière des étoiles révélait une forme humaine allongée en travers de la route.
Son vêtement humble et les traits de son visage blême semblaient indiquer qu’il s’agissait d’un de ces pauvres Hébreux, qui vivaient en grand nombre autour de la ville. Sa peau était pâle, sèche et jaune, comme un parchemin. « C’est la fièvre des marais, pensa Artaban ; elle fait des ravages en automne, et ce pauvre homme n’en a plus pour longtemps. » Il saisit la main maigre de l’homme, et, lorsqu’il la relâcha, le bras retomba inerte sur la poitrine immobile. Pris de pitié, il plaça le corps dans la position des morts, étrange rite funéraire après lequel les Mages laissaient les vautours et autres animaux du désert faire leur office… Bientôt, il ne resterait plus à cet endroit, qu’un tas dos blanchis…
Alors qu’il s’apprêtait à reprendre la route, Artaban entendit un long et faible soupir s’échapper des lèvres de l’homme, dont les doigts saisirent le bas de la robe du Mage. Le cœur d’Artaban s’arrêta un bref instant. Pas par crainte, mais parce que ce contretemps soudain était bien importun. S’il restait une heure de plus ici, il serait en retard au rendez-vous, et ses amis partiraient sans lui… Mais s’il s’en allait maintenant, l’homme mourrait, alors qu’il y avait peut-être une chance de lui sauver la vie… Artaban hésitait : ne risquait-il pas de perdre la grande récompense de sa foi, pour un simple acte de charité ?
Alors, il se tourna vers le malade, prit de l’eau dans un des petits canaux qui coulait au pied des arbres et lui humecta le front et les lèvres. Il prit ensuite dans sa ceinture un de ces remèdes simples et efficaces que les Mages, médecins et astronomes, emportent toujours avec eux. Il versa cette potion entre les lèvres de l’homme, puis heure après heure, il s’occupa de lui en habile guérisseur, et finit par le ramener à la vie. L’homme s’assit et demanda :
« Qui es-tu ? Pourquoi m’as tu sauvé la vie ?
— Je suis Artaban, répondit le Mage, je viens d’Ectabane et je vais à Jérusalem à la recherche d’un nouveau-né qui doit être le Roi des Juifs et le libérateur de tous les hommes. Je ne peux pas retarder plus longtemps mon voyage, sinon la caravane partira sans moi… Je te laisse un peu de pain, ainsi que cette potion. Dès que tu en auras la force, retourne vers le quartier Hébreu de Babylone.
— Nos prophètes ont aussi parlé du Messie, il ne doit pas naître à Jérusalem mais à Bethléem. Que Dieu t’y conduise en sécurité, car tu as eu pitié d’un pauvre malade. »
Minuit était déjà passé depuis longtemps… Vasda avait récupéré pendant cette halte imprévue, et galopait de toutes ses forces… Mais les premiers rayons du soleil éclairaient déjà la colline de Nimrod quand Artaban parvint au temple des Sept Sphères. Aucune trace de ses amis…
Artaban monta sur la colline, regarda vers l’ouest mais ne vit que la désolation des marais qui s’étendaient jusqu’au désert. Sur un petit monticule de pierres, coincé sous l’une d’elles, il vit un morceau de papyrus. Il put y lire :
« Nous t’avons attendu encore un peu après minuit, mais nous ne pouvons retarder plus longtemps le départ. Nous allons trouver le Roi ; suis-nous à travers le désert. »
« Traverser le désert avec un cheval épuisé et sans nourriture, c’est impossible ! pensa Artaban, désespéré. La seule solution est de retourner à Babylone, et d’y vendre mon saphir pour acheter des chameaux et des provisions pour le voyage. Seul Dieu sait si je ne vais pas perdre ma seule chance de voir le Roi pour fait preuve de pitié ! »
Quelques jours plus tard, Artaban traversait le désert à dos de chameau. Dans ce pays de mort, aucun fruit ne pousse, seulement quelques rares épineux et quelques bruyères. Les arêtes sombres des pierres affleurent le sable, telles de monstrueux squelettes, depuis longtemps enfouis, et les hautes dunes ressemblent à de gigantesques tombeaux. Les montagnes arides et inhospitalières sont sillonnées de canaux desséchés, dans lesquels coulaient jadis d’anciens torrents, horribles cicatrices blanches sur le visage de la nature… Le jour, la chaleur est insupportable et aucun signe de vie ne se manifeste, à l’exception des minuscules gerboises, courant dans les buissons desséchés, et des lézards disparaissant dans les fissures des roches. La nuit, un froid intense succède à la chaleur du jour ; les chacals rôdent, et l’on entend au loin l’écho des hurlements des lions… Mais rien ne pouvait arrêter Artaban dans sa course.
Il arriva finalement à Damas, la ville aux jardins et aux vergers luxuriants, arrosés par l’Abana et le Parpar, dont les collines étaient couvertes de gazon et de fleurs parsemés de bosquets de myrrhe et de roses… Plus tard, il passa encore par la vallée du Jourdain, longea les rives du lac de Galilée, dont les eaux sont si bleues, et arriva enfin à Bethléem. Trois jours auparavant, les trois Mages étaient venus en ce lieu, avaient trouvé Marie et Joseph, avec le jeune enfant, Jésus, et avaient déposé à ses pieds leurs présents d’or, d’encens et de myrrhe.
Le Mage se sentait fatigué, mais plein d'espoir. Il caressait le rubis et la perle qu’il destinait au Roi.
« Je ne peux manquer de le trouver, désormais, même si je suis tout seul, et si je n’ai pu arriver à temps. C’est bien le lieu dont l’Hébreu m’a dit que les prophètes avaient parlé. C’est ici que je verrai se lever la grande Lumière. Mais il faut que je m’informe, afin de savoir vers quelle maison l’étoile a dirigé mes compagnons, et à qui ils ont présenté leur offrande. »
Les rues paraissaient désertes ; mais une porte entrouverte laissait s’échapper le chant d’une femme. Il entra et trouva une jeune mère berçant son enfant. Elle lui dit que des étrangers venus d’Orient étaient effectivement passés trois jours plus tôt, qu’ils s’étaient rendus auprès d’une famille de Nazareth logeant dans une étable, et lui avaient donné de très riches cadeaux, mais qu’ils avaient disparu aussi soudainement qu’ils étaient venus, et que les Nazaréens étaient partis précipitamment vers l’Égypte…
La jeune mère posa l’enfant dans son berceau et proposa à l’étranger de partager son repas. Tandis qu’ils mangeaient, une clameur s’éleva dans les rues du village… Des cris d’horreur, des hurlements de femmes, des sons de trompettes, des bruits d’épée… Soudain, un cri retentit : « Les soldats d’Hérode ! Ils veulent tuer nos enfants ! » La jeune mère blêmit et se tapit immobile dans un coin.
Artaban se dirigea vers la porte de la maison. Ses larges épaules emplissaient le portail et son chapeau blanc de Mage touchait le linteau. Les soldats descendaient la rue, les mains ensanglantées et les épées dégoulinantes… À la vue de l’étranger, ils hésitèrent, surpris de le voir là. Le capitaine tenta de le bousculer, mais Artaban ne broncha pas. Le visage calme et résolu, il montra discrètement le rubis scintillant au soldat et lui murmura :
« Je suis seul dans cette maison… et j’attends le capitaine intelligent qui m’y laissera en paix en échange de ce bijou…
Le capitaine, stupéfait par la splendeur de la pierre, la prit de la main d’Artaban et hurla à ses hommes :
— Il n’y a pas d’enfant ici, la maison est vide, allons plus loin !
Artaban rentra dans la petite maison et pria :
— Que Dieu me pardonne ; j’ai menti pour sauver la vie d’un enfant… Et maintenant deux de mes cadeaux s’en sont allés ! J’ai dépensé pour l’homme ce qui était pour Dieu, serai-je jamais digne de voir le visage du Roi ?
Mais la voix de la jeune femme le tira de sa prière :
— Tu as sauvé la vie de mon enfant, que Dieu te bénisse et te garde ! »
Artaban partit donc pour l’Égypte, y cherchant sans relâche la famille qui avait quitté Bethléem. On le vit à Héliopolis, sous le feuillage du sycomore sacré, on le vit au pied des murs de la forteresse romaine de la Nouvelle Babylone, sur les bords du Nil… Mais la piste disparut peu à peu, comme les empreintes de pas sur le sable… Artaban se rendit alors près des pyramides, pour chercher la signification de sa quête dans le regard impassible du Sphinx : devrait-il errer éternellement à la poursuite d’une énigme sans réponse, ou pouvait-il encore espérer ?
Plus tard, on le vit chez un rabbin hébreu d’Alexandrie. L’homme vénérable lui révéla les prophéties d’Israël et lui lut les passages parlant des souffrances de ce Messie tant attendu, rejeté par les hommes :
« Souviens-toi, mon fils, lui dit le vieux rabbin, le Roi que tu cherches ne se trouve pas dans un palais, parmi les riches et les puissants. Non, la Lumière que le monde attend est au contraire une lumière nouvelle : sa gloire jaillira de la douleur et de la patience dans la souffrance. Le Royaume qui doit être établi pour toujours est un royaume nouveau, celui de l’amour parfait et invincible. J’ignore comment cela va se passer, comment tous les peuples de la Terre seront amenés à reconnaître le Messie, mais je sais que ceux qui le cherchent doivent regarder d’abord parmi les pauvres, les souffrants et les opprimés. »
Alors, Artaban chercha parmi les immigrés, pensant que la famille de Bethléem aurait pu se joindre à eux. Il traversa des pays où les pauvres criaient famine, des villes frappées par la peste ; il visita des prisons, des marchés aux esclaves, il vit le dur travail des galériens… Dans ce monde de misère et de souffrance, il ne trouva personne à adorer, mais beaucoup de pauvres à aider : il nourrit les affamés, vêtit ceux qui étaient nus, guérit les malades, soulagea les captifs.
Les années passèrent plus vite que la navette du tisserand, qui va et vient dans les deux sens sans voir que la toile grandit et que la tâche s’accomplit… Artaban semblait avoir presque oublié sa quête, pourtant, quelquefois, il sortait de sa poche secrète la perle, le dernier de ses bijoux. Son éclat semblait s’amplifier d’année en année, comme si elle avait absorbé celui du saphir et du rubis perdus… Ainsi, le but profond et secret d’une noble vie porte en lui les souvenirs des joies et des peines passées. Tout ce qui l’a aidé, tout ce qui l’a entravé, est transfusé par une magie subtile, dans son essence même.
Trente-trois ans s’étaient écoulés depuis qu’Artaban avait quitté Ectabane, et il était toujours un pèlerin à la recherche de la Lumière. Ses cheveux, jadis plus foncés que les falaises de Zagros, étaient maintenant blancs comme la neige, et ses yeux autrefois brillants comme la flamme, étaient aujourd’hui mats comme la braise couvant parmi les cendres. Usé et prêt à mourir, il était pourtant toujours à la recherche du Roi. Il décida de revenir une dernière fois à Jérusalem, ville qu’il avait souvent visitée, cherchant des traces des Nazaréens qui avaient fui Bethléem il y a si longtemps.
Curieusement, ce jour, une agitation toute particulière animait la ville. Bien sûr c’était la Pâque et la ville était remplie d’étrangers, enfants d’Israël dispersés au loin et revenus pour célébrer la fête en famille… Mais il y avait autre chose : la foule semblait très excitée. Avisant un groupe d’étrangers, il les interrogea sur la cause de ce tumulte.
« Nous allons, répondirent-ils, au lieu qu’on appelle Golgotha, en dehors des murs de la ville pour assister à une exécution : deux voleurs célèbres vont être crucifiés, et avec eux un certain Jésus de Nazareth, un homme qui a fait des choses merveilleuses et qui est aimé par le peuple. Mais les prêtres et les anciens ont dit qu’il devait mourir, car il prétend être le fils de Dieu. Pilate l’a condamné à la croix parce qu’il se dit Roi des Juifs. »
Ces mots résonnèrent curieusement dans la tête d’Artaban. Quelque chose l’avait mené par-delà les terres et les mers, et voilà que ce quelque chose lui revenait sous la forme d’un message de désespoir. Ainsi, le Roi était bien venu, mais il avait été rejeté et condamné. À présent, il était sur le point de mourir.
« Les voies de Dieu sont plus étranges que les pensées des hommes… Le Roi est entre les mains de ses ennemis ; peut-être arriverai-je à temps avec ma perle pour l’offrir comme rançon, et lui sauver la vie… » pensa Artaban.
Pendant qu’il réfléchissait, des soldats macédoniens franchissaient la porte de Damas, traînant une jeune fille à la robe déchirée et aux cheveux en désordre. Soudain, la jeune fille échappa à ses gardiens et vint se jeter aux pieds d’Artaban.
« Pitié, pleura-t-elle, je suis de ton pays, je suis une fille de la religion enseignée par les Mages. Mon père était négociant, mais il est mort et pour payer ses dettes, et j’ai été vendue comme esclave. Sauve-moi de ce sort pire que la mort ! »
À nouveau, le vieux conflit ressurgit dans l’âme d’Artaban : par deux fois, le cadeau qu’il avait réservé au Roi avait été dépensé au service de l’humanité. Cette troisième épreuve le mettait face à un choix irrévocable. Il sortit la perle de sa cachette et la regarda : jamais elle ne lui avait paru aussi brillante.
« Une seule chose est certaine, se dit-il, sauver cette fille de son triste sort serait un acte d’amour vrai, et l’amour n’est-il pas la lumière de l’âme ?
Voici ta rançon, c’est le dernier de mes trésors ; je l’avais gardé pour toi » dit-il en tendant la perle à la fille.
Le ciel devint de plus en plus sombre, la terre se mit à trembler, les murs des maisons balançaient d’avant en arrière, et des blocs de pierre se détachaient des murs s’écrasant au sol dans des nuages de poussière. Les soldats s’enfuyaient dans tous les sens, terrorisés, tournoyant comme des hommes ivres. Artaban et la fille qu’il avait sauvée se tapirent au pied du mur du prétoire. La terre tremblait de plus belle, une lourde tuile tomba du toit et se brisa sur le crâne d’Artaban. Chancelant, le vieil homme revit défiler sa vie. Il avait donné le dernier présent qu’il gardait pour le Roi, il avait perdu tout espoir de le trouver, sa recherche avait échoué… Pourtant, il se sentait étrangement bien, car il avait fait de son mieux jour après jour. Sa tête reposait sur l’épaule de la jeune fille, le sang s’écoulait lentement de sa blessure. La fille entendit une petite voix, un murmure, comme une lointaine musique dont la mélodie serait claire, mais les paroles inaudibles… Elle se retourna mais ne vit personne. Alors, des lèvres du vieil homme s’échappèrent quelques mots en langue Parthe :
« Mais quand t’ai-je vu affamé et t’ai-je donné à manger ? Quand t’ai-je vu assoiffé et t’ai-je donné à boire ? Quand t’ai-je vu nu et t’ai-je donné des vêtements ? Quand t’ai-je vu malade ou en prison et suis-je venu vers toi ? Je t’ai cherché pendant trente-trois ans et je n’ai jamais vu ton visage, mon Roi.
La petite voix se fit à nouveau entendre, plus clairement, cette fois.
— En vérité, je te le dis, tout ce que tu as fait aux plus petits de mes frères, c’est à moi que tu l’as fait. »
Un rayon lumineux éclaira le visage d’Artaban, comme le premier rayon de l’aube sur une montagne enneigée et un long soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres. Son voyage était fini, ses trésors avaient été acceptés, le quatrième Mage avait quand même trouvé le Roi !
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