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Le jeune roi des Îles-Noires

… adapté pour la jeunesse, par André Talmont

... … illustrations d’Edmond Dulac


Seul le texte de ce conte est dans le domaine public. Les illustrations d'Edmond Dulac le seront le 1er janvier 2024.


Maxfield Parrish

Image de couverture de Maxfield Parrish


Ce récit est la suite du conte : « Le pêcheur et le génie »


« Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appelait Mahmoud, était roi de cet Etat. C’est le royaume des Îles Noires, qui prend son nom de quatre petites montagnes voisines. Car ces montagnes étaient autrefois des îles, et la capitale où mon père faisait son séjour était à l’endroit où se trouve aujourd’hui cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces changements.


Edmond Dulac

Le roi mon père perdit son épouse, ma mère, peu de temps après ma naissance. Il épousa une autre femme, qu’il choisit pour partager la dignité royale avec lui, et qui était sa cousine. Mais la nouvelle reine était ambitieuse et cruelle : elle ne tarda pas à le montrer. Mon père me chérissait tendrement, comme son fils aîné. Mais la reine conçut pour moi une aversion mortelle, qui s’accrut encore bien davantage lorsqu’elle eut un fils. Elle se flattait de me faire déshériter par mon père, pour livrer la couronne à son fils. Mais mon père résista toujours à ses sollicitations importunes : aussi, depuis ce temps, elle ne perdit aucune occasion de me montrer son ressentiment.


Edmond Dulac

Mon père mourut très peu de temps après, et je restai maître du trône. Il m’est impossible, seigneur, de vous dire quelle fut la fureur de la reine ma belle-mère de voir ses espérances déçues. Elle fit tout son possible pour ériger des obstacles sur mon chemin, et pousser mes sujets à la révolte. Je découvris une conspiration ourdie par mon frère lui-même, qui avait ainsi agi sous les ordres de sa mère. Alors, outré par tant d’ingratitude, j’ordonnai à mon grand vizir de se saisir de lui et de le livrer au bourreau, ce qui fut exécuté fidèlement. Alors, seigneur, la reine entra en furie.

‘Cruel, dit-elle, ce n’était pas assez d’avoir frustré un frère de la couronne que sa naissance l’appelait à porter !

Transporté de colère, je l’interrompis vivement.

— Oui, lui dis-je, j’ai fait châtier comme il le méritait cet indigne frère. Depuis longtemps j’aurais dû le traiter ainsi.

La reine me regarda avec un sourire moqueur.

— Modère ton courroux, dit-elle.

Et en même temps elle prononça des paroles magiques que je n’entendis pas, et puis elle ajouta :

— Par la vertu de mes enchantements, je te commande de devenir moitié marbre et moitié homme.’


Edmond Dulac

Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez : mort parmi les vivants, et vivant parmi les morts.

Après que la cruelle magicienne m’eut ainsi métamorphosé et fait passer dans cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui était très florissante et fort peuplée.


Edmond Dulac

Elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et la campagne déserte que vous avez pu voir.


Edmond Dulac

Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitants qui la composaient : les blancs étaient les Musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du feu ; les bleus, les Chrétiens ; et les jaunes, les Juifs. Les quatre collines étaient les quatre îles qui donnaient le nom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore, elle n’a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose : elle vient chaque jour me donner, sur les épaules nues, cent coups de nerfs de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice fut achevé, elle me couvrit d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et me mit par-dessus cette robe de brocart que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi. »

En cet endroit de son discours, le jeune roi des Îles Noires ne put retenir ses larmes. Et le sultan en eut le cœur si serré qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les mains au ciel, s’écria :

« Puissant Créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugements et aux décrets, de votre divine Providence ! Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté, mais j’espère que votre bonté infinie m’en récompensera.

Le sultan, attendri par le récit d’une histoire si étrange, et décidé vivement à venger ce malheureux prince, lui dit :

— Apprenez-moi où demeure cette perfide magicienne.

— Seigneur, répondit le prince, elle vit dans un palais qui communique au château du côté de la porte, et qu’elle appelle le Palais des Larmes : c’est là qu’elle a fait élever un superbe tombeau à son indigne fils. Tous les jours, au lever du soleil, elle vient pleurer sur le sa tombe, après m’avoir infligé le sanglant châtiment dont je vous ai parlé.

— Prince, repartit le sultan, on ne saurait être plus vivement touché de votre malheur que je le suis. Jamais rien de si extraordinaire n’est arrivé à personne, et les auteurs qui écriront votre histoire auront l’avantage de rapporter un fait surpassant tout ce qu’on a jamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose : c’est la vengeance qui vous est due, mais je ferais tout mon possible pour vous la procurer. »

En effet, le sultan, en s’entretenant avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il était et pourquoi il était entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu’il lui communiqua.

Ils convinrent des mesures qu’il y avait à prendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remise au jour suivant. Cependant, la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos. Quant au jeune prince, il la passa, suivant la coutume, dans une insomnie continuelle, car il ne pouvait dormir depuis qu’il était enchanté. Il avait quelque espérance, néanmoins, d’être bientôt délivré de ses souffrances.

Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il fut jour, et, pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus qui l’aurait embarrassé, et s’en alla au Palais des Larmes. Il le trouva éclairé d’une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortait de plusieurs cassolettes d’or fin, d’un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. Il alla se cacher dans un appartement voisin, et y demeura pour exécuter le projet qu’il avait conçu.

La magicienne arriva bientôt.


Edmond Dulac

Son premier soin fut d’aller dans la chambre où était le roi des Îles Noires. Elle le dépouilla, et lui donna sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf avec une barbarie extrême. Le pauvre prince avait beau remplir le palais de ses cris et la conjurer de la manière la plus touchante d’avoir pitié de lui, elle ne cessa de le frapper qu’après lui avoir donné les cent coups. « Tu n’as pas eu compassion de mon fils, lui disait-elle, tu n’en dois pas attendre de moi. »

Après qu’elle lui eut donné les cent coups de nerf de bœuf, elle le revêtit du gros habillement de poil de chèvre et de la robe de brocart par-dessus. Elle alla ensuite au Palais des Larmes, et en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations, et continua de pleurer longtemps sur le tombeau de son fils. Le sultan sortit alors, et s’approchant de la magicienne, le sabre à la main et prêt à la frapper :

« Cruelle, dit-il, n’es-tu pas touchée des pleurs et des gémissements du prince qui t’implore avec tant d’instance !

La magicienne, effrayée, ne sut que répondre ; mais voyant le sultan prêt à la frapper :

— Seigneur, dit-elle, pour vous apaiser, je suis prête à faire ce que vous me commanderez. Voulez-vous que je lui rende sa première forme.

— Oui, répondit le sultan, et hâte-toi de le mettre en liberté. »

La magicienne sortit aussitôt du Palais des Larmes, et le sultan la suivit. Elle prit une tasse d’eau, et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où était le jeune roi. Elle jeta de cette eau sur lui, en disant : « Si le Créateur de toutes choses t’a formé tel que tu es à présent, ou s’il est en colère contre toi, ne change pas. Mais si tu n’es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, quitte ta forme actuelle, et redeviens tel que tu étais auparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que le prince, se retrouvant tel qu’il était auparavant, se leva librement avec toute la joie qu’on peut s’imaginer, et il rendit grâce à Dieu. Le sultan continuant toujours de menacer la sorcière :

« Malheureuse, lui dit-il, si tu tiens à la vie, remets en leur premier état la ville et ses habitants, et les quatre îles que tu as détruites par tes enchantements. »

La magicienne, effrayée, promit tout ce qu’on voulut. Elle partit, suivie du sultan, et lorsqu’elle fut arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peu d’eau dans sa main et en aspergea la surface.

Elle n’eut pas plutôt prononcé quelques paroles, que la ville reparut. Les poissons redevinrent hommes, femmes ou enfants, mahométans, chrétiens, persans ou juifs, gens libres ou esclaves : chacun reprit sa forme originelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitants, qui y retrouvèrent toutes choses dans le même état où elles étaient avant l’enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et bien peuplée.


Edmond Dulac

Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eut fait ce changement merveilleux, elle voulut parler au sultan, mais il ne lui en laissa pas le loisir : il la saisit par le bras si brusquement qu’elle n’eut pas le temps de se rebeller, et, d’un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent l’une d’un côté, et l’autre de l’autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et alla trouver le jeune prince des Îles Noires qui l’attendait avec impatience.

« Prince, lui dit-il en l’embrassant, réjouissez-vous, vous n’aurez plus rien à craindre : votre cruelle ennemie n’est plus.

Le jeune prince, pénétré de reconnaissance, remercia le sultan : et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie avec toutes sortes de prospérités.

— Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine. Je vous y recevrai avec plaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chez vous.

— Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale ?

— Oui, lui répliqua le sultan, je le crois ; il n’y a pas plus de quatre ou cinq heures de chemin.

— Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne était enchantée. Mais depuis qu’elle ne l’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m’empêchera pas de vous suivre, quand ce serait pour aller à l’autre extrémité de la terre. Vous êtes mon libérateur, et pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnaissance, je prétends vous accompagner, et j’abandonne sans regret mon royaume.

Le sultan, extraordinairement surpris d’apprendre qu’il était si loin de ses États, ne comprenait pas comment cela pouvait se faire. Mais le jeune roi des Îles Noires le convainquit si bien de cette possibilité, qu’il n’en douta plus.

— Il n’importe, reprit alors le sultan, la peine de m’en retourner sur mes terres est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d’avoir acquis un fils en votre personne, car, puisque vous voulez bien me faire l’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfant, je vous regarde comme tel, et je vous fais dès à présent mon héritier et mon successeur. »

L’entretien du sultan et du roi des Îles Noires se termina par les plus grands témoignages d’une amitié réciproque. Après quoi, le jeune prince ne songea qu’aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa Cour et de ses sujets.

Enfin, le sultan et le jeune prince se mirent en route avec cent chameaux chargés de richesses inestimables tirées des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers magnifiques, parfaitement bien montés et équipés. Leur voyage fut heureux, et lorsque le sultan, qui avait envoyé des courriers pour donner avis de son retard et de l’aventure qui en était la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu’il y avait laissés vinrent le recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avait apporté aucun changement dans son empire. Les habitants sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations, et se livrèrent à des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.

Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés un détail fort ample des événements qui, contrairement à ce qu’il pensait, avaient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l’adoption qu’il avait faite du roi des quatre Îles Noires, qui avait bien voulu abandonner un grand royaume pour l’accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnaître la fidélité qu’ils lui avaient tous gardée, il leur distribua des largesses proportionnées au rang que chacun tenait à la cour.

Quant au pêcheur, qui était la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens, et le rendit, lui et sa famille, très heureux le reste de ses jours.

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