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Le pêcheur et le génie

… adapté pour la jeunesse, par André Talmont

... … illustrations d’Edmond Dulac


Seul le texte de ce conte est dans le domaine public. Les illustrations d'Edmond Dulac le seront le 1er janvier 2024.


Léon Carré

Image de couverture de Léon Carré


Autrefois, vivait un pêcheur fort âgé, et si pauvre, qu’à peine pouvait-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfants. Il allait tous les jours, de grand matin, à la pêche, et, il s’était fait une loi de ne jeter ses filets, chaque jour, que quatre fois.

Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla, jeta ses filets, et, comme il les tirait vers le rivage, il sentit aussitôt de la résistance. Croyant avoir fait une bonne pêche, il se réjouissait déjà en lui-même. Mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson, il n’y avait dans ses filets que la carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin.

Quand le pêcheur affligé d’avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets que la carcasse de l’âne avait rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance, ce qui lui fit croire qu’ils étaient remplis de poissons. Mais il n’y trouva qu’un grand panier rempli de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction.

« Ô Fortune ! s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cesse d’être en colère après moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l’épargner ! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m’annonces ma mort ! Je n’ai pas d’autre métier que celui-ci pour subsister, et malgré les soins que j’y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressants besoins de ma famille. Mais j’ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens et à laisser les grands hommes dans l’obscurité, tandis que tu favorises les méchants et que tu élèves ceux qui n’ont aucune vertu qui les rende recommandables. »

En achevant ces plaintes, après avoir bien lavé ses filets que la fange avait salis, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n’amena que des pierres, des coquilles et des ordures. On ne saurait décrire son désespoir : peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit. Ensuite, il ajouta ceci :

« Ô Fortune ! Tu sais que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m’en reste plus qu’une : je te supplie de me rendre la mer favorable ! »

Le pêcheur, ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu’il devait y avoir du poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Il n’y en avait pas pourtant, mais il y trouva un vase de cuivre jaune qui, à son poids, lui parut plein de quelque chose Et il remarqua qu’il était fermé et scellé de plomb, avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit :

« Je le vendrai au fondeur, disait-il, et de l’argent que j’en ferai, j’achèterai une mesure de blé. »

Il examina le vase de tous côtés, le secoua pour voir si ce qui était dedans ne ferait pas de bruit. Il n’entendit rien, et cette circonstance, avec l’empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui fit penser qu’il devait être rempli de quelque chose de précieux. Pour en avoir le cœur net, il prit son couteau, et, avec un peu de peine, il ouvrit le vase. Il en pencha aussitôt l’ouverture contre terre, mais il n’en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui, et pendant qu’il l’examinait attentivement, il en sortit une fumée fort épaisse qui l’obligea de reculer de deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s’éleva jusqu’aux nues, et, s’étendant sur la mer et sur le rivage, forma un épais brouillard. Spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque toute la fumée fut hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide dont il se forma un génie, deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géants. À l’aspect d’un monstre d’une taille si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite, mais il se trouva si troublé et si effrayé qu’il ne put marcher.


Edmond Dulac

« Salomon, s’écria le génie, Salomon, grand prophète ! Pardon, pardon, jamais je ne m’opposerai à vos volontés. J’obéirai à tous vos commandements...

Le pêcheur n’eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avait prononcées, qu’il se rassura et lui dit :

— Esprit superbe, que dites-vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète, est mort, et nous sommes présentement à la fin des siècles. Apprenez-moi votre histoire, et dites-moi pour quel raison vous étiez renfermé dans ce vase.

À ce discours, le génie, regardant le pêcheur d’un air fier, lui répondit :

— Parle-moi plus poliment : tu es bien hardi de m’appeler ‘esprit superbe’.

— Eh bien ! répondit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité en vous appelant ‘hibou du bonheur’ ?

— Je te dis, reprit le génie, de me parler plus convenablement, avant que je te tue.

— Eh ! Pourquoi me tueriez-vous ? répliqua le pêcheur. Je viens de vous rendre la liberté. L’avez-vous déjà oublié ?

— Non, je m’en souviens, répondit le génie. Mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir, et je n’ai qu’une seule grâce à t’accorder.

— Et quelle est cette grâce ? dit le pêcheur.

— C’est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue.

— Mais en quoi vous ai-je offensé ? reprit le pêcheur. Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien, que je vous ai fait ?

— Je ne puis te traiter autrement, dit le génie. Et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire :

Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté divine. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, et se soumirent à lui.


Edmond Dulac

Nous fumes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour se venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir me prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne et me mena, malgré moi, devant le trône du roi, son maître. Salomon me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnaître son pouvoir, et de me soumettre à ses commandements. Je refusai hautement de lui obéir, et j’aimai mieux m’exposer à tout son ressentiment, que de lui prêter serment de fidélité et de soumission. Pour me punir, il m’enferma dans ce vase de cuivre. Et afin de s’assurer de moi, et que je ne puisse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau. Lorsque cela fut fait, il mit le vase entre les mains d’un des génies qui lui obéissaient, avec ordre de me jeter à la mer, ce qui fut exécuté à mon grand regret.

Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivrait avant les cent ans achevés, je le rendrais riche, même après sa mort. Mais le siècle s’écoula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettrait en liberté. Mais je ne fus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d’être toujours près de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes de quelque nature qu’elles pussent être. Mais ce siècle se passa comme les deux autres, et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, désolé, ou plutôt exaspéré de me voir prisonnier si longtemps, je jurai que si quelqu’un me délivrait dans la suite, je le tuerais impitoyablement, et ne lui accorderais point d’autre grâce que de lui laisser le choix de son genre de mort. C’est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd’hui, et que tu m’as délivré, tu vas choisir comment tu veux que je te tue.

Ce discours affligea fort le pêcheur :

— Je suis bien malheureux, s’écria-t-il, d’être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat ! Considérez, de grâce, votre injustice, et révoquez un serment si peu raisonnable.

— Non, ta mort est certaine, dit le génie. Choisis seulement de quelle manière tu veux que je te fasse mourir.

Le pêcheur, voyant sa résolution de le tuer inébranlable, en eut une douleur extrême, non pas tant pour l’amour de lui qu’à cause de ses trois enfants dont il plaignait la misère où ils allaient être réduits par sa mort. Il tâcha encore d’apaiser le génie.

— Hélas ! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j’ai fait pour vous.

— Je te l’ai déjà dit, repartit le génie, c’est justement pour cette raison que je suis obligé de t’ôter la vie.

— Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit : ‘Qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas en est toujours mal payé.’ Je croyais, je l’avoue, que cela était faux : en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société. Néanmoins, j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable.

— Ne perdons pas le temps, interrompit le génie. Tous les raisonnements ne sauraient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu veux que je te tue !

La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème :

— Puisque je ne saurais éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à ta volonté. Mais, avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure de me dire la vérité sur une question que j’ai à vous soumettre.

Quand le génie vit qu’on lui faisait une adjuration qui le contraignait à répondre positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur :

— Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi.

Le pêcheur lui dit :

— Je voudrais savoir si effectivement vous étiez dans ce vase : oseriez-vous en jurer sur votre honneur ?

— Oui, répondit le génie, je jure sur mon honneur que j’y étais, et cela est la vérité.

— En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourrait pas seulement contenir un de vos pieds : comment se peut-il que votre corps y ait été enfermé tout entier ?

— Je te jure pourtant, repartit le génie, que j’y étais, tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t’ai fait ?

— Non, vraiment, dit le pêcheur. Et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose. »

Alors, il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée, s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au dehors. Aussitôt, il en sortit une voix qui dit au pêcheur : « Eh bien ! Incrédule pêcheur, me voici dans le vase : me crois-tu à présent ?

Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb, et, ayant fermé promptement le vase :

— Génie, génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d’où je t’ai tiré. Puis, je ferai bâtir une maison sur ce rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté.

À ces paroles offensantes, le génie irrité, fit de grands efforts pour sortir du vase. Mais en vain, car l’empreinte du sceau du prophète Salomon l’en empêchait. Aussi, voyant que le pêcheur avait l’avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère.

— Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde toi bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai fait n’a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement.

— Ô génie, répondit le pêcheur, toi qui étais, il n’y a qu’un moment, le plus grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront à rien : tu retourneras à la mer. Si tu y as séjourné tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié de ne pas m’ôter la vie, tu as rejeté mes prières ; je dois te rendre la pareille.

Le génie n’épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur.

— Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t’en supplie. Je te promets que tu seras content de moi.

— Tu n’es qu’un traître, répondit le pêcheur. Je mériterais de perdre la vie, si j’avais l’imprudence de me fier à toi : je vais te précipiter au fond de la mer.

— Encore un mot, pêcheur, non seulement je ne te ferai aucun mal, mais, de plus, je t’enseignerai un moyen de devenir puissamment riche.

L’espérance de se tirer de la pauvreté désarma le pêcheur, qui répondit:

— Jure-moi sur ton honneur que tu feras ce que tu dis, et je te rendrai la liberté.

Le génie jura, et le pêcheur ôta le couvercle du vase.

Le génie ayant repris sa forme, la première chose qu’il fit fut de jeter d’un coup de pied le vase dans la mer. Cette action effraya le pêcheur.

— Génie, dit-il, que signifie cela, ne voulez-vous pas honorer votre serment ?

— Rassure-toi, j’ai voulu me divertir ; prends tes filets et suis-moi. »

En prononçant ces mots, le génie se mit à marcher devant le pêcheur et le conduisit à un étang, situé entre quatre collines. Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang, le génie dit au pêcheur : « Jette tes filets, et prends du poisson. »

Le pêcheur ne douta pas qu’il n’en prît, car il en vit une grande quantité dans l’étang. Mais, ce qui le surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avait de quatre couleurs différentes : des blancs, des rouges, des bleus et des jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dont chacun était d’une de ces couleurs. Comme il n’en avait jamais vu de pareils, il ne pouvait se lasser de les admirer. Et jugeant qu’il en pouvait tirer une somme assez considérable, il en avait beaucoup de joie.

« Emporte ces poissons, lui dit le génie, et va les présenter au sultan : il t’en donnera plus d’argent que tu n’en as manié durant toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher dans cet étang. Mais je t’avertis de ne jeter tes filets qu’une fois par jour. Autrement, il t’arrivera du mal. Prends-y garde, c’est l’avis que je te donne : si tu le suis exactement, tu t’en trouveras bien. »

En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s’ouvrit, et se referma après l’avoir englouti. Le pêcheur, résolu de suivre point par point les conseils du génie, et se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche, se faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons.

Le sultan fut dans une surprise extrême lorsqu’il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta.


Edmond Dulac

Il les prit l’un après l’autre pour les considérer avec attention, et après les avoir admirés assez longtemps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premier vizir, et portez à la cuisinière. Je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bons qu’ils sont beaux. »

Le vizir les porta lui-même à la cuisinière, et les lui remettant entre les mains : « Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter au sultan. Il vous ordonne de les lui préparer. » Après s’être acquitté de sa commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or, ce qu’il exécuta très fidèlement. Le pêcheur, qui n’avait jamais possédé une si grosse somme à la fois, concevait à peine son bonheur, et le regardait comme un songe. Mais, il se rendit compte par la suite qu’il était réel, par le bon usage qu’il en fit en l’employant aux besoins de sa famille.

Il faut maintenant parler de la cuisinière du sultan, que nous allons retrouver dans un grand embarras. Dès qu’elle eut nettoyé les poissons que le vizir lui avait donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole, avec de l’huile pour les frire.

Lorsqu’elle les supposa assez cuits d’un côté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inouï ! À peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entrouvrît. Il en sortit une dame, habillée d’une étoffe de satin à fleurs, à l’égyptienne, avec des pendants d’oreille, un collier de grosses perles, et des bracelets d’or garnis de rubis. Et elle tenait une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière qui demeurait immobile à cette vue, et, frappant un des poissons du bout de sa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, as-tu fait ton devoir ? »


Edmond Dulac

Le poisson n’ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles. Et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble, et lui dirent très distinctement : « Oui, oui, si vous comptez, nous comptons. Si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres. Si vous fuyez, nous vainquons, et nous sommes contents. »

Dès qu’ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans le même état où il était auparavant.

La cuisinière, que toutes ces merveilles avaient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étaient tombés sur la braise. Mais elle les trouva plus noirs que du charbon, et hors d’état d’être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur, et, se mettant à pleurer de toute sa force : « Hélas ! disait-elle que vais-je devenir ? Quand je raconterai au sultan ce que j’ai vu, je suis assurée qu’il ne me croira pas. Dans quelle colère sera-t-il contre moi ? »

Pendant qu’elle s’affligeait ainsi, le grand vizir entra, et lui demanda si les poissons étaient prêts. Elle lui raconta tout ce qui lui était arrivé et ce récit, comme on le peut penser, l’étonna beaucoup. Mais, sans en parler au sultan, il inventa une fable qui le contenta. Cependant, il envoya chercher le pêcheur immédiatement.


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« Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables aux précédents, car il est survenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis au sultan. »

Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avait commandé. Mais, pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu’on lui demandait, il s’excusa sur la longueur du chemin, et promit de les apporter le lendemain matin.

Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit, et se rendit à l’étang. Il jeta ses filets, et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étaient, comme les autres, chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et les porta au grand vizir au moment qu’il lui avait indiqué. Ce ministre les prit et les porta lui-même dans la cuisine, où il s’enferma seul avec la cuisinière qui commença à les préparer devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avait fait pour les quatre autres, le jour précédent. Lorsqu’ils furent cuits d’un côté, et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur de la cuisine s’entrouvrît encore, et la même dame parut avec sa baguette à la main. Elle s’approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles, et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.

Après qu’ils eurent répondu à la dame, elle renversa encore la casserole d’un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d’où elle était sortie. Le grand vizir ayant été témoin de ce qui s’était passé : « Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire, pour en faire mystère au sultan. Je vais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’alla le trouver et lui fit un rapport fidèle.

Le sultan, fort surpris, témoigna un vif désir de voir cette merveille. À cet effet, il envoya chercher le pêcheur.

« Mon ami, lui dit-il, ne pourrais-tu pas encore m’apporter quatre poissons de différentes couleurs ? »

Le pêcheur répondit au sultan que si Sa Majesté voulait lui accorder trois jours pour faire ce qu’il désirait, il lui promettait de la contenter. Les ayant obtenus, il alla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moins heureux que les deux autres. Car, du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleurs différentes. Il ne manqua pas de les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus de joie qu’il ne s’attendait pas à les avoir sitôt, et qui lui fit donner encore quatre cents pièces d’or.

Aussitôt que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui était nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand vizir, ce ministre les prépara, les mit sur le feu dans une casserole, et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna de l’autre. Alors le mur du cabinet s’entrouvrit. Mais cette fois, au lieu d’une dame, ce fut un esclave qui en sortit. Il était d’une grosseur et d’une grandeur gigantesques, et tenait un gros bâton vert à la main. Il s’avança jusqu’à la casserole, et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson, poisson, lui dit-il, as-tu fait ton devoir ? » À ces mots les poissons levèrent la tête, et répondirent : « Oui, oui, nous y sommes : si vous comptez, nous comptons. Si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres. Si vous fuyez, nous vainquons, et nous sommes contents. »

Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que l’esclave renversa la casserole au milieu du cabinet, et réduisit les poissons en cendres. Cela étant fait, il se retira fièrement, et rentra dans l’ouverture du mur : cette ouverture se referma, et le mur parut dans le même état qu’auparavant.

« Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand vizir, il ne me sera pas possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient quelque chose d’extraordinaire que je veux éclaircir.

Il envoya chercher le pêcheur : on le lui amena.

— Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit les as-tu péchés ?

— Sire, répondit-il, je les ai péchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au-delà de la montagne que l’on voit d’ici.

— Connaissez-vous cet étang ? dit le sultan au vizir.

— Non, sire, répondit le vizir, je n’en ai jamais entendu parler. Il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au-delà de cette montagne. »

Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais était cet étang. Le pêcheur assura qu’il n’y avait pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il faisait encore suffisamment jour, le sultan commanda à toute sa Cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.

Ils gravirent tous la montagne, et, en descendant, ils virent, avec beaucoup de surprise une vaste plaine que personne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin, ils arrivèrent à l’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l’avait rapporté. L’eau en était si transparente qu’ils remarquèrent que tous les poissons étaient semblables à ceux que le pêcheur avait apportés au palais.

Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang, et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à ses émirs et à tous ses courtisans s’il était possible qu’ils n’eussent pas encore vu cet étang qui était si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avaient jamais entendu parler.

« Puisque vous soutenez tous, leur dit-il, que vous n’en avez jamais entendu parler, et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouvelle, je suis résolu de ne pas rentrer dans mon palais sans que je n’aie pu déterminer pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de quatre couleurs. »

Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper, et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les bords de l’étang.

À la tombée de la nuit, le sultan, retiré sous son pavillon, parla en particulier à son grand vizir, et lui dit :

« Vizir, j’ai l’esprit dans une extrême inquiétude : cet étang transporté en ces lieux, cet esclave, qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons, que nous avons entendus parler, tout cela aiguise tellement ma curiosité que je ne puis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais m’éloigner seul de ce camp. Je vous ordonne de tenir mon absence secrète. Demeurez sous mon pavillon, et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée, renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition, et que je veux rester seul. Les jours suivants, vous continuerez à leur dire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour. »

Le grand vizir tenta de détourner le sultan de son dessein. Il lui représenta le danger auquel il s’exposait, et la peine qu’il allait prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser toute son éloquence, celui-ci n’abandonna point sa résolution. Il prit une tenue confortable pour marcher à pied, il se munit d’un sabre, et dès qu’il vit que tout était tranquille dans son camp, il partit, sans être accompagné de personne.

Il se dirigea vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée. Et lorsqu’il fut dans la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors, apercevant de loin, devant lui, un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espoir de pouvoir y apprendre ce qu’il voulait savoir.


Edmond Dulac

Quand il en fut proche, il remarqua que c’était un palais magnifique, ou plutôt un château fortifié, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été longtemps sans rencontrer quelque chose digne de sa curiosité, il s’arrêta devant la façade du château, et le considéra avec beaucoup d’attention.

Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui était à deux battants, dont l’un était ouvert. Quoiqu’il lui fût facile d’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa assez légèrement, et attendit quelque temps. Mais ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avait pas entendu : c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort. Mais ne voyant ni n’entendant venir personne, il recommença encore plus fort. Personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement, car il ne pouvait supposer qu’un château si bien entretenu fût abandonné. « S’il n’y a personne, disait-il en lui-même, je n’ai rien à craindre. Et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre. »

Enfin le sultan entra, et s’avançant sous le vestibule : « N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui aurait besoin de se rafraîchir en passant ? » Il répéta la même chose deux ou trois fois. Mais, quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvrirait point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre être vivant. Ne voyant personne dans la cour où il était, il entra dans de grandes salles dont les tapis étaient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffes de la Mecque, et les portières des plus riches étoffes des Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avait un grand bassin avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetaient de l’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formait des diamants et des perles. Cela était complété d’un jet d’eau qui, s’élançant du milieu du bassin, allait presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.

Le château, de trois côtés, était environné d’un jardin que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agréments concouraient à embellir. Et ce qui achevait de rendre ce lieu admirable, c’était une infinité d’oiseaux qui y remplissaient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisaient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais les empêchaient d’en sortir.

Le sultan se promena longtemps d’appartement en appartement, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert qui avait vue sur le jardin. Et là, rempli de tout ce qu’il avait déjà vu et de tout ce qu’il voyait encore, il faisait des réflexions sur tous ces différents objets, quand tout à coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles :

« Ô Fortune ! Qui n’as pu me laisser jouir longtemps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens par une prompte mort mettre fin à mes douleurs. Hélas ! Est-il possible que je sois encore en vie, après tous les tourments que j’ai soufferts ! »

Le sultan, touché de ces pitoyables plaintes, se releva pour aller du côté d’où elles provenaient. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un beau jeune homme très richement vêtu qui était assis sur un trône un peu surélevé ! La tristesse était peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse. Et comme il ne se levait pas :

« Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles. Mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’en vouloir.

— Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever, quelle que soit votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Si le soulagement de vos maux dépendait de moi, je m’y emploierais de tout mon pouvoir ! Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs. Mais, de grâce, apprenez-moi auparavant : ce que signifie cet étang qui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de différentes couleurs, ce qu’est que ce château, pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient le fait que vous y demeurez seul.

Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement.

— Que la fortune est inconstante ! s’écria-t-il. Elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont purs et sereins ?

Le sultan, touché de compassion de le voir en cet état, le pria très instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur.

— Hélas ! Seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrais-je n’être pas affligé ? Et comment voulez-vous que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes ? À ces mots, ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu’il n’était homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que l’autre moitié de son corps était de marbre noir.

Le sultan fut étrangement étonné, quand il vit l’état déplorable dans lequel était le jeune homme.

— Ce que vous me montrez-là, lui dit-il, tout en m’horrifiant, irrite ma curiosité. Je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être sans doute, fort étrange. Et je suis persuadé que l’étang et les poissons y ont quelque part. Aussi, je vous conjure de me la raconter. Vous y trouverez quelque consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs.

— Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, reprit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs. Mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux mêmes à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire… »


La suite de ce récit fait l’objet du conte : « Le jeune roi des Îles-Noires »

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