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Le fantôme de Canterville

Ce conte d'Oscar Wilde, publié en 1887, est ici en version adaptée pour les jeunes lecteurs.

Adaptation personnelle ( sous licence CC-BY-NC-ND)

Attention, les illustrations sont sous copyright. Elles sont l'oeuvre de l'artiste ukrainienne Evgenija Chistotina.



Illustration de Sara Gianassi




- I -


Lorsque Mr Hiram B. Otis, le célèbre homme politique américain, fit l’acquisition du domaine de Canterville, tout le monde lui dit qu’il faisait là une grosse erreur, car personne ne doutait que l’endroit ne fût hanté. D’ailleurs, Lord Canterville lui-même, en homme de l’honnêteté la plus scrupuleuse, s’était fait un devoir de faire connaître la chose à Mr Otis, quand ils en vinrent à discuter les conditions.



« Nous-mêmes, dit Lord Canterville, nous n’avons point tenu à habiter cet endroit depuis l’époque où ma grand-tante, la duchesse douairière de Bolton, a été prise d’une défaillance causée par l’épouvante qu’elle éprouva, et dont elle ne s’est jamais remise tout à fait, en sentant deux mains de squelette se poser sur ses épaules, pendant qu’elle s’habillait pour le dîner.

Je me crois obligé de vous dire, Mr Otis, que le fantôme a été vu par plusieurs membres de ma famille qui sont encore en vie. Après le tragique accident survenu à la duchesse, aucun de nos domestiques n’a consenti à rester chez nous, et bien souvent, Lady Canterville a été privée de sommeil, par suite des bruits mystérieux qui venaient du couloir et de la bibliothèque.

— MyLord, répondit le ministre, je prendrai la propriété, et le fantôme qui va avec ! J’arrive d’un pays moderne, voyez-vous, et nous autres Américains, ne croyons pas aux fantômes !

— Le fantôme existe, je le crains, dit Lord Canterville, en souriant. Voilà plus de trois siècles qu’il est connu. Sa première apparition date de 1584, et il ne manque jamais de se montrer quand il va se produire un décès dans la famille.

— Bah ! Le docteur de la famille n’agit pas autrement ! Et un fantôme, ça ne peut exister ! Je ne pense pas que les lois de la nature comportent des exceptions en faveur de l’aristocratie anglaise.

— Eh bien, répondit Lord Canterville, s’il vous plaît d’avoir un fantôme chez vous, tout est pour le mieux, alors. Rappelez-vous seulement que je vous ai prévenu. »

Quelques semaines plus tard, l’achat fut conclu, et vers la fin de la saison, le ministre et sa famille s’installèrent à Canterville.

Mrs Otis, qui, en son temps, et sous le nom de Miss Lucretia, avait été une des mondaines les plus célèbres de la 52e rue, à New-York, était encore une très belle femme, avec de beaux yeux et un profil superbe. Leur fils aîné, baptisé Washington par ses parents, dans un moment de patriotisme qu’il ne cessait de déplorer, était un jeune homme blond, assez bien tourné, dont les seules faiblesses étaient les gardénias et les mondanités… Sa sœur, Miss Virginia, était une jeune fille de quinze ans, aux grands yeux bleus, svelte et gracieuse comme un faon, avec un bel air de libre allure. C’était une excellente cavalière, et sur son poney, elle avait plus d’une fois battu à la course le vieux Lord Bilton. Après Virginia, il y avait les jumeaux, surnommés Tom et Jerry, parce que jamais on ne voyait l’un sans l’autre.

Étant donné que le domaine de Canterville était à près de quinze kilomètres de la gare la plus proche, Mr Otis avait télégraphié qu’on vînt les prendre en voiture ; et ils se mirent en route dans des dispositions fort gaies.

C’était une charmante soirée de juillet, et l’air était tout embaumé de la senteur des pins. De temps à autre, on entendait un ramier, roucoulant de sa plus douce voix, ou bien on entrevoyait, dans l’épaisseur des fougères, le plastron d’or bruni de quelque faisan. De petits écureuils les épiaient du haut des hêtres ; et sur leur passage, des lapins détalaient à travers les fourrés, ou par-dessus les tertres mousseux, en pointant leurs petites queues blanches.

Cependant, dès qu’ils pénétrèrent dans l’allée de Canterville, le ciel se couvrit soudain de nuages. Un étrange silence sembla emplir l’atmosphère. Un grand vol de corneilles passa sans bruit au-dessus de leurs têtes, et avant qu’ils furent arrivés devant la propriété, quelques grosses gouttes de pluie se mirent à tomber. Sur les marches, se tenait pour les recevoir, une vieille femme convenablement vêtue, d’une robe de soie noire et d’un tablier blanc : c’était Mrs Umney, la gouvernante, que Mrs Otis, sur l’insistance de Lady Canterville, avait consenti à conserver dans sa situation.

Elle fit une profonde révérence à la famille, et dit, avec une politesse à l’ancienne :

« Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue à Canterville. »

La famille la suivit, traversant un beau hall en style Tudor, jusque dans la bibliothèque, salle longue, vaste, qui se terminait par une vaste fenêtre à vitraux.

Le thé les attendait.

Ensuite, quand ils se furent débarrassés de leurs effets de voyage, ils s’assirent,  pendant que Mrs Umney s’empressait. C’est alors que  le regard de Mrs Otis tomba sur une tache d’un rouge foncé, sur le parquet, juste à côté de la cheminée. Elle dit à Mrs Umney :

« Je crains qu’on n’ait répandu quelque chose à cet endroit.

— Oui, madame, répondit la domestique à voix basse. C’est du sang…

— Quelle horreur ! s’écria Mrs Otis. Je ne veux pas de taches de sang chez moi ! Il faut enlever ça tout de suite !

La vieille femme sourit, et de sa même voix basse, mystérieuse, reprit :

— C’est le sang de Lady Eleonor de Canterville, qui a été tuée à cet endroit exact par son propre mari, Sir Simon, en 1575. Il lui survécut neuf ans, et disparut soudain dans des circonstances très mystérieuses. Son corps ne fut jamais retrouvé ; mais c’est son âme coupable qui continue à hanter la maison. Cette tache de sang est célèbre, et de nombreux touristes l’ont admirée ; mais quant à l’enlever… C’est impossible.

— Sottises ! s’écria Washington Otis. J’ai dans mes valises une fiole du Détachant Pinkerton, ce produit miracle auquel rien ne résiste : il fera disparaître cela en un clin d’œil ! »



Et avant que la gouvernante horrifiée eût pu intervenir, il s’était agenouillé, et frottait vivement le parquet avec un petit chiffon imprégné d’une substance huileuse. Peu de temps après, la tache avait disparu sans laisser aucune trace.

« Je savais bien que le Pinkerton en aurait raison ! » s’écria-t-il d’un ton de triomphe, en promenant un regard circulaire sur la famille en admiration.

Mais à peine avait-il prononcé ces mots, qu’un éclair formidable illumina la pièce sombre, et qu’un terrible roulement de tonnerre fit sursauter tout le monde, excepté Mrs Umney, qui s’évanouit.

« Quel climat épouvantable ! dit tranquillement le ministre, en allumant un long cigare. J’ai toujours été d’avis que ce que les Anglais ont de mieux à faire, c’est d’émigrer…

— Mon cher, s’écria Mrs Otis, que pouvons-nous bien faire d’une domestique qui s’évanouit ?

— Eh bien, si elle casse quelque chose, nous le déduirons cela de ses gages, répondit placidement le ministre. Après ça, elle ne devrait plus s’évanouir.

Et, en effet, comme pour lui donner raison, Mrs Umney ne tarda pas à revenir à elle. Toutefois, il était évident qu’elle était bouleversée ; et d’une voix étranglée,  elle avertit ses maîtres que les problèmes ne tarderaient pas à survenir…

— J’ai vu de mes propres yeux, des choses… Monsieur, dit-elle, à faire dresser les cheveux sur la tête ! Et j’ai passé des nuits blanches rien qu’à l’idée des faits terribles qui se sont déroulés ici. »

Mais Mr Otis et son épouse lui certifièrent, avec vivacité, qu’ils n’avaient nulle peur des fantômes. Et la vieille gouvernante, après avoir renouvelé ses souhaits de bienvenue à ses nouveaux maîtres, et s’être assurée qu’on augmenterait ses gages, se retira en clopinant.

 


- II -


La tempête se déchaîna toute la nuit, mais il ne se produisit rien de remarquable. Le lendemain, quand les Otis descendirent pour le petit déjeuner, ils retrouvèrent sur le parquet la terrible tache.

« Je ne crois pas que ce soit la faute du Détachant Pinkerton, dit Washington, car je l’ai déjà utilisé sur de nombreuses sortes de tache. Ça doit être le fantôme. »

Et il effaça la tache à nouveau, en la frottant. Le surlendemain, elle avait reparu. Et pourtant, la bibliothèque avait été fermée à clef, et Mrs Otis avait emporté la clef avec elle. Dès lors, la famille commença à s’intéresser à la chose. Mr Otis était sur le point de croire qu’il avait été trop matérialiste, en niant l’existence des fantômes. Mrs Otis, quant à elle, exprima le désir d’adhérer à la Société Britannique de Parapsychologie. Washington écrivit un mémoire, au sujet de la persistance visuelle des taches de sang, quand celles-ci résultent d’un crime.

Mais ce fut lors de cette fameuse nuit, que tous leurs doutes au sujet de l’existence des fantômes furent levés…

La journée avait été chaude et ensoleillée. Les Otis profitèrent de la fraîcheur de la soirée, pour faire une promenade en voiture. Ils ne rentrèrent qu’à neuf heures, et prirent un repas léger. La conversation ne porta nullement sur les fantômes, mais sur des sujets beaucoup plus terre à terre, tels que, par exemple, la difficulté de trouver du maïs vert, des galettes de sarrasin ou de la polenta dans les magasins anglais. Non, il ne fut aucunement question entre eux de surnaturel. Personne ne fit pas la moindre allusion, même indirecte, à Sir Simon de Canterville.

À onze heures, la famille se retira pour la nuit. À onze et demie, toutes les lumières étaient éteintes.

Quelques instants plus tard, Mr Otis fut réveillé par un bruit singulier dans le couloir, derrière la porte de sa chambre. Cela ressemblait à un bruit de ferraille, et se rapprochait de plus en plus.

Il se leva aussitôt, alluma sa bougie, et regarda l’heure.

Il était une heure pile.

Mr Otis était tout à fait calme. Il se tâta le pouls, et ne le trouva pas particulièrement rapide. Or, le bruit singulier continuait, en même temps que se faisait entendre distinctement un bruit de pas.

Mr Otis mit ses pantoufles, prit dans son nécessaire de toilette une petite fiole allongée et ouvrit la porte. Il aperçut, juste devant lui, dans le pâle clair de lune, un vieil homme d’aspect terrifiant.

Ses yeux luisaient comme des charbons rouges. Sa longue chevelure grise tombait en mèches agglomérées sur ses épaules. Ses vêtements, d’une coupe démodée, étaient salis, déchirés. De ses poignets et de ses chevilles, pendaient de lourdes chaînes rouillées.

« Mon cher Monsieur, lui dit Mr Otis, permettez-moi de vous prier instamment d’huiler ces chaînes. Je vous ai apporté à cet effet, une petite bouteille de graisse Purfina. Il est dit sur l’étiquette qu’une seule application suffit. Je vais la laisser sur cette commode, à côté des bougeoirs, et je me ferai un plaisir de vous en procurer davantage, si vous le désirez. »

Sur ces mots, le ministre posa la bouteille sur le meuble recouvert de marbre, ferma la porte, et alla se recoucher.

Pendant quelques minutes, le fantôme de Canterville resta immobile, tremblant d’indignation. Puis, lançant rageusement la fiole sur le parquet ciré, il s’enfuit à travers le corridor, en poussant des grondements caverneux. Comme il arrivait au grand escalier de chêne, une porte s’ouvrit soudain. Deux petites silhouettes drapées de blanc se montrèrent, et un lourd oreiller lui frôla la tête. Évidemment, il n’y avait pas de temps à perdre ! Aussi, utilisant comme moyen de fuite la quatrième dimension de l’espace, il s’évanouit à travers le mur, et la maison reprit sa tranquillité.



Parvenu dans un petit réduit secret de l’aile Nord, il s’adossa à un rayon de lune pour reprendre haleine, et se mit à réfléchir à la situation…

JAMAIS, dans une brillante carrière qui avait duré trois cents ans, il n’avait subi pareille humiliation !

Il se rappelait nombre de ses faits d’armes : la duchesse douairière, qu’il avait jetée dans une crise d’épouvante pendant qu’elle se contemplait dans un miroir, couverte de dentelles et de diamants ; les quatre petites bonnes, chez qui il avait provoqué des convulsions hystériques, rien qu’en leur faisant des grimaces entre les rideaux d’une des chambres de l’aile Ouest ; un des amis de la famille, dont il avait soufflé la bougie, pendant qu’il revenait de la bibliothèque à une heure avancée de la nuit, et qui, depuis, était sujet à des désordres nerveux ; la vieille Madame de Trémouillac, qui, se réveillant de bonne heure au château, avait vu dans son fauteuil, près de la cheminée, un squelette occupé à lire son propre journal, et avait été condamnée à garder le lit pendant six mois, suite à une attaque de fièvre cérébrale.

Il se rappela aussi de cette nuit terrible, où ce coquin de vieux Lord Canterville avait été trouvé râlant dans son cabinet de toilette, le valet de pique enfoncé dans sa gorge. Le malheureux avait avoué qu’au moyen de cette même carte, il avait soulagé ses adversaires au whist de la modique somme de dix milles livres, et jurait que c’était le fantôme, qui la lui avait fait avaler.

Le souvenir de ses plus grands exploits lui revint en mémoire.

Il revit le sommelier, qui s’était brûlé la cervelle pour avoir vu une main verdâtre tambouriner sur la vitre ; la belle Lady Steelfield, condamnée à porter à vie un collier de velours noir, pour cacher la marque de cinq doigts imprimés sur son cou comme au fer rouge ; et la terreur qui avait assombri  cette charmante soirée de juin, quand il était apparu jouant aux quilles avec ses propres ossements, sur le terrain de croquet…

Et tout cela pour aboutir… à quoi !?

De pathétiques Américains venant lui offrir de la graisse Purfina, et lui jetant des oreillers à la tête !!

Non, c’était absolument intolérable !!

La conclusion qu’en tira le fantôme, c’est qu’il devait prendre sa revanche ; et il resta jusqu’au lever du jour dans une attitude de profonde méditation.

 

- III -


Le lendemain, quand le déjeuner réunit la famille Otis, la discussion porta naturellement sur le fantôme. Mr Otis était un peu froissé de voir que ce dernier avait refusé son offre :

« Je n’ai nullement l’intention de faire au fantôme une injure personnelle, fit-il, et je respecte son ancienneté dans la maison… De plus, ce n’était pas du tout poli de lui jeter des oreillers à la tête…

- Je suis fâché d’avoir à dire que cette observation si pertinente provoqua chez les jumeaux une explosion de rires. -

— Mais par ailleurs, reprit Mr Otis, s’il persiste à ne pas employer la graisse Purfina, il faudra lui confisquer ses chaînes, sinon, nous ne pourrons plus fermer l’œil ! »

Néanmoins, pendant le reste de la semaine, ils ne furent pas dérangés. La seule chose qui retint quelque attention, ce fut la réapparition continuelle de la tache de sang sur le parquet de la bibliothèque. C’était certes bien étrange, d’autant plus que la porte en était toujours fermée à clef, le soir, par Mr Otis, et qu’on tenait les fenêtres soigneusement closes.

Les changements de teinte que subissait la tache, comparables à ceux d’un caméléon, suscitèrent également de nombreux commentaires. Certains matins, elle était d’un rouge foncé, presque écarlate ; d’autres fois, elle devenait rouge Bordeaux ; et un beau matin, la trouva d’un beau vert émeraude. La famille s’en amusait beaucoup, et chaque soir, prit l’habitude de faire des paris sur la couleur du lendemain.

La seule personne qui ne prit point de part à la plaisanterie était la petite Virginia. Pour une raison mystérieuse, elle était toujours vivement impressionnée à la vue de la tache de sang, et fut sur le point le pleurer, le matin où ils la découvrirent vert émeraude.

Le fantôme fit sa seconde apparition un dimanche, durant la nuit.

Peu de temps après que les Otis aient regagné leurs chambres, un énorme vacarme se fit entendre, en provenance du hall. La famille descendit en toute hâte, et s’aperçurent qu’une armure de chevalier complète s’était détachée de son support, et était tombée sur les dalles. Tout près de là, assis dans un des fauteuils de l’entrée, le fantôme de Canterville se frictionnait les genoux, avec une expression de vive souffrance peinte sur le visage. Les jumeaux, qui s’étaient munis de leurs sarbacanes, lui lancèrent aussitôt deux boulettes de papier mâché, avec cette sûreté de coup d’œil qu’ils n’avaient pu acquérir qu’à force d’exercices longs et patients sur leur maître d’école.

Pendant ce temps-là, le ministre, carabine en main, tenait le fantôme en joue et le somma de lever les mains en l’air. Le fantôme se leva brusquement en poussant un cri sauvage, et se dissipa au milieu d’eux, comme un brouillard, en éteignant au passage la bougie de Washington Otis, ce qui les laissa dans la plus complète obscurité.



Quand il fut au haut de l’escalier, il reprit possession de lui-même, et se décida à lancer son célèbre carillon d’éclats de rire sataniques.

En maintes occasions, il avait expérimenté ce procédé…

C’est lui qui avait fait grisonner en une seule nuit la chevelure de Lord Raker. C’est lui encore qui avait décidé trois gouvernantes françaises à donner leur démission avant d’avoir fini leur premier mois.

En conséquence, il lança son éclat de rire le plus horrible, qui résonna en écho sous les antiques voûtes. Mais à peine les terribles sonorités s’étaient-elles éteintes, qu’une porte s’ouvrit, et qu’apparut Mrs Otis, en robe de chambre bleu clair.

« Je crains, dit-elle, que vous ne soyez indisposé, et je vous ai apporté une fiole de l’élixir du Docteur Dobell. C’est sans danger aucun, simplement à base de bicarbonate de soude. Si vous souffrez de l’estomac, cela vous fera le plus grand bien. »

Le fantôme jeta sur elle un regard flamboyant de fureur, et entreprit de se changer en un gros chien noir. C’était un tour qui était célèbre, et auquel le médecin de la famille attribuait le gâtisme prématuré de l’oncle de Lord Canterville, l’honorable Thomas Horton. Mais le bruit des pas qui se rapprochaient le fit chanceler dans sa cruelle résolution : il se contenta de devenir légèrement phosphorescent. Puis, il s’évanouit à travers le mur, après avoir poussé un gémissement sépulcral, car les jumeaux allaient mettre la main sur lui.

Rentré chez lui, il se sentit brisé, en proie à la plus violente agitation.

La mauvaise conduite de ces jumeaux, la proposition insultante de Mrs Otis, tout cela était certes très vexant ; mais ce qui l’humiliait le plus, c’est qu’il n’avait plus la force de porter la cotte de mailles…

C’était quand même sa propre armure…

Il l’avait portée avec grand succès au tournoi de Kenilworth, et avait été chaudement complimenté par la reine en personne.

Mais aujourd’hui, quand il avait voulu la mettre, il avait été absolument écrasé par le poids de l’énorme cuirasse et du heaume d’acier. Il était tombé lourdement sur les dalles de pierre, s’était cruellement écorché les genoux, et contusionné le poignet droit.

Pendant plusieurs jours, il fut très malade. Il fit à grand peine quelques pas hors de chez lui, juste ce qu’il fallait pour maintenir en bon état la tache de sang.

Néanmoins, à force de soins, il finit par se remettre, et décida de faire une troisième tentative pour chasser ce satané ministre et sa famille. Il choisit, pour sa rentrée en scène, la date du vendredi 17 août, et consacra une grande partie de la journée de la veille à passer en revue toutes ses tenues.

Son choix se fixa enfin sur un linceul effiloché aux manches, assorti d’un chapeau à larges bords orné d’une plume rouge, le tout accompagné d’un poignard rouillé, accroché à une corde de pendu enroulée autour de sa taille.

Vers le soir, un violent orage éclata. Le vent était si fort, qu’il faisait battre les volets des fenêtres. Toute la vieille maison grinçait. Bref, le temps était idéal !

Voici quel était le plan du fantôme :

Il se rendrait tout d’abord sans bruit dans la chambre où dormait Washington Otis, lui murmurerait à l’oreille des paroles étouffées,  et lui planterait par trois fois son poignard dans la gorge. Il en voulait tout particulièrement à Washington, car il savait parfaitement que c’était lui qui avait la manie d’enlever systématiquement la célèbre tache de sang de Canterville, en utilisant son Détacheur Pinkerton.

Après avoir réduit l’insouciant jeune homme à l’état d’une épave humaine terrifiée, il avait ensuite prévu de pénétrer dans la chambre, occupée par le ministre et sa femme. Il poserait alors une main visqueuse sur le front de Mrs Otis, pendant que, d’une voix sourde, il menacerait son mari de les emporter à jamais tous deux dans les ténèbres.

En ce qui concernait la jeune Virginia, il n’était pas tout à fait fixé.

Elle ne l’avait jamais insulté en aucune façon…

Quelques grognements sourds en provenance de son armoire lui paraissaient plus que suffisants. Et si ce n’était pas assez pour la réveiller, il pourrait toujours retirer doucement sa courtepointe, en s’y agrippant avec ses doigts décharnés… Par contre, en ce qui concernait les jumeaux, il était tout à fait résolu à leur donner une leçon. La première chose à faire était évidente : il allait s’asseoir sur leurs poitrines, de façon à leur faire croire qu’ils s’étouffaient, comme dans un cauchemar. Puis, profitant de ce que leurs deux lits étaient très rapprochés, il se dresserait dans l’espace libre entre eux, sous l’aspect d’un cadavre verdâtre, froid comme la glace, jusqu’à ce qu’ils hurlent de terreur. Ensuite, rejetant brusquement son linceul, ayant l’aspect d’un squelette blanchi par le temps il ferait à quatre pattes le tour de la pièce !

À dix heures et demie, il entendit la famille monter se coucher.

Pendant quelques instants, les tumultueux éclats de rire des jumeaux qui, faisaient une batille de polochons avant de se mettre au lit, l’inquiétèrent un peu, mais à onze heures et quart, tout était redevenu silencieux. Quand minuit sonna, il se mit en route.

Une chouette se cogna contre les vitres de la fenêtre. Un corbeau croassa dans le creux d’un vieil if. Le vent gémissait, errant autour de la maison comme une âme en peine. Mais la famille Otis dormait profondément, sans se douter aucunement du sort qui l’attendait.

Le fantôme percevait distinctement les ronflements réguliers du maître de maison, qui couvraient les rugissements de la pluie et du vent. Il se glissa furtivement à travers le mur. Un mauvais sourire se dessinait sur sa bouche cruelle et plissée, et la lune se cacha derrière un nuage, lorsqu’il passa devant la grande baie en ogive, où étaient représentées en bleu et or ses propres armoiries et celles de son épouse assassinée. Il allait toujours, glissant comme une ombre funeste, qui semblait faire reculer d’horreur sur son passage les ténèbres elles-mêmes. Marmonnant d’étranges jurons du seizième siècle, il brandissait de temps à autre le poignard rouillé, dans l’air froid de la nuit. Enfin, il arriva à l’angle du couloir qui conduisait à la chambre de l’infortuné Washington.

Il y fit une courte pause.

Le vent agitait autour de sa tête ses longues mèches grises, et faisait gonfler les pans de son linceul, en boursouflures grotesques et fantastiques.

Alors la pendule sonna le quart : il comprit que le moment était venu.

En ricanant, il tourna l’angle. Mais à peine avait-il fait ce premier pas, qu’il recula en poussant un pitoyable gémissement de terreur, cachant sa face blême dans ses longues mains osseuses. Juste en face de lui, se tenait un horrible spectre, immobile comme une statue, aussi monstrueux que le cauchemar d’un dément.

La tête du spectre était chauve et luisante ; son visage blême, rond et potelé, un rire hideux semblant en avoir tordu les traits en une grimace éternelle ; par ses yeux, sortait une lumière rouge écarlate. La bouche avait l’air d’un vaste puits de feu, et une défroque hideuse, comme celle que portait le fantôme, le drapait des pieds à la tête. Sur sa poitrine, était fixée une pancarte, portant une inscription en caractères étranges. C’était peut-être un écriteau d’infamie, où était inscrite une terrible liste de crimes. Enfin, dans sa main droite, il tenait un cimeterre d’acier étincelant.

Comme il n’avait jamais vu de spectres jusqu’à ce jour, le fantôme éprouva une terrible frayeur, et regagna sa chambre à grands pas, tout en trébuchant dans le linceul dont il était enveloppé. Il parcourut le couloir au pas de course, et finit par laisser tomber le poignard rouillé dans les bottes d’équitation du ministre, où le maître d’hôtel le retrouva le lendemain.

Une fois rentré dans sa cachette, il se laissa tomber sur son petit lit de sangle, et se cacha la figure sous les draps. Mais, au bout d’un moment, le courage indomptable des Canterville se réveilla en lui : il prit la résolution d’aller parler à l’autre fantôme, dès qu’il ferait jour.

En conséquence, dès que l’aube eut argenté le sommet des collines, il retourna à l’endroit où il avait aperçu pour la première fois la hideuse apparition. Il se disait qu’après tout, deux fantômes valaient mieux qu’un seul : avec l’aide de son nouvel ami, il pourrait s’affronter victorieusement avec les jumeaux. Mais quand il fut à l’endroit, il se trouva en présence d’un désolant spectacle. Il était évidemment arrivé quelque chose au spectre, car la lumière avait complètement disparu de ses orbites. Le cimeterre étincelant était tombé de sa main, et il se tenait adossé au mur dans une attitude contrainte et incommode.

Le fantôme s’élança en avant pour le saisir dans ses bras, mais quelle ne fut pas son horreur, en voyant la tête se détacher, et rouler sur le sol, le corps s’affaisser. Il réalisa soudain qu’il étreignait un rideau de grosse toile blanche, et qu’un balai, un couteau de cuisine, et un navet évidé gisaient à ses pieds.

Ne comprenant rien à cette curieuse transformation, il saisit d’une main fiévreuse l’écriteau, et y lut, dans la lueur grise du matin, ces mots terriblement humiliants :

 

Voici notre fantôme :

Le seul véritable et authentique Esprit.

Se défier des imitations,

Tous les autres sont des contrefaçons !

 

Et toute la vérité lui apparut comme dans un éclair. Il avait été berné, mystifié, joué !

Il serra ses mâchoires édentées, et levant ses mains flétries au-dessus de sa tête, il fit le serment, selon la tradition séculaire, que, lorsque Chanteclair aurait chanté deux fois, il accomplirait des exploits sanglants.  À peine avait-il prononcé ces mots, que, d’une ferme lointaine, partit le chant d’un coq.

Le fantôme poussa un rire prolongé, lent, amer, et attendit. Il attendit une heure entière, puis une deuxième, mais pour quelque raison mystérieuse, le coq ne chanta pas à nouveau. Enfin, vers sept heures et demie, l’arrivée des domestiques le contraignit à quitter sa terrible faction : il rentra chez lui, d’un pas fier, en songeant à son vain serment, et à son projet manqué.

Là, il consulta divers ouvrages d’ancienne chevalerie, dont la lecture l’intéressait toujours extraordinairement. Il y lut que Chanteclair avait toujours chanté deux fois, dans les occasions où l’on avait eu recours à ce serment.

« Que le diable emporte ce satané volatile ! murmura-t-il. Dans le temps jadis, avec ma bonne lance, j’aurais fondu sur lui, et je l’aurais forcé à chanter une autre fois, aurait-il dû en crever ! »

S’étant soulagé par cette diatribe, il se retira dans un confortable cercueil de plomb, et y resta jusqu’au soir.

 

- IV -


Le lendemain, le fantôme se sentit très faible, très las. Les terribles agitations des quatre dernières semaines commençaient à produire leur effet. Son système nerveux était complètement bouleversé, et il sursautait au plus léger bruit.

Il garda la chambre pendant cinq jours, et finit par se décider à relâcher l’entretien de la tache de sang du parquet de la bibliothèque. Puisque la famille Otis n’en voulait pas, c’est qu’elle ne la méritait pas, c’était clair. Ces gens-là étaient évidemment situés sur un plan psychique inférieur, abominablement matérialistes, et parfaitement incapables d’apprécier à leur juste valeur les phénomènes surnaturels.

Par contre, il se faisait un rigoureux devoir de se montrer dans le couloir une fois par semaine, et de marmonner tout bas par la grande fenêtre en ogive, le premier et le troisième mercredi de chaque mois. Il ne voyait aucun moyen honorable de se soustraire, sur ces points, à ses obligations. Il était vrai que son existence terrestre avait été criminelle ; mais en tant que fantôme, il se montrait particulièrement respectueux des règles… C’est ainsi que les trois samedis qui suivirent, il traversa comme de coutume le couloir entre minuit et trois heures du matin, en prenant toutes les précautions possibles pour n’être ni entendu ni vu. Il ôtait ses bottes, marchait le plus légèrement qu’il pouvait sur les vieilles planches vermoulues, s’enveloppait d’un grand manteau de velours noir, et n’oubliait pas de se servir de graisse Purfina pour huiler ses chaînes. - Il avait dérobé la fiole dans la chambre à coucher de Mr Otis -.

Néanmoins, il ne fut pas à l’abri des taquineries…

Les jumeaux ne manquaient jamais de tendre en travers du couloir des cordes, qui le faisaient trébucher dans l’obscurité. Et un même soir, il fit une lourde chute après avoir mis le pied sur un toboggan de planches savonnées, que les deux gamins avaient bâti depuis le seuil de la chambre aux tapisseries, jusqu’en haut de l’escalier de chêne.

Ce dernier affront le mit dans une telle rage, qu’il résolut de faire un suprême effort pour imposer sa dignité et raffermir sa position sociale. Il forma le projet de rendre visite, dès la nuit suivante, à ces jeunes insolents, grimé en cavalier sans tête.



Il ne s’était jamais montré sous ce déguisement depuis soixante-dix ans, c’est-à-dire depuis qu’il avait, par ce moyen, fait à la belle Lady Barbara Modish une telle frayeur qu’elle avait repris sa promesse de mariage au grand-père du Lord Canterville actuel, et s’était ensuite enfuie à Gretna Green, avec le beau Jack Castletown, en jurant que pour rien au monde elle ne consentirait à s’allier à une famille qui tolérait les promenades d’un fantôme dans sa propre maison ! Le pauvre Jack fut par la suite tué en duel par Lord Canterville, et Lady Barbara mourut de chagrin  avant la fin de l’année. - De sorte qu’à tous les points de vue, cela avait été un grand succès… -

Néanmoins, ce déguisement était une réalisation des plus difficiles, et il lui fallut trois bonnes heures pour terminer ses préparatifs. À la fin, tout fut prêt, et il fut très content de son travestissement. À une heure et quart du matin, il passa à travers le mur, et arpenta le couloir.

Quand il fut arrivé près de la chambre des jumeaux, il trouva la porte entrouverte. Afin de faire une entrée sensationnelle, il la poussa avec force, mais il reçut sur la tête une lourde cruche pleine d’eau, qui le mouilla jusqu’aux os, et qui ne manqua son épaule que d’un ou deux centimètres. Au même moment, il perçut des éclats de rire étouffés qui venaient des lits. Son système nerveux fut si violemment secoué, qu’il rentra chez lui à toutes jambes, et que le lendemain, il resta alité avec un gros rhume.

À partir de ce jour, il renonça à tout espoir de jamais épouvanter cette famille américaine, et se borna à parcourir le couloir en chaussons, le cou enrubanné d’un épais foulard par crainte des courants d’air, et muni d’une petite arquebuse, pour le cas où il serait attaqué par les jumeaux.

Mais ce fut vers le 19 septembre qu’il reçut le coup de grâce.

Il était descendu par l’escalier, jusque dans le grand hall, certain que dans cet endroit au moins, il était à l’abri des ennuis. Il s’était simplement mais élégamment vêtu, d’un long suaire parsemé de moisissures de cimetière. Il avait entouré sa mâchoire d’une bande d’étoffe jaune, et portait à la main une bêche de fossoyeur.

C’était là une de ses tenues les plus remarquables, et celle dont les Canterville avaient le plus de sujet de garder le souvenir, car elle était la cause d’une querelle datant de plus de dix ans, avec leur voisin, Lord Rufford.

Il était environ deux heures et quart du matin, et autant qu’il pouvait en juger, personne ne bougeait dans la maison. Mais comme il se dirigeait du côté de la bibliothèque, pour voir où en était la tache de sang, il vit bondir vers lui, sortant d’un coin sombre, deux silhouettes qui lui hurlèrent : « Bhou !!! »

Pris de panique, - ce qui était bien naturel dans la circonstance -, il se précipita du côté de l’escalier ; mais il s’y trouva en face de Washington Otis, qui l’attendait armé du grand arrosoir du jardin. Si bien que cerné de tous côtés par ses ennemis, réduit aux abois, il fut contraint de disparaître par le grand poêle de fonte, qui, par bonheur pour lui, n’était point allumé. Il se fraya un passage jusque chez lui, à travers tuyaux et cheminées, et arriva à son domicile dans un état terrible de saleté et d’agitation.

Après cela, on ne le revit plus jamais en expédition nocturne.

Les jumeaux se mirent maintes fois à l’affût pour le surprendre, et semèrent dans les couloirs des coquilles de noix, au grand désagrément de leurs parents et des domestiques, mais ce fut en vain. Il était évident que son amour propre avait été si profondément blessé, qu’il ne voulait plus se montrer.

En conséquence, Mr Otis se remit à son grand ouvrage sur l’histoire des partis politiques aux États-Unis, qu’il avait commencé trois ans auparavant.

Mrs Otis organisa une extraordinaire garden-party, qui émotionna tout le pays.

Les enfants s’adonnèrent au cricket, et jouèrent aux explorateurs dans le parc du domaine.

Virginia fit des promenades à cheval dans la campagne, en compagnie du jeune duc de Cheshire, qui était venu passer à Canterville la dernière semaine de vacances.

Tous supposaient que le fantôme avait disparu ; de sorte que Mr Otis écrivit à Lord Canterville une lettre pour l’en informer, et reçut en réponse une autre lettre, où celui-ci lui témoignait le plaisir que lui avait causé cette nouvelle, lui faisait part de ses plus sincères félicitations.

Mais les Otis se trompaient…

Le fantôme était toujours dans la maison ; et bien qu’il se portât très mal, il n’était nullement disposé à en rester là, surtout après avoir appris que parmi les invités au château, se trouvait le jeune duc de Cheshire, dont le grand oncle avait autrefois parié avec le colonel Carbury, qu’il jouerait aux dés avec le fantôme de Canterville. Le lendemain, on avait trouvé le malheureux gisant sur le carreau de la salle de jeu, dans un état de paralysie si complet, qu’il ne put rien prononcer d’autre  que : « Double six ! » Cette histoire avait été célèbre en son temps, quoique, par égards pour les sentiments des deux familles, on eût fait tout ce qu’il fallait pour l’étouffer… En conséquence, le fantôme désirait vraiment prouver qu’il n’avait pas perdu la main…

Il s’apprêta pour se montrer au petit ami de Virginia dans un de ses  déguisements les plus terrifiants : celui de  moine-vampire. C’était un spectacle si épouvantable, que quand la vieille Lady Startuy l’avait entrevu, la veille du nouvel an 1764, elle avait subi une violente attaque d’apoplexie, qui avait abouti à son décès au bout de trois jours, non sans qu’elle eût déshérité les Canterville et légué toute sa fortune à un pharmacien de Londres.

Mais au dernier moment, la terreur, que lui inspiraient les jumeaux, empêcha le fantôme de quitter sa chambre, et toute la famille passa une nuit paisible.

 

- V -


Peu de temps après, lors d’une promenade à cheval dans les prairies de Brockley, Virginia déchira sa jupe d’une manière si fâcheuse, en franchissant une haie, que, quand elle revint à la maison, elle prit le parti de passer par l’escalier de derrière, afin de n’être point vue. Comme elle passait rapidement devant la chambre aux tapisseries, dont la porte était ouverte, elle crut voir quelqu’un à l’intérieur.

Elle pensa tout d’abord que c’était sa mère, qui s’isolait souvent pour lire, dans cette chambre. Mais à son immense surprise, elle vit que c’était le fantôme de Canterville en personne ! Il était assis devant la fenêtre, contemplant l’or roussi du feuillage automnal des arbres, et les feuilles mortes qui, poussées par le vent,  dansaient follement le long de la grande allée. Sa tête était appuyée sur sa main, et toute son attitude révélait un profond découragement.

Il avait l’air si triste, que la jeune Virginia, au lieu de céder à son premier mouvement, qui avait été de courir s’enfermer dans sa chambre, fut saisie de compassion, et prit le parti d’aller le consoler. Son pas était si léger, et la mélancolie du fantôme si profonde, qu’il ne s’aperçut de sa présence que quand elle lui parla.

« Je crois vous comprendre, dit-elle, et j’en suis désolée pour vous. Mais sachez que mes frères retournent au collège demain matin. Alors, si vous vous conduisez bien, personne ne vous tourmentera plus.

— C’est absurde de me demander de bien me conduire, répondit le fantôme en la regardant d’un air stupéfait. C’est tout à fait absurde. Il faut que je secoue mes chaînes, que je murmure par les trous de serrures, que je déambule la nuit. Si c’est là ce que vous entendez par se mal conduire… C’est ce que doit faire un fantôme : c’est sa seule raison d’être.

— Ce n’est en rien une ‘raison d’être’… Vous avez été bien méchant, durant votre vie, le savez-vous ? Mrs Umney nous a raconté, le jour même de notre arrivée ici, que vous avez tué votre femme.

— Oui, c’est vrai, répondit étourdiment le fantôme. Mais c’était une affaire entre elle et moi ; cela ne regardait personne.

— Pourtant, c’est bien mal de tuer quelqu’un, qui que ce soit ! rétorqua  Virginia.

— Oh, veuillez cesser votre leçon de morale ! Sachez que mon épouse était une véritable peste ! De plus, elle était incapable d’empeser convenablement mes manchettes, et ratait tous ses plats !  Bon, n’en parlons plus, c’est du passé. Mais je trouve que c’était quand même exagéré, de la part de ses frères, de me faire mourir de faim pour cela…

— Vous faire mourir de faim ?! Oh ! Monsieur le Fantôme… Sir Simon, je veux dire… J’ai un sandwich dans ma besace. Puis-je vous l’offrir ?

— Non, merci. Je n’ai plus aucun besoin de manger désormais. Mais c’est tout de même très généreux de votre part. Vous êtes bien plus gentille que le reste de votre horrible et malhonnête famille…

— Assez ! s’écria Virginia, en tapant du pied par terre. C’est vous qui êtes horrible, et vulgaire. Quant à la malhonnêteté, vous savez très bien que c’est vous qui avez volé les couleurs, dans ma boîte de peinture, pour rafraichir sans cesse cette ridicule tache de sang ! Vous avez commencé par me prendre tous mes rouges, y compris le vermillon, de sorte qu’il m’est impossible de peindre aucun coucher de soleil. Puis, vous avez pris le vert émeraude, et le jaune beurre frais. Finalement il ne me reste plus que du bleu ardoise et du blanc crème : je ne peux plus réaliser que des clairs de lune, ce qui finit par être complètement déprimant. Je ne veux pas me montrer vexante, mais tout cela est parfaitement immature. De plus, a-t-on jamais vu du sang vert émeraude, franchement ?

— Vous avez raison…, répondit le fantôme, non sans douceur. Mais qu’est-ce que je pouvais faire ? C’est chose très difficile par le temps qui court, de se procurer du véritable sang. Et puis votre frère m’a provoqué, en employant son détacheur universel… Quant à la nuance, c’est une affaire tout à fait subjective. Ne dit-on pas,  par exemple, que les Canterville ont le sang le plus bleu d’Angleterre ? Mais je sais que vous, les Américains, faites peu de cas de ces choses-là.

— Vous ne savez rien du tout ! Ce que vous pourriez faire de mieux, c’est d’émigrer, pour voir du pays. Une fois à New-York, vous pourriez compter sur un grand succès : je connais des quantités de gens qui donneraient cent mille dollars, voire beaucoup plus, pour posséder un fantôme de famille.

— Je crois que je ne me plairais pas beaucoup en Amérique.

— C’est sans doute parce que nous manquons de vieilles propriétés en ruines… répondit narquoisement Virginia. Bon, je vois que nous ne nous accordons pas. Je vais donc vous dire bonsoir !

— Oh non, je vous en prie, Miss Virginia, ne vous en allez pas ! s’écria le fantôme. Je me sens si seul, si malheureux, et je ne sais vraiment plus que faire. Je voudrais aller dormir, mais je ne le puis pas.

— C’est absurde ! Vous n’avez qu’à vous mettre au lit et éteindre la bougie. C’est parfois très difficile de rester éveillé, surtout durant les cours, au lycée, par exemple. Mais ce n’est pas difficile du tout de dormir. Tenez, les bébés savent très bien dormir ; cependant, ils ne sont pas plus malins que nous.

— Ah… soupira le fantôme. Voilà trois cents ans que je n’ai pas dormi…

En entendant cela, Virginia ouvrit tout grands ses beaux yeux bleus. Le fantôme répéta :

— Voilà trois cents ans que je n’ai pas dormi, aussi, croyez-moi, suis-je bien fatigué…

La jeune fille prit un air grave, et ses fines lèvres s’agitèrent comme des pétales de rose. Elle s’agenouilla à côté du fantôme, et contempla son vieux visage flétri.

— Mon pauvre, mon pauvre, comme je vous plains, dit-elle à demi-voix. N’y a-t-il pas un endroit où vous pourriez dormir ?

— Bien loin d’ici, au delà des bois de pins, répondit-il d’une voix basse et rêveuse, existe un petit jardin. Là-bas, l’herbe pousse haute et drue ; là-bas, se dressent les grandes étoiles blanches de la ciguë ; là-bas, le rossignol chante toute la nuit… Toute la nuit, cet oiseau chante, sous le regard glacé de la lune argentée, et le chêne vert étend ses branches bienveillantes au-dessus des dormeurs.

Les yeux de Virginia furent troublés par les larmes, et elle se cacha le visage dans les mains.

— Vous voulez parler du Jardin de la Mort, n’est-ce-pas ? murmura-t-elle.

— Oui… Comme cela doit être beau ! Reposer dans la molle terre brune, pendant que les hautes herbes se balancent doucement au-dessus de votre tête, et écouter le silence ! Ne plus avoir d’hier, ni de lendemain… Oublier le temps, oublier la vie, être dans la paix éternelle. Vous pouvez m’y aider ! Vous pouvez m’en ouvrir les portes, car l’Amour vous accompagne, et l’Amour est plus fort que la Mort.

Virginia trembla. Un frisson glacé la parcourut, et pendant quelques instants régna le silence. Il lui semblait qu’elle était en train de cauchemarder. Alors le fantôme reprit la parole, d’une voix qui résonnait comme les soupirs du vent :

— Avez-vous jamais lu la vieille prophétie, sur les vitraux de la bibliothèque ?

— Oh, souvent ! s’écria la jeune fille, en levant les yeux. Je la connais très bien. Elle est peinte en curieuses lettres dorées, et elle est difficile à lire. Il n’y a que six vers :


Lorsqu’une jeune fille blonde saura amener

Sur les lèvres du pécheur une prière,

Quand l’amandier stérile portera des fruits

Et qu’une enfant laissera couler ses pleurs,

Alors toute la maison retrouvera le calme,

Et la paix rentrera dans Canterville.

 

Mais je ne sais pas ce qu’elle signifie.

— Elle signifie que vous devez pleurer avec moi sur mes pêchés, parce que je n’ai point de larmes ; que vous devez prier avec moi pour le salut de mon âme, parce que je n’ai point de foi ; et alors, l’Ange de la Mort aura pitié de moi. Vous verrez des êtres terribles dans les ténèbres, et des voix funestes murmureront à vos oreilles ; mais ni ces êtres ni ces voix ne pourront vous faire aucun mal, car contre la pureté d’une enfant, les puissances de l’Enfer ne peuvent rien.

Virginia ne répondit pas, et le fantôme se tordit les mains dans la violence de son désespoir Soudain, la jeune fille se redressa, très pâle, une lueur étrange dans les yeux.

— Je n’ai pas peur, dit-elle d’une voix ferme. Je demanderai à l’Ange d’avoir pitié de vous. »

Le fantôme se leva de son siège en poussant un faible cri de joie, prit la tête blonde entre ses mains, et avec une grâce qui rappelait le temps jadis, l’embrassa. Ses doigts étaient froids comme la glace, et ses lèvres brûlantes comme le feu, mais Virginia ne faiblit pas. Ils traversèrent ensemble la chambre sombre.

Sur la tapisserie d’un vert fané, étaient brodés de petits chasseurs. Ils soufflaient dans leurs cors ornés de franges, et de leurs mains mignonnes, lui faisaient signe de reculer.

« Reviens sur tes pas, Virginia ! Va-t’en ! Va-t’en ! » criaient-ils.

Mais le fantôme lui serrait plus fort la main, et elle fermait les yeux pour ne plus les voir.

D’horribles animaux aux queues de lézards et aux gros yeux saillants lui firent un clin d’œil, aux angles de la cheminée sculptée, en lui murmurant :

« Prends garde, Virginia, prends garde ! Nous pourrions bien ne plus te revoir… »

Mais le fantôme lui faisait hâter le pas, et Virginia n’étendait rien.

Quand ils furent au bout de la pièce, il s’arrêta et chuchota quelques mots qu’elle ne comprit pas.

Elle vit le mur se dissiper lentement, comme un brouillard, et devant elle, s’ouvrit une caverne toute noire. Un vent âpre et glacé les enveloppa, et elle sentit qu’on tirait sur ses vêtements.

« Vite, vite ! cria le fantôme, ou il sera trop tard ! »

Et au même instant, le mur se referma derrière eux, et la chambre aux tapisseries resta vide.

 

- VI -


Environ dix minutes après, la cloche sonna pour le thé, et Virginia ne descendit pas. Mrs Otis envoya un des domestiques la chercher. Celui-ci ne tarda pas à revenir, en disant qu’il n’avait pu trouver Miss Virginia nulle part.

Comme elle avait l’habitude d’aller tous les soirs dans le jardin cueillir des fleurs pour le dîner, Mrs Otis n’en fut pas troublée. Mais quand six heures sonnèrent, Virginia n’avait toujours pas réapparu.

Alors sa mère commença sérieusement à s’inquiéter. Elle envoya les garçons à sa recherche, pendant qu’elle et Mr Otis visitaient toutes les chambres de la maison. À six heures et demie, les jumeaux dirent en revenant, qu’ils n’avaient trouvé nulle part trace de leur sœur. Alors tous furent extrêmement émus. Personne ne savait plus que faire, quand Mr Otis se rappela soudain que peu de jours auparavant, il avait permis à une bande de bohémiens de camper dans le parc.

En conséquence, il partit sur-le-champ pour la campagne, accompagné de son fils aîné et de deux domestiques de ferme. Quand il arriva à l’endroit en question, il vit que les bohémiens étaient partis. Il était évident qu’ils s’étaient hâtés de décamper, car leur feu brûlait encore. Après avoir envoyé Washington et les deux hommes battre les environs, il se dépêcha de rentrer, et expédia des télégrammes à tous les inspecteurs de police du comté, en les priant de rechercher une jeune fille qui avait été enlevée par des bohémiens.

Puis il se fit amener son cheval, et partit pour la gare. Là, Mr Otis s’informa auprès du responsable, demandant si l’on n’avait pas vu sur le quai de départ une personne répondant au signalement de Virginia, mais personne ne put le renseigner. Néanmoins le chef de gare lança des dépêches le long de la ligne, en amont et en aval, et lui promit qu’une surveillance minutieuse serait exercée.

Ensuite, Mr Otis chevaucha jusqu’à Bexley, village situé à quelques kilomètres, et qui, lui avait-on dit, était très fréquenté des bohémiens. Mais quand il eut sorti de son lit le garde champêtre, il ne put en tirer aucun renseignement. Aussi reprit-il le chemin de la maison, et rentra à Canterville vers onze heures du soir, le corps brisé de fatigue, et le cœur fou d’inquiétude.

Il retrouva Washington et les jumeaux, qui l’attendaient au portail, avec des lanternes, car l’allée était très sombre. On n’avait pas découvert la moindre trace de Virginia. Par contre, on avait retrouvé les bohémiens, sur la prairie de Brockley, mais elle ne se trouvait point avec eux. Ils avaient expliqué la hâte de leur départ en disant qu’ils s’étaient trompés sur le jour où devait se tenir la foire de Chorton, et que la crainte d’arriver trop tard les avait obligés à se dépêcher. En outre, ils avaient semblé désolés de la disparition de Virginia, car ils étaient très reconnaissants à Mr Otis de leur avoir permis de camper dans son parc. Quatre d’entre eux étaient même restés en arrière, pour participer aux recherches. On avait vidé l’étang aux carpes. On avait fouillé le domaine dans tous les sens, mais on n’était arrivé à aucun résultat.

Il était évident que Virginia avait disparu, au moins pour cette nuit, et ce fut avec un air de profond accablement que Mr Otis, et les jeunes gens rentrèrent à la maison. Dans le hall, ils trouvèrent les domestiques de la maison qui s’étaient réunis, épouvantés par ce qui se passait. La pauvre Mrs Otis s’était étendue sur un sofa dans la bibliothèque, presque malade d’anxiété, et la vieille gouvernante lui baignait le front avec de l’eau de Cologne. Mr Otis insista aussitôt pour qu’elle mangeât un peu, et fit servir le souper pour tout le monde.

Ce fut un bien triste repas.

On y parlait à peine, et les jumeaux eux-mêmes avaient l’air effarés, abasourdis, car ils aimaient beaucoup leur sœur.

Lorsqu’on eut fini, Mr Otis, malgré les supplications de son épouse, ordonna que tout le monde se couchât, en disant qu’on ne pourrait rien faire de plus cette nuit, que le lendemain matin il télégraphierait à Scotland-Yard, pour qu’on mît immédiatement à sa disposition quelques détectives.

À peine avait-il parlé que minuit sonna à l’horloge de la tour. Dès que les vibrations du dernier coup se furent éteintes, on entendit un craquement suivi d’un cri perçant. Un formidable roulement de tonnerre ébranla la maison. Une mélodie, qui ne ressemblait à rien qu’on puisse entendre sur  la terre, flotta dans l’air. Un panneau se détacha bruyamment du haut de l’escalier, et sur le palier, très pâle, presque blanche, parut Virginia, tenant une petite boîte à la main.



Tous se précipitèrent vers elle. Mrs Otis la serra passionnément sur son cœur, et les jumeaux exécutèrent une sauvage danse de guerre autour des deux femmes enlacées.

« Où étais-tu, ma fille ?! dit Mr Otis, assez en colère, parce qu’il se figurait qu’elle venait de leur faire une mauvaise farce. Je viens de battre tout le pays à cheval, et ta mère a failli mourir de frayeur ! Il ne faudrait pas t’aviser de recommencer ce genre de plaisanterie !

— Ma chérie, grâce à Dieu, vous voilà retrouvée ! Il ne faudra plus nous quitter, murmura Mrs Otis, en embrassant la jeune fille qui tremblait, et en lissant ses cheveux d’or épars sur ses épaules.

— Papa, dit doucement Virginia, j’étais avec le fantôme. Il est mort, à présent. Il faudra que vous alliez le voir. Toute son existence, il s’est montré très méchant, mais il s’est repenti sincèrement de tout ce qu’il avait fait, et avant de mourir il m’a donné cette boîte de beaux bijoux. »

Toute la famille jeta sur elle un regard effaré. Mais elle avait l’air très grave, très sérieuse. Se retournant, elle leur désigna une ouverture, dans la muraille, et elle les précéda dans un corridor secret.

Washington s’était muni d’une bougie allumée, qu’il avait prise sur la table. Enfin, ils atteignirent une grande porte de chêne, hérissée de gros clous.

Virginia la toucha. Elle tourna sur ses gonds énormes, et ils entrèrent dans une chambre étroite et basse, au plafond en forme de voûte, et pourvue d’une toute petite fenêtre.

Un grand anneau de fer était scellé dans le mur, et à cet anneau était enchaîné un grand squelette, étendu de tout son long sur le sol dallé. Il avait l’air d’allonger ses doigts décharnés vers une cruche et une assiette de forme antique, placées de telle sorte qu’il ne pouvait les atteindre.

Évidemment, la cruche avait été autrefois remplie d’eau, car l’intérieur était tapissé de moisissure verte. Il ne restait plus sur le plat qu’un tas de poussière.

Virginia s’agenouilla auprès du squelette, et joignant ses mains, se mit à prier en silence, pendant que la famille contemplait avec étonnement la tragédie terrible, dont le secret venait de lui être révélé.

« Oh ! s’écria soudain l’un des jumeaux, qui était allé regarder par la fenêtre, pour tâcher de deviner dans quelle aile de la maison la chambre était située. Le vieil amandier tout desséché a fleuri. Je vois très bien les fleurs, au clair de lune.

— Cela signifie qu’il a été pardonné » dit gravement Virginia en se levant.

Et une lumière céleste sembla soudain éclairer son visage.

 

- VII -

 

Quatre jours après ces curieux événements, vers onze heures du soir, un cortège funéraire sortit de Canterville. Le corbillard était traîné par huit chevaux noirs, dont chacun avait la tête ornée d’un gros panache de plumes d’autruche. Le cercueil de plomb était recouvert d’un riche linceul de pourpre, sur lequel étaient brodées en fil d’or les armoiries des Canterville. De chaque côté du corbillard,  marchaient les domestiques, portant des torches allumées.

C’était un spectacle grandiose.

Le vieux Lord Canterville menait le deuil : il était venu du pays de Galles tout exprès pour assister à l’enterrement, et il occupait la première voiture, avec la jeune Virginia. Puis, venaient le ministre accompagné de son épouse, Washington et les jumeaux.

Dans la dernière voiture, il y avait Mrs Umney. Il avait paru évident à tout le monde qu’après avoir été apeurée par le fantôme pendant plus de cinquante ans, elle avait bien le droit de le voir disparaître pour de bon.

Une fosse profonde avait été creusée dans un angle du cimetière, juste sous le vieil if ; et les dernières prières furent dites de façon très émouvante par le Révérend Augustus Dampier.

La cérémonie terminée, les domestiques, se conformant à une vieille coutume établie dans la famille Canterville, éteignirent leurs torches. Puis, quand le cercueil eut été descendu dans la fosse, Virginia s’avança et posa dessus une grande croix faite de fleurs d’amandier blanches et rouges. Au même instant, la lune sortit de derrière un nuage et inonda le cimetière de ses silencieux rayons d’argent. D’un bosquet voisin partit le chant d’un rossignol.

Virginia se souvint alors de la description qu’avait faite le fantôme du Jardin de la Mort. Ses yeux s’emplirent de larmes, et elle prononça à peine une parole pendant le retour des voitures à la maison.

Le lendemain matin, avant que Lord Canterville ne partît pour la gare, Mr Otis s’entretint avec lui au sujet des bijoux offerts par le fantôme à Virginia. Ils étaient superbes. Surtout, un certain collier de rubis, avec une ancienne monture vénitienne, constituait un splendide spécimen du travail du XVIème siècle. Le tout avait une telle valeur que Mr Otis éprouvait des scrupules à permettre à sa fille de les conserver.

« Mylord, dit-il, il est clair pour moi que ces bijoux devraient rester entre vos mains, en tant que bien de famille. Je vous prie, en conséquence, de vouloir bien les emporter avec vous, et de les considérer simplement comme une partie de votre héritage, qui vous aurait été restituée dans des conditions peu ordinaires. Quant à ma fille, ce n’est qu’une enfant… Jusqu’à présent, et je suis heureux de le dire, elle n’a montré que peu d’intérêt pour ces hochets de luxe. Notre famille s’est appliquée à vivre, si j’ose dire, dans les principes de la simplicité républicaine. Je me hasarderais peut-être quand même à dire que Virginia serait sensible à ce que vous lui permettiez de conserver la boite elle-même, comme un souvenir des égarements et des infortunes de votre ancêtre. Cette boîte étant très ancienne, et par conséquent très délabrée, vous jugerez peut-être convenable d’agréer sa requête. »

Lord Canterville écouta patiemment le discours du ministre, en tirant de temps à autre sa moustache grise pour cacher un sourire involontaire. Quand Mr Otis eut terminé, il lui serra cordialement la main, et lui répondit :

« Mon cher monsieur, votre charmante fille a rendu à mon malheureux ancêtre un service très important. Ma famille et moi nous sommes très reconnaissants du merveilleux courage dont elle a fait preuve. Ces joyaux lui appartiennent, c’est clair, et par ma foi, je crois que si j’avais la sécheresse de cœur de les lui prendre, le vieux gredin sortirait de sa tombe pour me faire tourner en bourrique. Quant à être des bijoux de famille… Ils ne le seraient qu’à la condition d’être spécifiés comme tels dans un testament, un acte légal. Or, l’existence même de ces joyaux est restée ignorée. Je vous certifie qu’ils ne sont pas plus à moi qu’à votre maître d’hôtel. Quand Miss Virginia sera grande, je suis certain qu’elle sera enchantée d’avoir de jolies choses à porter. En outre, Mr Otis, vous oubliez que vous avez pris l’ameublement et le fantôme sur inventaire. Donc, tout ce qui appartient au fantôme, vous appartient de droit. Malgré toutes les preuves d’activité qu’a données Sir Simon, la nuit, dans le couloir du château, il n’en est pas moins mort aujourd’hui. Au plan légal, l’achat du domaine de Canterville a fait de vous son légataire. »

Mr Otis ne fut très perturbé par le refus de Lord Canterville, et le pria de revenir sur sa décision, mais l’excellent pair tint bon, et finit par décider le ministre à accepter le présent que le fantôme lui avait fait. Avant de partir, Lord Canterville invita Virginia à l’accompagner pour se recueillir une dernière fois sur la tombe de Sir Simon.

Ils se rendirent dans le cimetière solitaire, près du bois de pins. La jeune fille  avait apporté des roses magnifiques, qu’elle éparpilla sur la tombe. C’est alors que Lord Canterville osa lui demander :

« Miss Virginia, vous ne nous avez pas raconté ce qui s’était passé, pendant que vous étiez enfermée avec le fantôme.

— Je ne l’ai jamais dit à personne, répliqua-t-elle gravement.

— Je le sais… Mais vous pourriez me le dire maintenant… À moi, seulement…

— Je vous en prie, ne demandez pas cela. Je ne puis réellement vous le dire… Pauvre Sir Simon ! Je lui dois beaucoup. Il m’a fait voir ce qu’est réellement la vie, et ce que signifie la mort. Grâce à lui, j’ai compris que l’amour est plus fort que la mort.

— Finalement, il aura fait quelque chose de bien avant de nous quitter, n’est-ce pas ? C’est peut-être pour cela qu’il a été pardonné…, dit Lord Canterville.

— Peut-être… répondit Virginia. Lui seul le sait, aujourd’hui… »

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