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Le Comte de la Mi-Carême, Émile Verhaeren

La Mi-Carême se situe au vingtième des quarante jours du jeûne qui précède Pâques, dans la religion chrétienne. Dans certaines régions, il était d'usage, lors de cette fête, d'offrir des friandises et des cadeaux aux enfants.


Illustration d'Helen Allingham

Illustration par un artiste nantais contemporain, Amaury



Venant d’Espagne ou de Bohème,

Au trot de son lent cheval blanc,

Passe, dans les villes de Brabant

Le Comte de la Mi-Carême.


Il va, là-haut, de toit en toit,

L’oreille au trou des cheminées,

Surprendre, avec sa haquenée,

Ce qu’on entend et ce qu’on voit

Dans les maisons, où les mioches

Autour des foyers d’or, l’hiver,

S’instruisent en des livres clairs,

Comme des gens de la basoche.


On l’aperçoit, les soirs de vent,

Par la lucarne à tabatière,

Longer les étroites gouttières.

Il vient et va, pousse en avant,

S’arrête, et puis revient encore ;

Son cheval suit tous les chemins

Qu’il lui suggère avec la main,

Et quand parfois, au loin, s’essorent

Ses hauts galops silencieux,

La sueur blanche et son écume

S’entremêlent, comme des plumes

Aux nuages montant aux cieux.


Où ne va-t-il ? Dieu seul le guide,

Sur l’échiquier géant des tours

Et des pignons des carrefours,

Par les grand’routes translucides.

Ceux qui ne l’ont pas aperçu,

Quand vers le soir sonnent les cloches,

C’est qu’ils eurent les yeux en poche.

Mais les enfants, eux tous, l’ont vu,

- Prince de rêve et de fortune -

Traversant l’air superbement,

Avec sa bête en diamant,

Et son manteau de clair de lune.


Son chef arbore un turban bleu

Comme le front d’un vieux roi-mage ;

C’est un géant sur les images

Qu’on vend dans les quartiers pouilleux

D’Hasselt, de Mol, d’Anvers, de Lierre ;

De sa main gauche, il tient des fouets

Et de sa droite, un lot de jouets

En bois léger, en carton-pierre.

Il en a plein trente paniers

Il en a plein vingt sacs de toile,

Et l’on prétend qu’en chaque étoile,

Il en a plein trois cents greniers.



Jouets plus clairs que feux d’aurore,

Jouets naïfs, dites combien !

Ce sont les bons anges gardiens

Qui les taillent et les décorent,

Peignant avec leurs menus doigts

L’or des manteaux, l’azur des robes ;

N’employant rien que couleurs probes,

Colle tenace et raide empois,

Et ciselant chaque clochette

Pour arlequins et pour pierrots,

Et pour chevaux qui vont au trot,

Immobiles, sur des planchettes.


Ainsi lesté, ainsi chargé,

S’en va d’un pas toujours le même,

Par les chemins des soirs légers,

Le Comte de la Mi-Carême.

Il va du Weert à Saint-Amand,

De Saint-Amand vers Rupelmonde,

Passe Tamise, passe Termonde,

Pour revenir vite en Brabant.


Et les jouets tombent comme grêle

Dans les foyers ouverts. Pourtant,

Nulle oreille ne les entend

Frôler les murs de leurs bruits frêles.

Mais ils sont là, au matin dit,

Comme tous ceux de l’autre année ;

Les vieux recoins des cheminées,

Superbement en sont garnis.

Dans le matin crépusculaire,

Les yeux aigus, les doigts errants,

On les recueille en adorant

On ne sait quoi de tutélaire ;

À moins que d’un regard furtif,

Dans l’ombre d’où elles émergent,

On ne découvre un lot de verges,

Pour les enfants qui sont rétifs.


Et c’est beau temps. Le printemps pâle

Sur les maisons et les vergers

Va disperser ses ors légers,

Et ses argents et ses opales ;

Et les petits s’en vont, là-bas,

Comme en cortège et en parade,

Montrer gaiement aux camarades

Les jouets nouveaux reçus par tas,

Tandis que les malins échangent

Tel faux pierrot, tel clown suspect

Sans tenir compte et sans respect

Du partage qu’ont fait les anges.

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