... de Hans Christian Andersen
Illustration de couverture par Kamila Stanclova et Dusan Kallay
« Quel froid délicieux il fait donc aujourd’hui, dit le bonhomme de neige ; tout mon corps en craque d’aise. Et ce vent du nord ! Je m’en sens agréablement transi… Il n’y a que cette grosse boule brillante qui m’ennuie, ajouta-t-il, désignant ainsi le soleil qui se couchait. Elle est toujours à me regarder ; mais elle ne me fera pas baisser les yeux. »
Et en effet, les deux morceaux de charbon en forme de triangle qu’il avait des deux côtés du nez ne bougèrent pas. Il continua à montrer les dents. Comme bouche, il avait les restes d’un vieux râteau. Lorsqu’il était venu au monde, il avait été salué par les cris de joie de toute une bande d’écoliers, en même temps que retentissaient les grelots des chevaux qui tiraient les traîneaux, et les coups de fouet des jeunes fous qui les faisaient galoper. Le soleil se coucha ; la pleine lune parut ; belle et claire, elle resplendissait au milieu du firmament bleu.
« Voilà de nouveau la grosse boule, dit l’homme de neige. Elle a passé par derrière. Je lui ai appris à ne plus me regarder si obstinément. Maintenant elle ne me gêne plus, au contraire. Sa lueur fait valoir tous mes avantages ; une chose cependant me chiffonne. Cette boule stupide sait se mouvoir dans l’espace, et moi je ne puis changer de place. Et cependant que j’irais volontiers m’ébattre sur la glace et m’amuser à des glissades, comme les gamins faisaient tantôt !
Illustration d'Arthur Rackham
— Ouais, ouais ! aboya le vieux chien qui était à l’attache. - Il était enroué, depuis qu’il était relégué dans la cour, et il ne pouvait plus dire : Ouah, ouah ! - Ouais ! Le soleil t’apprendra bien assez tôt à marcher et même à courir. Tous les ans, jusqu’ici, j’ai vu filer tes prédécesseurs : Ouais, ouais ! Ils sont tous partis.
— Je ne te comprends pas, camarade, dit le bonhomme de neige. Ce serait cette boule, là-haut, qui m’enseignerait à me mouvoir, tandis que c’est moi au contraire qui l’ai fait filer doux tantôt, lorsqu’elle me fixait avec impudence. Elle a roulé un peu vite, et c’est en tapinois qu’elle est revenue par derrière.
— Comme on voit bien que tu n’es né que d’hier, répondit le chien, bien que tu aies une grosse pipe dans la bouche, comme un vieux ! Sache donc que la boule qui est là suspendue au ciel, c’est la lune. Celle de tantôt, c’était le soleil. Il reviendra demain, et je t’en réponds, il finira par te faire dévaler dans le fossé. Tiens, ce sera peut-être pour bientôt. Car nous allons avoir quelque changement de temps, je le sens à ma jambe gauche de derrière. Cela me lance, cela me démange ! Ouais, ouais ! »
Et le chien se tourna trois fois dans sa paille, et se mit en rond pour dormir.
« Je ne saisis pas bien ce qu’il m’annonce, se dit le bonhomme de neige, mais c’est quelque chose de désagréable. Dans tous les cas, je vois que je ne m’étais pas trompé en traitant en ennemie la grosse boule de tantôt. »
Le temps en effet changea. Vers le matin, toute la contrée était couverte d’un épais brouillard humide. Puis survint un vent glacial. La gelée redoubla. Lorsque le soleil se leva, quelle splendeur ! Arbres et bosquets étaient recouverts de givre. D’une part, on aurait dit une immense toile d’araignée ; d’autre part on voyait comme un banc de corail, aux branches curieusement enchevêtrées. Puis venait comme un parterre de fleurs, d’une blancheur plus pure que celle du lys, aux filaments plus fins que de la dentelle. Ce qui était ravissant, c’était de voir les bouleaux aux branches tombantes, toutes enduites de givre, se balancer doucement au gré du vent. Cela produisait de jolis reflets changeants. Tout étincelait et reluisait à la lumière du soleil ; on aurait dit que la terre était recouverte de poudre de diamant. Puis on voyait comme des saphirs, des gros rubis. Plus loin, une nappe de neige qui brillait comme des millions de bougies.
Illustration de Rie Cramer
« Quel magnifique spectacle ! s’écria une jeune fille qui se promenait dans le jardin en compagnie d’un jeune homme. Vraiment, en été, on ne voit pas de pareilles merveilles.
— Et de plus, dit le jeune homme en désignant le bonhomme de neige, on ne peut pas se réjouir à la vue d’un gaillard comme celui-ci ! Il est vraiment parfait dans son genre. Il ne lui manque qu’une chose, c’est que sa pipe soit allumée. »
La jeune fille lança une fusée de rires joyeux, fit un signe de tête gracieux au bonhomme de neige, puis un salut en règle. Ensuite, elle pirouetta gentiment, et l’aimable couple continua sa promenade. La neige durcie craquait sous leurs pas comme de l’amidon qu’on écrase.
« Qui sont donc ces deux personnages ? demanda le bonhomme de neige au chien de garde. Ils n’ont pas l’air méchant, mais je ne les trouve pas trop respectueux. Les connais-tu, toi qui es ici depuis si longtemps, selon tes dires ?
— Si je les connais ! répondit le chien. Elle, me caresse souvent, et lui, il m’a plus d’une fois jeté un os succulent. Pas de danger que je les morde. C’est la demoiselle de la maison et son fiancé. On construit là-bas la hutte où ils iront demeurer ensemble.
— Là-bas, là-bas… Je ne vois rien qui ressemble à une hutte, répondit le bonhomme de neige ; c’est sans doute derrière moi, et je ne puis tourner la tête. Mais, dis-moi, est-ce-que ce sont des gens, comme toi et moi ?
— Mon bon ami, répliqua l’animal, quelles sottes questions tu poses ! Comme on s’aperçoit que tu n’es né que d’hier ! Ils sont de la famille des maîtres, te dis-je. Mais encore une fois, on ne connaît guère le monde quand on est si jeune. Moi, j’ai de l’âge et de l’expérience et je sais bien tout ce qui se passe dans la maison. Il y avait un temps où je n’étais pas dans la cour, au froid, attaché à la chaîne. Ouais, ouais !
— Quant au froid, dit le bonhomme de neige, n’en dis pas de mal ; c’est ce qu’il y a de plus délicieux au monde. La chaîne, je ne dis pas, elle ne doit pas être agréable ; rien que le bruit m’en est antipathique. Mais raconte-moi donc un peu ta vie et tes aventures.
— Ouais, ouais ! reprit le chien. Lorsque j’étais tout petit, ils me trouvaient tous gentil et mignon. Je restais là-haut avec les maîtres, dans les beaux appartements. Souvent, je me reposais sur un fauteuil doré, garni de velours. Madame et les demoiselles m’embrassaient sur mon museau rose, et elles époussetaient mes pattes avec des mouchoirs brodés, en m’appelant : ‘Ami, ami, mon doux ami, ami chéri.’ Puis voilà qu’un beau jour on déclara que je devenais trop gros, trop pataud, et on me donna en cadeau à la femme de charge. Je vins demeurer dans le sous-sol. Tiens, de là où tu es, tu peux voir à travers la fenêtre la chambre où j’ai été à mon tour le maître. Oui, la brave femme de charge m’aimait et me gâtait. Ce n’était pas aussi luxueux qu’au salon, mais je m’y trouvais bien mieux. Les enfants ne venaient pas sans cesse, comme là-haut, me tirailler, jouer avec moi, me mettre un bonnet de nuit, et faire mille farces déplacées. Mes repas aussi étaient meilleurs. J’avais mon coussin à moi, et il y avait là un poêle, sous lequel je pouvais me glisser. C’est là que j’ai passé les heures les plus douces de mon existence. Souvent encore, je rêve de ce poêle. Ouais, ouais !
— Est-ce donc quelque chose de si beau, un poêle ? interrompit le bonhomme de neige. Cela a-t-il quelque ressemblance avec moi ?
— C’est juste le contraire. Un poêle est noir comme un corbeau, et il a un long cou avec un cercle en cuivre. Et il mange du bois, il en mange tant que le feu lui en sort par la bouche. Mais du reste, tu n’as qu’à bien regarder, tu l’apercevras, ce cher poêle de mes rêves. »
Le bonhomme de neige en effet distingua dans le sous-sol un objet poli et luisant ; une vive lueur sortait de sa bouche. Le bonhomme de neige, à cette vue, ressentit une impression étrange, faite de crainte et d’attirance.
« Et pourquoi la quittas-tu ? » demanda-t-il. Il pensait qu’un être qu’on regrettait ainsi, et qui avait une apparence si propre, si apprêtée, devait être du sexe féminin.
« Il me fallut bien m’en séparer, répondit le chien. Un jour, le plus jeune fils de la maison, un mauvais polisson, voulut m’enlever un os que je venais seulement d’entamer. Ma foi, je l’ai mordu jusqu’au sang. Il beugla tant qu’on me mit en pénitence à l’attache dans la cour, et ma protectrice, la femme de charge, étant peu de jours après venue à mourir, on m’y laissa depuis. C’est ici, au milieu des intempéries, que j’ai perdu ma belle voix ; je ne peux plus aboyer que : ‘Ouais, ouais !’ Je suis vieux et enroué. Malgré tout je ne changerais pas mon sort contre le tien. »
Mais le bonhomme de neige ne l’écoutait plus depuis un bon moment ; il ne cessait de considérer le poêle qui, campé sur ses quatre pieds, était de la même hauteur que lui.
« Que je voudrais bien pénétrer dans ce sous-sol, dit-il, et faire plus intime connaissance avec ce poêle ! Tout mon corps en craque d’envie ; que je voudrais donc m’appuyer contre lui !
— Jamais tu n’entreras là, dit le chien, et c’est pour ton plus grand bien. Car si tu approchais seulement du poêle, ce serait fait de toi. Ouais, ouais ! Mais, voilà, quand on est jeune, on a toujours des désirs insensés. »
Le bonhomme de neige ne se laissa pas persuader. Toute la journée il ne fit que contempler le poêle, et lorsque vint le soir, il en trouva la lueur douce et délicieuse. Il jubilait quand la flamme sortait par la petite porte, et lorsqu’on ouvrit un instant la fenêtre et que le feu se refléta en rouge sur la blanche poitrine du bonhomme de neige, il s’écria : « Non, c’est trop de bonheur, je ne me sens plus, je vais mourir. »
La nuit fut longue. Mais elle ne parut pas telle au bonhomme de neige ; il était absorbé dans ses pensées d’avenir. Le lendemain matin, la fenêtre du sous-sol était gelée et couverte des plus jolies fleurs et arabesques. Mais le bonhomme de neige était de méchante humeur : les beaux dessins lui cachaient son cher poêle.
« C’est mauvais signe pour toi, lui dit le chien, si tu songes sans cesse à ce que tu pourrais rencontrer de pire. Ouais ! Voilà encore le temps qui change. C’est ma patte droite, maintenant, où je sens des élancements ! »
Le lendemain, en effet, le dégel arriva. Le froid diminua, et le bonhomme de neige aussi. Il déclinait ; sa belle prestance se changea en maigreur. Il ne se plaignait pas cependant, et c’était là un fâcheux symptôme. Un matin, il s’affaissa sur lui-même. Que vit-on apparaître ? Un manche à balai, surmonté d’un vieux tisonnier, autour duquel des gamins avaient amoncelé la neige.
« Je comprends maintenant, dit le chien, pourquoi il avait tant de tendresse pour le poêle ; c’est à cause de ce tisonnier. Enfin sa destinée s’est accomplie ! Ouais, ouais ! »
Et l’on vit les mêmes enfants qui, en folâtrant, avaient fabriqué le bonhomme de neige, sauter et danser en chantant :
« Ohé, ohé, l’hiver a fui, vive le printemps !
— Oui, vite ! Oui, vite ! dit l’alouette.
Le coucou chantait dans les bois :
— Vive le printemps, vive le soleil !
— Oui, vite ! Oui, vite ! »
Aucun d’eux ne pensait plus au bonhomme de neige.
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