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La Mort-Marraine

… un conte des frères Grimm


La Mort-Marraine, dessinée par Desislava Georgieva



Il était une fois un homme pauvre qui avait douze enfants. Pour les nourrir, il lui fallait travailler jour et nuit. Quand le treizième vint au monde, ne sachant plus comment faire, il partit sur la grand-route, dans l’intention de demander au premier venu d’en être le parrain. Le premier qu’il rencontra fut Dieu lui-même. Celui-ci savait déjà ce que l’homme avait sur le cœur, et il lui dit :

« Brave homme, j’ai pitié de toi ; je tiendrai ton fils sur les fonts baptismaux, m’occuperai de lui et le rendrai heureux durant sa vie terrestre.

L’homme demanda :

— Qui es-tu ?

— Je suis le Bon Dieu.

— Dans ce cas, je refuse que tu sois le parrain de mon enfant, dit l’homme. Car tu donnes aux riches, et tu laisses les pauvres mourir de faim. »

En disant cela, le pauvre homme ne savait pas comment Dieu répartit sagement richesse et pauvreté. Il prit donc congé du Seigneur et poursuivit sa route. Le Diable vint à sa rencontre, et dit :

« Que cherches-tu ? Si tu me prends pour parrain de ton fils, je lui donnerai de l’or en abondance, et tous les plaisirs de la terre par-dessus le marché.

L’homme demanda :

— Qui es-tu ?

— Je suis le Diable.

— Alors, je ne te veux pas pour parrain. Tu trompes les hommes, et tu les conduis à la damnation. »

Il continua son chemin. La Grande Faucheuse, aux ossements desséchés, vint alors vers lui, et l’apostropha en ces termes :

« Prends-moi pour marraine.

L’homme demanda :

— Qui es-tu ?

— Je suis la Mort, qui rend les uns égaux aux autres.

Alors l’homme dit :

— Tu es ce qu’il me faut. Sans faire de différence, tu prends le riche comme le pauvre. Tu seras la marraine de mon fils.

La Grande Faucheuse répondit :

— Je ferai de ton fils un homme riche et illustre, car qui m’a pour ami ne peut manquer de rien.

L’homme ajouta :

— Le baptême aura lieu dimanche prochain ; sois à l’heure. »

La Mort vint comme il avait promis, et fut marraine.

Un jour, quand son filleul eut grandi, elle lui demanda de le suivre. Elle le conduisit dans la forêt, et lui montra une plante qui y poussait, en lui disant :

« Je vais à présent t’offrir ton cadeau de baptême. Je vais faire de toi un médecin célèbre. Quand tu te rendras auprès d’un malade, je t’apparaîtrai. Si tu me vois du côté de sa tête, tu pourras dire sans hésiter qu’il guérira. Tu le feras manger de cette plante, et il retrouvera la santé. Mais si je suis du côté de ses pieds, c’est qu’il m’appartient ; tu diras alors qu’il n’y a plus rien à faire, qu’aucun médecin au monde ne pourra le sauver. Et garde-toi de donner ce médicament contre ma volonté, il t’en cuirait !

Il ne fallut pas longtemps pour que le jeune homme devînt le médecin le plus illustre de la Terre. « Il lui suffit de poser ses yeux sur un malade, pour savoir ce qu’il en est, s’il guérira ou s’il mourra » disait-on de lui. On venait le chercher de très loin pour le conduire auprès de malades, et on lui donnait tant d’or qu’il devint bientôt très riche.

Il arriva un jour que le roi tomba malade. On appela le médecin, et on lui demanda si la guérison était possible. Quand il fut auprès du lit, la Mort se tenait aux pieds du malade, si bien que la plante ne pouvait plus rien pour lui.

« Et quand même, ne pourrais-je pas un jour gruger la Mort ? Elle le prendra certainement mal, mais comme je suis son filleul, elle ne manquera pas de fermer les yeux. Je vais essayer », se dit-il.

Il saisit le malade à bras le corps, et le retourna, de façon à ce que maintenant, la Mort se trouvât à sa tête. Il lui donna à manger de sa plante ; le roi guérit et retrouva toute sa santé. La Mort vint trouver le médecin et lui fit sombre figure ; elle le menaça du doigt et dit :

« Tu m’as trompée ! Pour cette fois, je ne t’en tiendrai pas rigueur parce que tu es mon filleul, mais si tu recommences, il t’en cuira et c’est toi que j’emporterai ! »

Peu de temps après, la fille du roi tomba gravement malade. Elle était le seul enfant du souverain et celui-ci pleurait jour et nuit, à en devenir aveugle. Il fit savoir que celui qui la sauverait deviendrait son époux, et hériterait de la couronne.

Quand le médecin arriva auprès de la patiente, il vit que la Mort était à ses pieds. Il aurait dû se souvenir de l’avertissement de son parrain, mais la grande beauté de la princesse, et l’espoir de devenir son époux l’égarèrent tellement qu’il perdit toute raison. Il ne vit pas que la Mort le regardait avec des yeux pleins de colère et le menaçait de son poing squelettique. Il souleva la malade et lui mit la tête, où elle avait les pieds. Puis il lui fit avaler un peu de la plante et, aussitôt, elle retrouva ses couleurs et en même temps la vie.

Quand la Mort vit que, pour la seconde fois, on l’avait privée de son bien, elle marcha à grandes enjambées vers le médecin et lui dit :

« C’en est fini de toi ! Ton tour est venu ! »

Elle le saisit de sa main, froide comme de la glace, si fort qu’il ne put lui résister, et le conduisit dans une grotte souterraine. Il y vit, à l’infini, des milliers et des milliers de cierges qui brûlaient, les uns longs, les autres consumés à demi, les derniers tout petits. À chaque instant, il s’en éteignait et s’en rallumait, si bien que les petites flammes semblaient bondir de-ci de- là, en un perpétuel mouvement.

« Tu vois, dit la Mort, ce sont les cierges de la vie humaine. Les grands appartiennent aux enfants ; les moyens aux adultes dans leurs meilleures années, les troisièmes aux vieillards. Mais, souvent, des enfants et des jeunes gens n’ont également que de petits cierges.

— Montre-moi mon cierge, dit le médecin, s’imaginant qu’il était encore bien long.

La Mort lui indiqua un petit bout de bougie qui menaçait de s’éteindre et dit :

— Regarde, le voici !

— Ah ! Cher parrain, dit le médecin effrayé, allume m’en un nouveau, fais-le par amour pour moi, pour que je puisse profiter de la vie, devenir roi, et épouser la jolie princesse.

— Je ne le puis, répondit la Mort. Il faut d’abord qu’il s’en éteigne un pour que je puisse en allumer un nouveau.

— Dans ce cas, place mon vieux cierge sur un nouveau, de sorte qu’il s’allume aussitôt lorsque le premier s’arrêtera de brûler » supplia le médecin.


La Faucheuse fit comme s’il voulait exaucer son vœu. Elle prit un grand cierge, se méprit volontairement en procédant à l’installation demandée, et le petit bout de bougie tomba et s’éteignit. Au même moment, le médecin s’effondra sur le sol, et la Mort l’emporta.

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