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La fée de Noël


Illustration d'Edward Robert Hughes

Illustration d'Edward Robert Hughes



Les trois pièces d’or


Dans le château de mon grand-père…

« N’allez point croire, mes jeunes amis, que mon aïeul fût un grand seigneur. C’était un pauvre soldat estimé de tous, parce qu’il était brave ; que j’aimais, moi, avec vénération et respect, parce qu’il était bon. Son château était vieux et pauvre comme lui, les dorures y étaient rares, et ses murs lézardés ressemblaient assez bien à ce manteau troué et râpé dans lequel se drapent si orgueilleusement les mendiants espagnols, les plus fiers et les plus nobles du monde.

Heureusement, Dieu, qui rétablit toujours l’équilibre, avait caché quelques-uns de ces trous sous les festons d’une vigne grimpante et d’un lierre vert ; il lui avait donné pour ceinture une prairie où courait un ruisseau causeur, pour toiture un ciel bleu, et la chaîne des Alpes pour majestueux horizon.

Dans le château de mon grand-père, il y avait une vaste salle où flambait l’hiver un large feu. Au coin de ce feu, assis dans de vieux fauteuils de cuir à clous dorés, se trouvaient, chaque soir, un vieillard et un enfant. Le vieillard avait l’esprit jeune, la mémoire excellente, la verve facile ; il racontait de belles histoires des temps passés, pleines de nobles actions, de hauts faits héroïques et d’humbles traits de vertu.

L’enfant écoutait avec un recueillement profond.

Ce vieillard était mon grand-père, cet enfant c’était moi.

La soirée se prolongeait ordinairement de sept à dix heures. À dix heures, mon grand-père demandait sa canne et son bougeoir et se retirait.

Moi, je demeurais parfois encore une grande demi-heure au coin du feu, rêvant comme on rêve à douze ans, l’œil fixé sur les bizarres peintures de la braise qui se métamorphosait sans cesse, tantôt en palais, souvent en chaumière, jetant çà et là une petite flamme bleuâtre que je me figurais être une bonne fée mutine et souriante, et dont le reflet indécis et fauve allait se jouer et jeter un éclat fantastique à la vieille tapisserie à personnages décolorés qui tendait les murs.

Un soir, mes jeunes amis, c’était la veille de Noël, il faisait bien froid, je vous jure, la neige couvrait la prairie, le vent pleurait dans les cheminées et dans les sapins frissonnants, et mon grand-père, qui avait mainte blessure et des rhumatismes, avait demandé qu’on chauffât son grand lit à rideaux de serge.

Dans la grande salle, il y avait une grande horloge. Cette horloge avait sonné onze heures, et cependant j’étais encore auprès du feu, tout seul, rêvant délicieusement et faisant maint castel en Espagne. Car j’avais dans la main trois pièces fauves, jaunes, brillantes, que je considérais à la lueur tremblotante du foyer, avec une joie indicible. C’étaient trois pièces d’or.

Mon grand-père venait de me les donner en me disant :

« L’année dernière, à pareille époque, je te donnai des jouets ; cette année je préfère te laisser choisir toi-même. Tu iras à la ville demain, avec Pierre, et achèteras ce que tu voudras ; réfléchis bien. »

Mon grand-père avait sans doute une arrière-pensée en agissant ainsi.

J’étais donc à réfléchir, et, comme la laitière du bon La Fontaine, j’hésitais entre l’achat d’une ferme et l’acquisition d’un palais… le tout pour soixante francs ! Je m’arrêtai d’abord à un fusil, un vrai fusil, avec lequel je pourrais tuer des lapins dans la garenne et des poules d’eau dans les fossés ; puis je songeai que j’en avais un déjà, et je me demandai si je ne ferais pas bien d’opter pour un équipement de pêcheur et de me fournir en hameçons, lignes et filets.

Puis encore, des filets je passai à une barque ; à une belle barque neuve, peinte en vert et en jaune, avec une voile échancrée, et qui ferait merveille à coup sûr, dans la rivière qui passait à cinq cents pas du château.

Puis enfin, et certes, j’aurais dû commencer par là, je me souvins que j’avais vu à l’étalage d’un libraire de beaux livres reliés en maroquin, dorés sur tranche et renfermant une foule de choses beaucoup plus belles que leur reliure.

Le fusil, les filets et la barque luttèrent bien une minute contre cette quatrième et plus sérieuse fantaisie, mais enfin les livres l’emportèrent, et mon choix eût été définitivement arrêté, si…

Si je n’eusse vu tout à coup un des tisons du foyer jeter une petite flamme bleue.

Cette flamme grandit, grandit peu à peu, et éclaira bientôt le foyer tout entier et la salle ensuite. Je fermai les yeux, ébloui, et quand je les rouvris, la flamme avait disparu ; mais à sa place, devant moi, je vis une belle jeune fille dont la vue m’arracha un cri d’admiration.

Si vous voulez vous la figurer bien exactement, mes jeunes amis, regardez votre sœur aînée, votre sœur de quinze à seize ans, dont l’œil est rêveur, la bouche un peu sérieuse ; ou bien envisagez le portrait de votre mère, peinte à dix-huit ans, de votre mère qui pressentait déjà, sans doute, les petits chagrins et les soucis que vous lui causeriez et dont le front commençait à se voiler d’une mélancolie pensive, quand sa lèvre avait encore le frais et bon sourire, le sourire naïf et joyeux de la jeunesse.

Elle avait des cheveux blonds, de grands yeux bleus rêveurs et bien doux, une petite main rosée, diaphane, qu’on eût volontiers baisée respectueusement un jour tout entier. Elle était vêtue de blanc comme les anges du paradis, et sa tête portait une couronne de bluets et de marguerites qui embaumaient l’air autour d’elle.

Elle vint à moi, souriante, effleurant à peine le parquet de son petit pied, et elle mit sa main blanche sur mon épaule :

« Je suis la fée de Noël, me dit-elle, et j’apporte aux enfants des jouets bien plus beaux que ceux qu’ils veulent acheter.

Je la regardai avec étonnement.

— Puisque je suis la fée, poursuit-elle, je puis tout savoir. J’ai vu ton hésitation, et je suis venue pour te conseiller. Veux-tu venir avec moi ?...

— Oh, oui ! lui dis-je enthousiasmé.

— Nous allons à la messe de minuit. Viens. »

Je pris mon manteau et ma casquette, et je la suivis. Nous traversâmes, sans bruit, les corridors ; nous arrivâmes à la porte d’entrée, qui s’ouvrit sans grincer, et lord Ebène, le grand chien noir qui veillait la nuit, nous laissa passer sans murmurer.

Il y avait sur la terre, ainsi que je vous l’ai dit déjà, un épais manteau de neige ; les arbres ressemblaient, tant ils en étaient chargés, à ces forêts de sucre cristallisé que les confiseurs étalent au jour de l’an…

Mais il ne faisait plus froid, car la fée semblait jeter autour d’elle une douce chaleur, et le vent, à sa vue sans doute, s’était apaisé et réfugié dans les noires forêts qui lui servent d’asile pendant les beaux jours.

La neige se durcissait sous nos pas, et la lune éclairait notre route.

Le village était éloigné d’une demi-lieue, mais nous allions d’un pas rapide, et nous eûmes bientôt atteint ses premières maisons, d’humbles chaumières, couvertes de paille, bâties à pierres sèches, cimentées d’argile et abritant de pauvres laboureurs qui avaient bien de la peine à gagner pendant l’été du pain pour manger tout l’hiver.

« La messe n’est point sonnée, me dit la petite fée de Noël, qui me tenait toujours par la main. Entrons un peu chez le père Jean ; je vois de la lumière à travers les ais vermoulus de sa porte. »

Le père Jean était un vieux soldat qui avait servi sous les ordres de mon grand-père, et qui n’avait plus qu’une jambe.

Il était pauvre et n’avait pour vivre que son métier et le travail de sa fille, une belle jeune fille vertueuse et pleine de courage, que Dieu lui avait envoyée, comme l’Antigone d’Œdipe, ou la Malvina de Fingal, pour étayer ses vieux ans de sa verte jeunesse. Le père Jean tressait des corbeilles avec les ajoncs de la rivière et rempaillait les chaises grossières du village. Sa fille travaillait aux champs. Nous entrâmes dans la cabane, la fée invisible pour ses hôtes, bien entendu. La fée se manifestait à moi seul.

Le père Jean était couché et se plaignait douloureusement. L’hiver était une rude saison pour lui ; le tronçon de sa jambe le faisait horriblement souffrir ; ses blessures se rouvraient parfois, et il était souvent des mois entiers dans l’impossibilité de travailler. Ce jour-là était le vingtième que le père Jean passait dans son lit.

« Regarde et réfléchis bien » me souffla la fée à l’oreille.

Je regardai, en effet, et je vis qu’il n’y avait sur la table qu’un pot d’eau glacée au lieu de vin, dans le feu que de maigres tisons, dans la huche que du pain noir, et en petite quantité. J’avais toujours dans la main mes trois pièces d’or. Je les considérai furtivement à la lueur du foyer ; je vis briller sur l’une l’effigie de Napoléon, et je la mis dans la main du vieux soldat qui pleura d’attendrissement, et m’appela son fils.

« Viens » me dit la fée de Noël en m’entraînant.

Nous sortîmes. La messe n’était point sonnée encore, et tout près de l’église il y avait une autre chaumière également éclairée.

« Frappe et entrons » me dit la fée. C’était la chaumière de Marthe, la veuve, une pauvre femme dont le mari, chasseur de chamois, s’était tué dans un ravin, l’année précédente, lui laissant cinq enfants, un champ bien petit et une maison qui lui semblait bien grande et bien vide maintenant. Les laboureurs du village, prenant en pitié la détresse de la veuve, s’étaient réunis pour cultiver son champ à tour de rôle. Mais l’année avait été rude, les pommes de terre avaient manqué, et le chanvre était de mauvaise venue.

Marthe était au coin de son maigre feu, entourée de ses jeunes enfants, qui avaient revêtu leurs pauvres habits du dimanche pour aller assister à la naissance de l’Enfant-Dieu. Ils dévoraient, en attendant, une galette de blé noir, et ils m’en offrirent, les chers enfants du bon Dieu ; et, comme lorsqu’ils venaient au château, ils partageaient mes jeux et mes tartines beurrées, j’acceptai ma part de leur grossier gâteau.

« Ils n’auront pas de jouets de Noël » me dit la petite fée tout bas.

J’ouvris ma main et je considérai ma seconde pièce d’or. Elle portait l’empreinte du roi Louis XVI, Louis XVI que l’on avait appelé d’abord Louis le Désiré, avant qu’on lui donnât le nom de roi martyr. Je me souvins de mille traits de noble charité que mon grand-père, qui avait eu l’honneur d’être au nombre des officiers de sa maison, m’avait contés durant nos soirées d’hiver, et je laissai tomber mon Louis XVI dans le tablier de Rose, la plus jeune des enfants de la veuve.

« Viens à l’église, me dit la fée.

— Il me reste une pièce d’or, murmurai-je.

—Viens toujours » fit-elle avec un sourire.

Nous entrâmes dans l’église, dont tous les cierges brillaient, dont l’autel avait revêtu sa plus fine et plus blanche nappe ; et au lieu de me laisser asseoir au vieux banc seigneurial où je me plaçais d’ordinaire, la fée m’entraîna jusqu’à la sacristie, où le curé s’apprêtait à se couvrir de la chasuble dorée qui servait aux jours solennels.

C’était un bon vieux prêtre mettant en pratique l’Évangile, la providence des pauvres, le père des orphelins, le soutien des veuves, le consolateur de tous. Il m’avait baptisé, il m’avait fait apprendre les premières pages du catéchisme et enseigné la première déclinaison latine.

« Demande-lui, me dit la fée bien bas, pourquoi, la veille de Noël, il a une soutane usée.

J’allai vers lui.

— Mon bon monsieur le curé, lui dis-je, bon papa ne vous a-t-il pas donné, le mois dernier, un peu d’argent en vous disant : ‘C’est pour une soutane neuve ?’

— Oui, mon ami, me répond naïvement le pasteur ; mais le lendemain, Marguerite Dubois, tu sais, la petite Marguerite, épousait Pierre le berger. Eh bien, mon enfant, Marguerite n’avait pas de robe assez neuve pour se marier, et j’ai pensé que, toute vieille qu’elle était, ma soutane pourrait aller jusqu’à Pâques prochaines. »

Pour la troisième fois, j’ouvris ma main et j’examinai ma troisième et dernière pièce d’or. Elle était à l’effigie du roi Charles X. Quelques jours auparavant, j’avais vu grand-père pâlir en lisant un numéro de la Quotidienne, puis verser des larmes silencieuses et brûlantes en le laissant tomber à terre. Et, comme effrayé, je lui avais demandé pourquoi il pleurait, il m’avait répondu :

« Je pleure mon vieux roi qui vient de mourir dans l’exil.

Charles X était mort sur la terre étrangère.

— Monsieur le curé, dis-je alors en prenant une voix câline, vous savez que chaque année, le jour de la Saint-Charles, bon papa avait coutume de venir à la messe avec son plus bel habit. Cette année, nous aurons une messe de morts au lieu d’une messe de fête, et bon papa serait bien mécontent, si vous célébriez cette funèbre cérémonie avec une vieille soutane. Tenez, voici vingt francs que je vous prête ; si cela ne suffit pas, je demanderai de l’argent à ma mère, et vous me rendrez cela plus tard, quand vos pauvres auront ce qu’il leur faut.

Le vieux prêtre me prit dans ses bras et me dit avec émotion :

— Que Dieu te bénisse, mon enfant, comme je te bénis moi-même ! »

Je me retournai, tout fier, pour chercher du regard l’œil ami de la petite fée de Noël… La fée avait disparu !


Armand


Jour par jour, une année après, j’étais au collège.

J’avais dit adieu aux bonnes soirées du château, aux belles histoires de mon grand-père, aux leçons indulgentes du vieux curé, et je regrettais tout cela, placé que j’étais en présence de maîtres durs et indifférents, qui stimulaient ma paresse avec des pensums.

Nous revenions de la messe de Noël, célébrée dans la chapelle du collège, et nous montions tristement au dortoir, où nous attendait notre lit glacé. Sur mon lit, je trouvai une petite bourse. Dans cette bourse étaient trois pièces d’or, les trois pièces d’or annuelles de mon grand-père.

« Ah ! pensais-je en les retournant, tout soucieux, dans mes doigts, je suis si loin du village !... Et puis, le père Jean est mort, la soutane de M. le curé ne peut pas être usée encore… Et bon papa, cette année, donnera des étrennes aux enfants de Marthe, la veuve.

Que ferai-je donc de ces trois pièces d’or ? Qu’achèterai-je ? Un fusil, j’en ai un ; une barque, j’en ai une aussi ; des livres, j’en ai maintenant bien plus que je n’en veux… et de bien peu amusants, encore !

Et je retournais toujours ma bourse dans mes doigts.

— Petite fée, murmurai-je enfin, petite fée de Noël, où êtes-vous ? Et ne voulez-vous pas venir me conseiller ? »

J’avais à peine achevé, que la petite fée était devant moi.

Comme l’année précédente, elle me prit par la main, me rendant invisible pour mes camarades, elle me fit traverser le dortoir et me conduisit à la salle d’études, où j’aperçus, penché sur son pupitre et écrivant à cette heure avancée de la nuit, Armand, mon meilleur ami.

C’était un jeune homme triste et grave, plus triste que son âge, il avait quatorze ans. Il jouait rarement, il ne riait jamais ; mais il était studieux, et ses camarades, auxquels en imposait sans doute son front pâle et un peu hautain, l’aimaient avec une sorte de respect.

Armand était le fils d’un camarade de mon père. Son père avait été tué sur le rempart de Constantine, en conduisant son régiment à l’assaut. Armand était plus grand, plus fort, plus sage que moi. Il savait que nos pères étaient amis, et il avait continué cette amitié en devenant mon protecteur. Grâce à lui, j’avais évité ce qu’en termes de collège, on nomme les écoles, rudes épreuves qui attendent les élèves novices.

La petite fée de Noël mit un doigt sur sa bouche pour me recommander le silence, et elle me conduisit derrière lui. Puis, me montrant la lettre qu’Armand écrivait, elle me dit :

« Lis ! »

Je me penchai, retenant mon souffle, et voici ce que je lus :

« Ma bonne petite sœur,

J’ai le cœur bien serré aujourd’hui, car c’est Noël, et les enfants ont tous de belles étrennes ce jour-là. Hélas ! Je n’ai rien à t’envoyer, mon pauvre ange ! Tu sais que notre bonne mère a bien de la peine, depuis que papa est mort au service de la France, pour payer ma pension ; et elle n’a pas pu m’envoyer d’argent cette année… Pauvre petite sœur ! Mon cœur se brise en songeant que je ne puis pas te faire un de ces jolis cadeaux que les frères font à leur sœur. Mais, va, patience ! Je deviendrai un jour officier, comme notre père, et alors, petite sœur, j’aurai de l’argent… »

Je n’eus pas la force d’en lire davantage, et je pris dans mes bras Armand, qui se retourna stupéfait et rougit.

« Tiens, lui-dis je, un jour viendra où nous serons officiers tous deux et où nous pourrons partager encore ; prends la moitié de mes étrennes pour les envoyer à ta petite sœur… »

Et, tandis qu’Armand versait une fière larme, la petite fée prit ma main, la pressa doucement, mit un charmant baiser sur mon front et s’enfuit.



Le nom de la fée


Bien des veilles de Noël avaient passé, et je n’avais point revu la petite fée. Mais, chaque année, je m’étais souvenu de la joie que j’avais éprouvée à consoler une fière et noble infortune…

Mon pauvre grand-père dormait depuis longtemps du dernier sommeil, à l’ombre des cyprès de mon village ; j’étais devenu homme, et j’habitais cette grande ville au ciel noir, au pavé brûlant, qu’on nomme Paris. Les hommes avaient été durs pour moi, les soucis de la vie avaient creusé plus d’un sillon imperceptible sur mon front, et j’avais dépassé cette heure solennelle qui sépare à jamais de l’adolescence et qu’on nomme la vingtième année.

C’était aussi la veille de Noël. Il faisait froid, il pleuvait et le vent agitait lugubrement la flamme des réverbères. Je passais, le sourcil froncé, enveloppé dans mon manteau, sur le boulevard, une main dans ma poche, et tourmentant avec mes doigts fébriles, non plus les louis et les napoléons de mon pauvre grand-père, mais un peu de cet or, que les hommes me vendaient au prix de mes veilles laborieuses et de mon travail.

Au milieu du boulevard, il y avait une maison splendidement illuminée, d’où m’arrivèrent des rires joyeux et frénétiques.

C’était un de ces restaurants à la mode, ouverts toute la nuit, de Noël à la fin du carnaval. Parmi les voix qui retentissaient au dedans, je crus en reconnaître plusieurs, et je m’apprêtai à entrer.

Sur le seuil de la porte était une mendiante en haillons, tenant dans ses bras grelottants un enfant bleui par le froid et que la pluie inondait.

« Au nom de Dieu ! murmura la femme, pitié, monsieur : j’ai bien faim et mon enfant est glacé. »

J’hésitai une seconde, une seconde je fus tenté de changer en joie la détresse de la pauvre femme… Mais, je l’ai dit, les hommes avaient été durs pour moi, ils avaient heurté de la lèvre et du pied mon cœur, et ma jeunesse s’était repliée meurtrie, et mon cœur s’était fermé.

Je passai outre, brusquement, sans écouter la mendiante ; je montai, guidé par les rires ; j’arrivai dans un salon où était dressée une table magnifiquement servie, et je reconnus autour d’elle d’anciens amis à moi, de jeunes hommes comme moi, froissés, ayant souffert comme moi, et qui avaient besoin d’oublier.

Je pris place avec eux ; je tendis, frémissant, mon verre sous les flots du vin d’Aï qui coulaient ; je bus et je ris d’un rire fébrile toute une nuit et quand, au matin, les premières clartés de l’aube vinrent pâlir nos bougies, quand, chancelants et brisés, nous sortîmes, la mendiante n’était plus là !

Je me souvins alors de sa voix sourde et déchirante, de la main amaigrie qu’elle m’avait tendue avec un regard suppliant… Et le remords me prit à la gorge, et je m’enfuis tout seul, à travers les rues, marchant dans la boue noire, et la tête nue, pour calmer un peu, aux baisers de la pluie, le délire de mon front.

J’arrivai ainsi chez moi.

Mon feu brûlait encore, ma lampe venait de s’éteindre, mon chien dormait dans un coin du sommeil paisible de la fidélité. Sur la dalle du foyer, et à la lueur indécise du dernier tison, je vis une forme blanche courbée ou plutôt agenouillée, dans l’attitude de la douleur ; j’entendis une respiration haletante et entrecoupée de sanglots, et frissonnant, je demandai qui était là.

La forme blanche se leva lentement, et je reconnus la fée de Noël.

Non plus la fée belle et sereine qui, deux fois, m’était apparue, mais une jeune fille au regard triste et mourant, pleine de larmes, au front pâle, aux lèvres décolorées, un fantôme !

« Fée de Noël ! m’écriai-je, est-ce vous ?

— Je ne suis plus la fée de Noël, me répondit-elle en pleurant ; tu viens de me tuer, malheureux ! Et je veux te dire mon véritable nom avant de mourir. »

Alors, je la vis se fondre peu à peu en une flamme bleuâtre, pareille à celle qui, autrefois, lui avait donné naissance. Cette flamme éclaira d’abord le foyer, puis, diminuant, tremblota, crinière lumineuse, au-dessus du dernier tison, puis s’éteignit brusquement…

Et alors j’entendis une voix déchirante, brisée, empreinte du râle de l’agonie, qui perça le silence, qui m’environnait, et me cria :

« Je ne suis plus, et j’étais ta jeunesse ! »


Enfants, qui venez de lire cette histoire, ayez la main ouverte toujours, donnez sans cesse et sans vous lasser. La jeunesse ne s’en va que lorsque le cœur est fermé.



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