... un conte des Mille et une Nuits
… illustrations d’Edmond Dulac
Texte et illustrations dans le domaine public.
Dans la ville d’Harran, vivait autrefois un roi qui possédait tous les bonheurs que la vie et la fortune pouvaient lui apporter, sauf un : il n’avait pas d’héritier. Bien que, selon la coutume royale, il eût dans sa maison cinquante femmes, belles à regarder et d’un caractère affectueux, et bien qu’il invoquât continuellement sur ces unions la bénédiction du ciel, il restait néanmoins sans enfant ; pour cette raison, toute sa joie s’était transformée en affliction, et sa richesse, sa puissance et sa magnificence étaient devenue dérisoires.
Or, une nuit, alors qu’il dormait, apparut devant lui un vieillard d’apparence vénérable qui, s’adressant à lui avec un accent doux, lui dit ainsi :
«Levez-vous donc et allez dans les jardins de votre palais. Faites en sorte que le jardinier vous apporte une grenade bien mûre. Mangez-en autant de graines que vous désirez d’enfants, et votre souhait sera exaucé. »
Dès son réveil, le roi se souvint du rêve et descendit dans les jardins du palais. Il prit cinquante graines de grenade et, les comptant une à une, il les mangea toutes. Ainsi, selon la promesse de son rêve, chacune de ses femmes donna naissance à un fils à peu près au même moment. Il y avait cependant une exception à cela, car l’une des cinquante épouses, qui s’appelait Pirouzè, la plus belle et la plus honorablement née, seule, avec le temps, ne montrait aucun signe de ce qu’on attendait d’elle. Alors la colère du roi s’enflamma contre elle, parce qu’en elle seule la promesse de son rêve ne se réalisait pas ; et jugeant une telle personne odieuse aux yeux du Ciel, il songea à la mettre à mort. Son vizir l’en dissuada cependant.
« Le temps seul peut montrer, dit-il, si ses démérites sont aussi grands que vous le supposez maintenant. Qu’elle retourne auprès de son propre peuple et reste en bannissement jusqu’à ce que la volonté du Ciel se déclare, et si en temps voulu elle donne un fils, alors pourra-t-elle vous revenir avec les honneurs. »
Pirouzé retourna dans son pays, à la cour du prince de Samarie ; et là, bientôt, celle qui semblait stérile eut la joie de devenir mère et donna naissance à un fils qu’elle nomma Codadad, c’est-à-dire « le don de Dieu ». Néanmoins, parce que le roi d’Harran lui avait fait subir une honte si publique, le prince de Samarie ne lui envoya aucune nouvelle de l’événement ; ainsi le jeune prince fut élevé à la Cour de son oncle. Là, il apprit à monter à cheval, à tirer et à accomplir des exploits guerriers dignes d’un prince, et dans tout ce pays il n’avait pas d’égal en termes de force ni de courage.
Un jour, alors que Codadad avait atteint l’âge de dix-huit ans, la nouvelle lui parvint que son père, le roi d’Harran, était engagé dans la guerre et entouré d’ennemis ; alors le prince dit à sa mère :
« Il est maintenant temps que j’aille me prouver digne de ma naissance et égal à mes frères ; car ici en Samarie tout est paix et indolence, mais à Harran ce sont des difficultés et des dangers, et de grandes de bravoure attendent d’être accomplies.
Et sa mère lui dit :
— Ô mon fils, puisque cela te semble bon, va ! Mais comment vas-tu te déclarer à ton père, et le faire croire en ta parole, puisqu’il ignore ta naissance ?
Codadad répondit :
— Je me déclarerai ainsi par mes actes, aussi bien qu’avant même qu’il connaisse la vérité, mon père souhaitera qu’elle soit vraie. »
Il partit donc et vint dans des armés princières à la ville d’Harran, et là, il offrit son service au roi contre tous ses ennemis. Or, à peine le roi eut-il regardé le jeune homme que son cœur fut attiré vers lui à cause de sa beauté et des liens secrets du sang, mais lorsqu’il lui demanda de quel pays il venait, Codadad répondit :
« Je suis le fils d’un émir. du Caire, et partout où il y a la guerre, je vais pour gagner la gloire, et peu m’importe la cause pour laquelle je combats tant que j’en suis digne. »
Le prince ne tarda pas à faire connaître sa valeur. En peu de temps, il parvint au commandement de toute l’armée, surpassant non seulement ses frères, mais aussi les officiers les plus expérimentés. Et ensuite, la paix rétablie, le roi, trouvant Codadad aussi prudent que vaillant, le nomma gouverneur des jeunes princes.
Or cet acte, bien que justifié par le mérite, ne pouvait manquer d’accroître la haine et la jalousie. Les frères de Codadad avaient depuis longtemps ce type de sentiments pour lui.
« Quoi ? s’écrièrent-ils, cet étranger non seulement volera-t-il notre place en faveur du roi, mais devons-nous également obéir, suivant sa décision et son jugement ? Si nous le faisons, nous ne sommes sûrement pas les fils d’un roi. »
Alors ils conspirèrent ensemble pour trouver la meilleure façon de se débarrasser de lui. L’un d’eux dit :
« Tombons sur lui avec nos épées.
— Non, non, dit un autre, car en agissant ainsi, nous ne ferons que nous punir nous-mêmes. Mais arrangeons les choses de manière à attirer sur lui le poids de la colère du roi ; ainsi notre vengeance sera à la fois sûre et complète. »
Les autres princes y consentirent. Ainsi, formant un dessein qui semblait favorable à leur fin, ils s’approchèrent de Codadad et lui demandèrent la permission de partir ensemble à la chasse, promettant de revenir le même jour. Codadad, jugeant la demande raisonnable, acquiesça immédiatement : les frères partirent, mais ils ne revinrent pas.
Le troisième jour, le roi s’enquit de la raison de leur absence. Codadad répondit qu’ils étaient partis à la chasse et qu’ils avaient promis de revenir beaucoup plus tôt. Une autre journée passa et le roi devint inquiet ; encore un autre, et il devint furieux ; et toute sa colère était dirigée contre Codadad.
« Ô traître, s’écria-t-il, pourquoi as-tu négligé ma confiance, et permis à mes fils d’aller n’importe où sans toi ? Maintenant, va immédiatement les chercher, et si tu ne les trouves pas, sois assuré que la peine tombera sur ta tête. »
À ces mots, le prince fut saisi d’un soudain pressentiment, car il savait que les frères ne l’aimaient pas, et il voyait bien maintenant le piège dans lequel il était tombé. Mais tout ce qu’il pouvait faire, c’était obéir ; se munissant ainsi d’armes et d’un cheval bons pour voyager, il partit à la recherche de ses frères.
Après quelques jours consacrés à une recherche infructueuse, il arriva dans une région désolée au milieu de laquelle se dressait un château de marbre noir. Comme il s’approchait, il aperçut à une fenêtre supérieure une demoiselle d’une beauté merveilleuse, avec des vêtements déchirés, des cheveux ébouriffés et un visage qui exprimait la plus vive affliction, et qui, aussitôt qu’elle le regarda, se tordit les mains et le repoussa en criant
« Oh, fuyez, fuyez ce lieu de mort et le monstre qui l’habite ! Car ici vit un géant noir qui se nourrit de chair humaine et s’empare de tout ce qu’il trouve. Vous pouvez entendre, dans ses cachots, les cris de ceux qu’il dévorera pour son prochain repas.
— Madame, répondit le prince, pour ma sécurité, vous n’avez pas besoin de vous soucier. Ayez seulement la bonté de m’informer de qui vous êtes, et comment vous en êtes arrivée à votre situation actuelle.
— Je viens du Caire, répondit-elle, où ma naissance me donne un rang. Et comme je voyageais sur la route de Bagdad, un homme tomba tout à coup sur nous, et après avoir tué mon escorte, m’amena ici captif, pour endurer, si le Ciel me refusait de l’aide, des choses bien pires que la mort. Mais bien que je sois consciente du péril que je cours, je ne supporte pas l’idée que d’autres périssent dans une vaine tentative d’évasion, c’est pourquoi, une fois de plus, je vous supplie de fuir avant qu’il ne soit trop tard ! »
Mais alors même qu’elle parlait, l’homme, un monstre horrible et gigantesque d’apparence répugnante, apparut, se dirigeant rapidement vers le palais. À peine eut-il aperçu le prince qu’il se précipita sur lui avec des grognements de fureur, et tirant son cimeterre, il porta sur lui d’un coup qui, s’il avait touché son but, aurait dû sur-le-champ mettre fin au combat. Le prince, cependant, fit un écart agile sous le coup, et, l’atteignant du plus loin qu’il était possible, blessa le géant au genou ; puis, faisant tourner son destrier avant que l’homme noir ait pu se retourner, en raison de son membre blessé, il l’attaqua par derrière et, d’un coup heureux, le fit tomber à terre. Instantanément, avant que le géant ne puisse rassembler toute ses forces et se redresser, Codadad se précipita en avant, et, d’un seul coup d’épée, lui frappa la tête.
Pendant ce temps, toute haletante, là-haut, la dame s’était penchée pour regarder le combat. Maintenant, voyant que la victoire était assurée, elle laissait libre cours à sa joie et à sa gratitude.
« Ô prince des hommes ! s’écria-t-elle, maintenant m’est révélé le rang élevé auquel tu es né. Termine donc ton ouvrage ; ôte de la ceinture de ce misérable les clefs du château et viens vite me libérer, moi et mes compagnons prisonniers. »
Le prince fit selon ses instructions. Au moment où il ouvrait les portes et entrait sur le parvis, la dame s’avança à sa rencontre, prête, s’il le permettait, à se jeter à ses pieds avec gratitude. Et maintenant, comme il voyait de près la beauté qui l’avait charmé de loin, Codadad comprit combien sa fortune avait été grande et se réjouit de tout son cœur de la délivrance de celle dans la nature de laquelle tant de vertu et de grâce semblaient mêlées.
Mais, tandis qu’il était ainsi perdu dans la contemplation de sa beauté, un bruit effroyable de cris et de lamentations s’éleva du sous-sol du château.
« Qu’est-ce que c’est ? demanda le prince.
— C’est le cri des prisonniers, répondit la dame, à qui, je n’en doute pas, l’ouverture des portes a annoncé le retour du monstre. Venez donc vite et soulagez-les de leur misère. »
Et en disant cela, elle montra la porte qui menait au lieu de détention.
Codadad s’y rendit en toute hâte, accompagné de la femme. En descendant par un escalier sombre, il tomba sur une vaste caverne faiblement éclairée, autour des murs de laquelle étaient enchaînés une centaine de prisonniers. Immédiatement, il se mit au travail pour rompre leurs liens, les informant en même temps de la mort de leur ravisseur, et de leur libération de tout danger ultérieur. À cette nouvelle inattendue, les captifs poussèrent un cri de joie et de remerciement, mais aussi grande que fut leur surprise face à une délivrance aussi inattendue, plus grande encore celle du prince, quand, en les revoyant au jour, il découvrit que quarante-neuf des cent qu’il avait relâchés étaient ses propres frères.
Les princes reçurent sans embarras les accolades cordiales de leur libérateur, car le désastre dans lequel ils étaient tombés leur avait fait presque entièrement oublier leur intention première. Satisfaits d’exprimer en termes appropriés leur obligation et leur gratitude envers Codadad, ils se joignirent maintenant avec empressement à son inspection du château. Là, après examen, ils trouvèrent un butin extraordinairement varié et riche, composé pour la plupart de marchandises que le géant avait pillées dans les caravanes de passage, certaines appartenant en fait à ceux que Codadad avait si récemment secourus.
Le prince ordonna donc aux marchands de prendre chacun ce qu’il reconnaissait comme étant le sien ; et ceci étant fait, il partagea le reste également entre eux. La question se posa alors de savoir comment ils pourraient retirer leur butin d’un endroit si désolé, où il semblerait impossible de se procurer des moyens de transport ; mais en recherchant plus avant, ils trouvèrent non seulement les chameaux des marchands, mais aussi les chevaux sur lesquels les princes d’Harran ; et comme, à leur approche, les esclaves noirs qui avaient la charge des écuries prirent en fuite, Codadad et ses compagnons se retrouvèrent en possession de toutes ces montures. Les marchands chargèrent donc leurs chameaux et, avec de nouvelles expressions de gratitude, partirent sur les différentes routes par lesquelles leurs occupations les appelaient.
Lorsqu’ils furent partis, le prochain soin de Codadad fut de demander à la dame dans quelle direction elle souhaitait voyager, promettant que lui et les princes la conduiraient en toute sécurité vers n’importe quel endroit qu’elle pourrait désigner. La dame répondit en le remerciant pour son offre généreuse.
« Mais où que j’aille, dit-elle, ce ne peut être dans mon propre pays, car non seulement il est trop éloigné, mais un cruel malheur m’en a séparé pour toujours. Et puisque vous m’avez mis dans une si grande obligation, permettez-moi maintenant d’avouer la vérité que, jusque là, je croyais prudent de cacher. Ma dignité de rang est bien plus élevée que celle que j’ai récemment revendiquée ; en moi vous voyez une fille de roi, et si cela vous intéresse d’entendre l’histoire de mes malheurs, je serai heureux de la raconter. Assurée de la vive sympathie de ses auditeurs, elle commença ainsi :
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