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Les pantoufles d'Abou-Karem

… un conte « à la manière des Mille et une Nuits »

… extrait des Contes populaires de différents pays, recueillis et traduits par Xavier Marmier

... illustré par Harold Robert Millar


Texte et illustrations dans le domaine public.


Illustration Playground



À Bagdad, vivait un vieux marchand d’une avarice effroyable. On l’appelait Abou-Karem. Quoiqu’il fût fort riche, il ne portait que des haillons, un turban en toile grossière dont on ne pouvait plus distinguer la couleur primitive. Mais la chose la plus étrange, c’étaient ses pantoufles : un assemblage de pièces et de morceaux comme le manteau d’un mendiant, et des semelles criblées de gros clous.

Depuis dix ans, les plus patients savetiers de la ville avaient employé leur industrie à rejoindre les différents morceaux de cette chaussure, et elle était d’un tel poids que pour donner une idée d’un lourd fardeau on disait : « C’est lourd comme les pantoufles d’Abou-Karem. »



Un matin, le rapace marchand qui flairait toutes les bonnes occasions, s’en alla sur la place de la ville, et y acheta à très bas prix un assortiment de cristaux. Quelques jours plus tard, il apprit qu’un parfumeur embarrassé dans ses affaires avait de l’eau de rose à vendre. Il profita de la gêne de ce pauvre homme pour acheter la précieuse denrée à moitié au-dessous de sa valeur.

C’est la coutume des marchands orientaux d’inviter leurs amis à une fête quand ils ont conclu un marché avantageux. Abou-Karem était enchanté du sien, mais pas un instant l’idée ne lui vint de dépenser en un banquet une parcelle de son bénéfice. Seulement, il se décida à prendre un bain. Depuis longtemps il n’avait osé se permettre un tel luxe.

En sortant de sa demeure, il rencontra un de ses amis qui, le voyant cheminer péniblement avec ses horribles pantoufles, lui dit qu’il devrait bien en acheter d’autres.

« J’y ai déjà songé, répliqua Abou-Karem. Mais, toute réflexion faite, je vois que celles-ci ne sont pas si mauvaises et peuvent me servir encore longtemps. »

Quand il eut fini ses ablutions, repris ses loques et le lambeau de toile dont il faisait sa coiffure, il trouva à la place de ses savates tant de fois recousues, rapiécées, reclouées, une paire de belles pantoufles toutes neuves. Il pensa que c’était un présent généreux de l’ami qu’il avait rencontré le matin, les mit lestement à ses pieds et s’en retourna au logis, enchanté d’être gratuitement si bien chaussé.

Par malheur, cette brillante chaussure appartenait au cadi de Bagdad, qui, à peu près à la même heure que le marchand, était venu dans la même maison de bains. Qu’on se figure la colère de ce redoutable magistrat, lorsque ses esclaves, après avoir de tous côtés cherché ses pantoufles, ne trouvèrent que celles d’Abou-Karem. Aussitôt, l’avare marchand fut arrêté et traîné devant le cadi comme un voleur. En vain, il essaya de se défendre. Personne ne voulut l’écouter. Il fut jeté en prison, et n’en sortit qu’à la condition de payer une amende avec laquelle il aurait pu acheter une quantité de belles choses.

À son retour dans sa maison, il saisit avec rage les pantoufles, cause de son désastre, et, pour ne plus les voir, les jette dans le Tigre, qui coule sous ses fenêtres. Quelques jours après, des pêcheurs tirent du fleuve un. lourd filet ; sans doute une proie extraordinaire y est enfermée, et déjà ils se réjouissent, et voilà qu’au lieu du poisson qu’ils espéraient prendre, ils découvrent les pantoufles d’Abou-Karem, dont les clous ont rompu les mailles de leur instrument de travail. Ils les arrachent avec fureur de leur filet déchiré, et les lancent contre la fenêtre du marchand : elles tombent dans sa chambre, brisent les flacons d’eau de rose et les cristaux dont il espérait tirer un beau bénéfice.



« Ah, maudites pantoufles ! s’écria-t-il en rentrant et en voyant le dégât de ses marchandises, désormais vous ne me nuirez plus. » Il prend une bêche, descend dans son jardin, y creuse un large trou et y enterre ses abominables semelles avec leurs clous.

Mais un voisin, qui est son ennemi, l’a vu faire ce travail. Il court chez le gouverneur et lui dit que l’heureux Abou-Karem venait de trouver dans son jardin un trésor. Il n’en fallait pas plus pour exciter la convoitise du puissant fonctionnaire. En vain le marchand proteste contre l’imposture de son voisin ; en vain il jure qu’il n’a creusé la terre que pour enfouir ses pantoufles. En vain, pour prouver la vérité de son récit, il exhibe la fatale chaussure. L’âpre gouverneur ne veut pas le croire et le condamne à une amende considérable.

Abou-Karem sort de la demeure de son implacable juge, tenant à la main ses pantoufles qui n’ont pu servir à prouver son innocence.

« Non, s’écrie-t-il avec un accent de désespoir, non, je ne veux plus y toucher, je ne veux plus les voir. »

À ces mots, il les jeta dans un aqueduc touchant au palais du gouverneur. Par malheur, elles tombent dans un tuyau déjà obstrué et arrêtent complètement le cours de l’eau.



Alors, de tous côtés, des réclamations et des cris de colère. Les ingénieurs appelés en toute hâte se mettent à chercher la cause de cet accident, découvrent les lourds sabots d’Abou-Karem et n’ont garde d’avouer que par leur négligence le conduit était déjà embourbé. C’est Abou-Karem qui a fait tout le mal, sans doute pour se venger du gouverneur.

Il est de nouveau arrêté, et de nouveau condamné à une grosse amende. Mais on lui remet avec soin ses pantoufles.

« Que faire ? dit-il. Je les ai livrées à l’eau et à la terre. D’une façon comme de l’autre, elles m’ont été également funestes. Il ne me reste plus qu’à les livrer au feu. Mais comme elles sont si trempées d’eau et de boue, il faut d’abord les faire sécher. »

En disant ces mots, il les porte sur sa terrasse. Hélas ! Ses infortunes n’étaient pas finies. Un chien rôdant sur une terrasse voisine saute sur celle du malheureux Abou-Karem, joue avec les abominables pantoufles, en traîne une jusqu’au bord du toit, la laisse tomber sur la tête d’une femme qui passait au pied de la maison, tenant un enfant dans ses bras. Sur la plainte du mari, Abou-Karem est aussitôt arrêté, et condamné plus rigoureusement que jamais pour avoir failli tuer par son imprudence une mère et son enfant.

Après avoir entendu prononcer sa sentence, Abou-Karem se retourna gravement vers le cadi et lui dit :

« Très redouté juge, je me soumets humblement à mon arrêt. Je payerai mon amende et subirai mon châtiment. Mais je vous en conjure, protégez-moi contre mes effroyables pantoufles. Elles sont cause que j’ai été mis en prison, humilié, ruiné, menacé d’une peine capitale. Qui sait à quels périls elles peuvent encore m’exposer. Soyez juste et laissez-moi espérer que les malheurs qu’elles produiront ne me seront plus attribués, à moi, mais à ces engins des mauvais esprits. »



Le cadi accéda à cette requête, et promit de garder près de lui les fatales pantoufles. En même temps il dit à l’avare Abou-Karem que la véritable économie consiste non point à amasser sans relâche de l’argent, mais à ne faire que de justes dépenses.   



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