... un conte des Mille et une Nuits
… illustrations d’Edmond Dulac
Texte et illustrations dans le domaine public.
Ce conte est la suite de l'histoire des méchants demi-frères.
« Mon père était roi d’une ville parmi les îles nommée Deryabar, et j’étais son unique enfant ; car, malgré ses nombreuses prières, le Ciel ne lui avait pas accordé de fils. Et pour cette raison, bien qu’il accordât à mon éducation tous les soins imaginables, ma vue lui restait déplaisante. Pour mieux oublier son chagrin, il passait ses journées à chasser, et c’est ainsi que se produisit l’événement à l’origine tous nos malheurs. Un jour, alors qu’il chevauchait sans escorte dans la forêt, il fut rattrapé par la nuit, ne sachant plus vers où se tourner.
Bientôt, au loin, il aperçut une lumière, et s’avançant vers elle, il tomba sur une hutte dans laquelle se tenait un grand homme noir, ou plutôt un géant épouvantable, qui avait devant lui une grosse cruche de vin, et qui faisait rôtir, dans la cheminée, un bœuf qu’il venait d’écorcher. Dans le coin le plus éloigné de la cabane gisait une belle femme aux mains liées et dont le visage montrait la plus profonde affliction, tandis qu’à ses pieds un jeune enfant, âgé de deux à trois ans, qui, comme s’il eût déjà senti les malheurs de sa mère, pleurait sans relâche.
À cette vue, mon père, saisi de compassion pour cette femme et son enfant, fut d’abord tenté d’entrer dans la cabane et d’attaquer le géant ; mais se faisant réflexion que ce combat serait inégal, il s’arrêta, et résolut, puisque ses forces ne suffisaient pas, de s’en défaire par surprise. Pendant ce temps, le géant, après avoir vidé un pichet de vin, s’assit pour manger. Bientôt, il se retourna et s’adressa à la femme.
“ Charmante princesse, dit-il, pourquoi n’accepterez-vous pas les bonnes choses qui sont à votre portée ? Donnez-moi seulement l’amour que je demande et vous trouverez en moi le plus doux et le plus attentionné des seigneurs.
Cependant, à ces avances, la dame répondit avec résolution et courage :
— Vil monstre, n’espère pas que le temps diminue l’horreur que j’ai pour toi ! Tu seras toujours un monstre à mes yeux ! ”
Ces mots furent suivis de tant d’injures, que le géant en fut irrité. Hors de lui, il prit cette malheureuse femme par les cheveux, il la tint d’une main en l’air, et de l’autre, tirant son sabre, il s’apprêta à lui couper la tête
Alors, voyant qu’il n’y avait pas un instant à perdre, mon père tira son arc et décocha une flèche si bien dirigée qu’elle transperça jusqu’au cœur le géant, qui tomba mort.
Mon père entra dans la cabane ; il délia les mains de la femme, lui demanda qui elle était, et par quelle mésaventure elle se trouvait là ? En réponse à ses questions, il apprit bientôt qu’elle avait été l’épouse d’un chef des Sarrasins, au service duquel le géant avait, en raison de sa grande force, occupé une position de confiance. Mais il l’avait trahi sans vergogne ; car ayant conçu une violente passion pour la femme de son maître, il persuada d’abord le chef de mener une expédition qui s’acheva par sa mort, puis revint en toute hâte, emportant de force non seulement la dame, mais aussi son enfant.
L’acte de mon père l’avait maintenant sauvée de cet esclavage dégradant. Mais, bien que soulagée, l’épouse du chef sarrasin était à la fois seule et sans amis, car, non seulement elle était trop éloignée de son propre pays pour y retourner sans aide, mais elle avait peu d’espoir, si jamais elle y arrivait, d’obtenir pour son fils son héritage légitime. Ayant appris ceci, mon père, ému de compassion, résolut d’adopter l’enfant comme sien ; et, comme la dame accepta sa proposition avec gratitude, le lendemain, dès qu’il fit jour, il retourna à Deryabar emmenant avec lui la mère et son fils.
C’est ainsi que le fils d’un chef sarrasin fut élevé dans le palais de mon père comme un prince du sang royal ; et ainsi, parvenu à l’âge adulte, ayant à la fois la grâce et la beauté, il en vint à oublier la relative modestie de son origine, et aspirant à devenir l’héritier de mon père, eut la présomption de demander ma main en mariage.
Une demande aussi audacieuse méritait la punition la plus sévère, mais mon père se contenta de faire remarquer qu’il avait d’autres projets me concernant, et aurait passé outre l’affaire, se contentant d’une réprimande aussi indulgente. Son refus excitait cependant chez le fier jeune homme le ressentiment le plus vif ; voyant qu’il ne pouvait pas réaliser son ambition par des moyens équitables, il échafauda immédiatement une conspiration, et après avoir traîtreusement tué mon père, se fit nommé roi à sa place.
Aussitôt après ce monstrueux crime, il renouvela sa demande pour qu’on lui accorda ma main, et s’apprêtait à l’imposer par la violence, lorsque le vizir, qui seul de toute la cour de mon père était resté fidèle à sa mémoire, trouva le moyen de me transporter du palais sur un voilier qui devait quitter le port la nuit même.
Après quelques jours de navigation, il s’éleva une tempête si furieuse, que malgré l’art de nos matelots, notre vaisseau, emporté par la violence des vents et des îlots, se brisa contre un rocher, me laissant comme seule survivante. Comment j’ai été sauvé, je ne le sais pas, ni combien de temps je suis resté seule sur le rivage désolé sur lequel j’avais été jeté. Mais, à peine avais-je repris conscience, que j’entendis un bruit d’innombrable galops rapides ; et, bientôt, me sentant soulevé par des mains d’hommes, je me retournai et vis près de moi une troupe de cavaliers arabes, et à leur tête un jeune homme royalement vêtu et beau comme l’aube.
Ainsi, alors que ma fortune était au plus bas, je vis celui que le ciel avait envoyé, non seulement pour m’accorder cette délivrance dont j’avais tant besoin, mais aussi pour me restituer le rang dû à ma naissance. Car, avouez-le, après que ce jeune prince m’eut secouru avec la plus tendre sollicitude, me conduisant en tout honneur dans son propre palais et m’y logeant sous la protection de sa mère, j’éprouvais envers lui un sentiment de devoir et de gratitude, et j’aurais accédé à tous ses plus honorables souhaits. Quand, donc, avec un dévouement ardent et toujours croissant, il désira que je sois son épouse, je ne pus lui refuser le bonheur qu’il cherchait.
Mais les festivités de notre mariage étaient à peine terminées, que soudain, la nuit, la ville que nous habitions fut attaquée par une bande de maraudeurs. L’attaque était si inattendue et si bien planifiée que la ville fut prise d’assaut et la garnison mise en déroute, avant que la nouvelle de l’événement parvienne au palais. À la faveur de l’obscurité, nous avons réussi à nous échapper et, fuyant vers le bord de la mer, nous nous sommes réfugiés sur un petit bateau de pêche, dans lequel nous avons immédiatement pris la mer, espérant trouver dans les vents violents et les vagues un abri plus sûr que celui que nos propres murs nous offraient.
Pendant deux jours, nous avons dérivé au gré du vent et de la marée, ne sachant pas quelle meilleure direction prendre ; au troisième, nous aperçûmes avec soulagement un navire se dirigeant vers nous, mais à mesure que nous le regardions approcher, notre satisfaction se changea bientôt en appréhension et en terreur, car nous vîmes clairement que ceux à son bord n’étaient ni des pêcheurs ni des commerçants, mais des pirates. Avec des cris grossiers, ils montèrent à bord de notre petite barque, et s’emparant de mon mari et de moi-même nous transportèrent captifs vers leur propre navire.
À ce moment-là, celui qui était leur chef s’avança vers moi et écarta mon voile. Une grande clameur s’éleva aussitôt parmi l’équipage, chacun se disputant ma possession. La dispute sur ce point devint si vive qu’ils finirent bientôt par se battre. À l’issu d’un combat acharné et meurtrier, il ne resta qu’un seul pirate. Celui-ci, qui se considérait désormais comme mon propriétaire, m’informa de ce qui allait être mon sort.
“ J’ai, dit-il, un ami au Caire qui m’a promis une riche récompense si je pouvais lui fournir une esclave, plus belle qu’aucune de celles que contient actuellement son harem. Votre beauté va me permettre d’obtenir cette récompense.
Mais dites-moi, dit-il, en se tournant vers l’endroit où mon mari était retenu captif, qui est ce jeune homme qui vous accompagne ? Est-il un amant ou un frère, ou seulement un serviteur ?
— Monsieur, répondis-je, c’est mon mari.
— Dans ce cas, déclara-t-il, par pitié il faut se débarrasser de lui, car je ne voudrais pas l’affliger inutilement de la vue du bonheur d’autrui. ”
Et en disant cela, il prit mon mari, qui était entravé par des liens solides, et le jeta à la mer, ne lui laissant aucune chance de survie.
Mon chagrin fut si grand à la vue de cet acte cruel, que si je n’avais pas été moi-même ligoté, j’aurais sans doute cherché à donner la même issue à mes souffrances. Mais, dans l’intérêt d’un profit futur, le pirate pris le plus grand soin envers moi, non seulement tant que nous étions à bord du navire, mais aussi lorsque, quelques jours plus tard, nous sommes arrivés au port et que nous nous sommes joints à une grande caravane qui était sur le point de prendre la route du Caire. Alors que nous voyagions ainsi en apparente sécurité, nous fûmes subitement attaqués par le terrible géant qui possédait naguère ce château[1]. Nous le prîmes de loin pour une tour ; et lorsqu’il fut près de nous, à peine pouvions-nous croire que ce fût un homme. Il tira son large cimeterre, et somma le pirate de se rendre prisonnier, avec tous ses esclaves et la dame qu’il conduisait. Après un long et incertain combat, le pirate et tous ceux qui se tenaient à ses côtés furent tués, tandis que ceux des marchands qui étaient restés, transis de peur, à observer, furent capturés et amenés, tout comme moi, en tant que prisonniers, destinés, semble-t-il, à un sort bien plus long et terrible que la mort. Le reste de mon histoire, brave prince, je n’ai pas besoin de vous la raconter, puisque qu’elle a été en grande partie votre œuvre, et que c’est à vous seul que je dois le bonheur d’en être où je suis. »
Lorsque la princesse de Deryabar eut ainsi terminé le récit de ses pérégrinations, Codadad s’empressa de lui assurer combien sa sympathie était profonde pour tous ses malheurs.
« Mais si vous me permettez, continua-t-il, d’être votre guide, votre vie future sera une vie de sécurité et de tranquillité. Vous n’avez qu’à venir comme mon épouse, et le roi d’Harran vous offrira un accueil honorable à sa cour; tandis que, quant à moi, toute ma vie sera consacrée à vous assurer le bonheur que vous méritez, par votre grâce et vos nobles qualités. Et pour que vous ne regardiez pas cette proposition comme trop présomptueuse, je dois maintenant vous informer de mes origines et de mon rang. Je suis, moi aussi, un fils du roi d’Harran, et de sa femme la princesse Pirouzé. Je suis né à la cour de Samarie, où mes parents avaient injustement été envoyés en exil. »
La déclaration de Codadad s’accorda tellement avec les inclinations de la princesse qu’elle donna aussitôt son consentement, et comme le château était plein de victuailles convenables pour une telle occasion, on se prépara d’emblée à célébrer le mariage.
Les princes d’Harran félicitèrent Codadad sur sa naissance et son mariage, et montrèrent, en apparence, beaucoup de joie. Mais, dans le fond de leur cœur, leur haine pour un si aimable frère ne fit qu’augmenter. Ainsi donc, à peine Codadad et la princesse étaient-ils allés à leurs noces, que ses frères conspirèrent pour le tuer.
Alors qu’ils avaient entrepris, tous ensemble, le voyage de retour vers Harran, dès la première halte du voyage, profitant du manque de protection qu’offre une tente, ils rejoignirent leur frère pendant la nuit, et, le poignardant de multiples coups de couteau pendant qu’il dormait, le laissèrent pour mort dans les bras de son épouse. Ils levèrent ensuite le camp, et retournèrent en toute hâte à la ville d’Harran, où, avec une histoire faussement inventée, ils s’excusèrent auprès du roi de leur longue absence.
[1] Voir l'histoire des méchants demi-frères.
Pendant ce temps, Codadad était tellement épuisé par la perte de sang qu’il ne restait en lui aucun signe de vie. La princesse, sa femme, affolée de chagrin, l’avait déjà cru mort.
« Ô Ciel, s’écria-t-elle en baignant son corps de ses larmes, pourquoi suis-je ainsi toujours condamnée à attirer sur les autres le malheur et la mort, et pourquoi ai-je été privée une seconde fois de celui que j’allais aimer ? »
Tandis qu’elle continuait ainsi à pleurer dans des lamentations pitoyables, et à regarder la forme insensée étendue devant elle, elle crut apercevoir sur ses lèvres un léger mouvement de souffle. Aussitôt son espoir revint, et se levant d’un bond, elle courut aussitôt vers le village le plus proche, espérant y trouver un chirurgien ou un homme habile à panser les plaies.
En revenant, après un certain temps, avec l’aide qu’elle avait apporté, elle trouva, à son grand regret, personne à la place où Codadad se trouvait, et il n’y avait aucune trace ni indication de son sort.
Accablée par cette nouvelle catastrophe, et croyant qu’une bête sauvage avait dû le dévorer, elle se laissa emmener par le chirurgien, qui, par pitié pour elle, la plaça sous l’abri de son propre toit et lui prodigua toutes les marques de considération et de respect. Ainsi, lorsqu’elle fut suffisamment rétablie pour que son chagrin puisse s’exprimer, il recueilli de sa propre bouche toutes les circonstances de son histoire, son nom et son rang, les hauts et vaillants actes du prince son mari, et la basse ingratitude de ses frères. Et s’apercevant que son chagrin et ses souffrances lui avaient tellement ôté le désir de vivre que, sans un but sur lequel diriger sa volonté, elle tomberait bientôt dans le déclin, le chirurgien s’efforça de l’inciter à poursuivre cette juste vengeance que le meurtre de son mari avait suscitée.
« Ne laissez pas, dit-il, la mort d’un si noble prince devenir un avantage pour ses ennemis. Allons ensemble vers le roi d’Harran et faisons-lui connaître la culpabilité de ces méchants frères. Car sûrement le nom de Codadad devrait vivre dans l’histoire ; mais si toi, dont il a sauvé l’honneur, tu sombres maintenant sous ton affliction, son nom périra avec toi, et tu n’auras pas remboursé ta dette. »
Ces paroles tirèrent la princesse de son profond découragement. Formant sa résolution sur les conseils du chirurgien, elle se leva aussitôt et se prépara pour le voyage, et avec une telle hâte et diligence, qu’au bout de deux jours elle et son compagnon arrivèrent à la ville d’Harran.
Ici, d’étranges nouvelles les attendaient ; car dans tous les caravansérails[2] on racontait qu’était récemment arrivée dans la ville une épouse exilée du roi, nommée la princesse Pirouzé, demandant des nouvelles de son fils perdu ; et comment, à l’heure actuelle, ce fils avait déjà été identifié sous une fausse identité à la cour de son père, et, après avoir accompli de nombreux exploits et actes d’héroïsme, il avait disparu, personne ne savait où. Le roi avait eu quarante-neuf fils de différentes épouses, mais il déclarait qu’il les mettrait volontairement à mort pour que Codadad lui soit restitué.
Or, lorsque la princesse de Deryabar entendit cela, elle dit :
« J’irai chez la reine Pirouzé, et je lui ferai connaître le sort de son fils. Et quand nous aurons pleuré ensemble, et tiré du réconfort l’une de l’autre dans notre chagrin, alors nous irons devant le roi exiger vengeance.
Mais le chirurgien dit :
— Faites attention à ce que vous faites ; car si les princes d’Harran apprenaient votre arrivée, ils n’auront de repos tant qu’ils ne vous auront fait ce qu’ils ont fait à votre mari. Procédons donc dans le secret, afin d’assurer notre sécurité, et ne faites en aucun cas connaître votre présence ici avant que le roi n’ait été complètement informé de toute l’affaire. »
Puis, laissant la princesse dans un endroit discret, il sortit dans les rues, et commença à diriger ses pas vers le palais. Bientôt, il vit une dame montée sur une mule richement harnachée, derrière laquelle suivait une longue file de gardes et de serviteurs. À mesure qu’elle approchait, la population sortait des maisons en courant et se tenait en rangs pour la voir passer, et quand elle passait, tous se prosternaient, le visage contre terre. Le chirurgien demanda à un mendiant qui se tenait près de lui si c’était une des femmes du roi.
« Oui, mon frère, répondit le mendiant, et la meilleure de toutes, car elle est la mère du prince Codadad. Maintenant qu’il est perdu, tous ont de l’amour et du respect pour elle. Ainsi, chaque jour, elle se rend à la mosquée pour entendre les prières que le roi a ordonnées pour le retour sain et sauf de son fils. »
Voyant sa voie désormais libre, le chirurgien alla se tenir à la porte de la mosquée, attendant le départ de la reine, et quand elle sortit avec tous ses serviteurs, il attrapa l’un d’eux par la manche et lui dit :
« Si la reine veut avoir des nouvelles de son fils, le prince Codadad, qu’elle fasse venir l’étranger qui sera trouvé en train d’attendre. à la porte de son palais. »
Ainsi, dès que Pirouzé fut rentré dans ses appartements, l’esclave entra et donna le message à sa maîtresse. Alors elle l’envoya en toute hâte et se fit amener devant elle le chirurgien. Il se prosterna et dit :
« Ô Reine, que le chagrin de la nouvelle que je porte ne s’abatte pas sur moi, mais sur ceux qui en sont la cause.
Et elle lui répondit :
— Aie la paix et parles ! »
Il lui raconta donc l’histoire de tout le courage et les prouesses de Codadad, de sa générosité envers ses frères, ainsi que de son mariage avec la princesse de Deryabar et de ce qui suivit. Mais quand il parla du meurtre de son fils, la tendre mère, comme si elle recevait dans son propre corps les coups des meurtriers, tomba à terre, et resta là pendant un moment, immobile, sans signe de vie. Cependant, lorsque le chirurgien, aidé par ses femmes, l’eut ramenée à la conscience, Pirouzé, mettant alors de côté tout chagrin personnel, se concentra sur l’accomplissement du devoir qui l’attendait maintenant.
« Allez-y sur-le-champ, dit-elle, et dites à la princesse de Deryabar que le roi la recevra bientôt avec tout l’honneur dû à son rang. Quant à vous, soyez assuré que vos services resteront gravés dans les mémoires. »
À peine le chirurgien était-il parti, que le roi lui-même entra, et la vue de la profonde affliction de sa reine l’informa aussitôt que quelque chose de terrible avait dû se produire.
« Hélas, s’écria-t-elle, notre fils n’existe plus, et il n’est même pas possible de donner à son corps les derniers rites qui étaient dus à son rang et à sa vertu, car frappé par des mains perfides, et laissé sans protection, il est tombé, en proie aux bêtes sauvages, de sorte qu’il ne reste aucune trace de lui. »
Elle a ensuite informé son mari de toutes les horribles circonstances racontées par le chirurgien.
Mais avant qu’elle ait fini, le roi fut tellement transporté de rage et de chagrin qu’il ne put plus retarder le déclenchement de sa juste vengeance. Se rendant en toute hâte dans la salle d’audience, où l’attendaient courtisans et prétendants, il convoqua son grand vizir avec une telle expression de fureur sur son visage, que tous tremblaient pour leur vie.
« Allez sur-le-champ, cria-t-il, arrêtez tous les princes et conduisez-les sous bonne garde à la prison réservée aux meurtriers ! »
Le vizir, n’osant pas remettre en question un ordre si terriblement prononcé, sortit et exécuta en toute hâte la volonté du roi. À son retour au palais, pour la présentation de son rapport, un nouvel ordre presque tout aussi surprenant l’attendait. Le roi lui décrivit une certaine auberge située dans un quartier pauvre de la ville.
« Allez-y, dit-il, prenez avec vous des esclaves et des hauts serviteurs, une mule blanche des écuries royales et une garde d’honneur, et amenez ici avec tout le respect dû à son rang la jeune princesse que vous y trouverez. »
Le vizir, l’esprit revigoré, partit pour remplir cette seconde mission, bien plus agréable à ses yeux que la première ; et, bientôt, s’élevèrent des rues qui conduisaient au palais les acclamations de la population, causées par la magnificence et la splendeur qui annonçaient l’arrivée de la princesse inconnue.
Le roi, en signe de respect, l’attendait aux portes du palais pour la recevoir et, lui prenant la main, il la conduisit au palais.
[2] Vaste cour entourée de bâtiments où les caravanes font halte.
Là, lors de la rencontre de la mère et de l’épouse, se produisit une scène de l’affliction la plus tendre et la plus déchirante. Le roi lui-même en fut si ému qu’il n’eut pas le cœur de leur refuser aucune demande. Ainsi, lorsqu’ils vinrent demander pour le prince Codadad les honneurs funéraires qui, en d’autres circonstances, lui auraient été dus, il ordonna qu’un dôme de marbre soit érigé sur la plaine qui entoure la ville d’Harran. Et les travaux furent entrepris avec une telle rapidité, et le nombre d’hommes employés à sa réalisation était si grand, qu’en trois jours l’édifice tout entier fut achevé.
Le lendemain, les obsèques commencèrent. Tout s’est fait avec la plus grande solennité et la plus grande splendeur. Vint d’abord le roi accompagné de son vizir et de tous les officiers et seigneurs de son palais ; et entrant dans le tombeau, où gisait une effigie de Codadad, ils s’assirent sur des tapis de deuil bordés d’or.
Vinrent ensuite les chefs de l’armée montés sur des chevaux et déplorant la perte de celui qui les avait conduits à la victoire, la tête basse et les yeux à demi fermés. Ils firent le tour du dôme deux fois, gardant un profond silence ; mais à la troisième, ils s’arrêtèrent devant la porte, et dirent tous, l’un après l’autre, ces paroles à haute voix :
« Ô prince, fils du roi, si nous pouvions apporter quelque soulagement à ton malheur par le tranchant de nos cimeterres, et par la valeur humaine, nous te ferions voir la lumière ; mais le roi des rois a commandé, et l’ange de la mort a obéi ! »
Derrière eux venaient des vieillards montés sur des mules noires, qui portaient de longues barbes blanches. Ils firent tous trois fois le tour du dôme sans rien dire ; ensuite s’étant arrêtés à la porte, l’un d’eux prononça ces mots :
« Ô prince, que pouvons-nous faire pour toi ? Si par la prière ou par la science on pouvait te rendre la vie, nous frotterions nos barbes blanches à tes pieds, et nous réciterions des oraisons ; mais le roi de l’univers t’a enlevé pour jamais ! »
Suivaient des jeunes filles sur des chevaux blancs, têtes découvertes, portant à la main des paniers de pierres précieuses. Elles tournèrent aussi trois fois autour du dôme ; et s’étant arrêtées au même endroit que les autres, la plus jeune prit la parole, et dit :
« Ô prince, autrefois si beau, quels secours peux-tu attendre de nous ? Si nous pouvions te ranimer par nos attraits, nous nous rendrions tes esclaves ; mais tu n’es plus sensible à la beauté, et tu n’as plus besoin de nous ! »
Les jeunes filles s’étant retirées, le roi et ses courtisans se levèrent, et firent trois fois le tour de la stèle ; puis le roi prenant la parole, dit :
« Ô mon cher fils, ô lumière de mes yeux, ô joie qui m’est perdue à jamais. » Après lui tous les seigneurs, les chefs et les anciens vinrent et se prosternèrent de la même manière ; et quand la cérémonie fut terminée, les portes du tombeau furent fermées et tout le monde retourna à la ville.
Après cela, il y eut prière et jeûne dans la mosquée pendant huit jours, et le neuvième, le roi ordonna que les princes soient décapités. Mais pendant ce temps, les puissances voisines, dont le roi d’Harran avait vaincu les armes, dès qu’elles apprirent la mort de Codadad, se lièrent en une forte alliance et, avec une grande armée, commencèrent à avancer sur la ville. Alors le roi fit différer l’exécution, et, faisant une levée hâtive de ses forces, il partit à la rencontre de l’ennemi sur la plaine.
Et là, la bataille s’engagea avec une telle bravoure et une telle détermination des deux côtés, que pendant un certain temps, l’issue resta douteuse. Néanmoins, comme les hommes d’Harran étaient moins nombreux, ils commencèrent à être encerclés par leurs ennemis ; mais au moment même où tout semblait perdu, ils aperçurent au loin un corps nombreux de cavaliers s’avançant à la charge ; et tandis que les deux camps étaient encore incertains de leur victoire, ceux-ci tombèrent furieusement et sans avertissement sur les rangs des assaillants, et les jetant dans un soudain désordre, les chassèrent du champ de bataille.
Avec le succès de leurs armées, les deux chefs des forces victorieuses s’avancèrent pour se rencontrer, et grands furent la joie et l’étonnement du roi lorsqu’il découvrit, chez le chef de la troupe récemment arrivée, son fils perdu Codadad. Le Prince, de son côté, était également ravi de trouver, dans l’accueil de son père, la reconnaissance à laquelle il aspirait.
Quand l’euphorie des premiers instants fut passé, le Prince, tandis qu’ils commençaient à causer, s’aperçut avec surprise à quel point le roi était déjà au courant des événements passés.
« Quoi ? demanda-t-il, l’un de mes frères a-t-il pris conscience de sa culpabilité et a-t-il avoué les actes cruels qu’il avait commis avec ses frères ?
— Non, répondit le roi, c’est seulement de la princesse de Deryabar que j’ai appris la vérité. Car c’est elle qui est venue demander vengeance du crime que vos frères auraient encore caché. »
À cette nouvelle inattendue du devenir de la princesse et de son arrivée à la cour de son père, la joie de Codadad fut au-delà des mots, et elle fut grandement accrue lorsqu’il apprit la réintégration de sa mère dans la faveur du roi, avec l’honneur et la dignité dus à son rang. Il commençait alors à percevoir comment les événements s’étaient passés en son absence, et comment le roi était déjà informé du lien qui les unissait. Quant au reste de ses aventures, ainsi qu’aux circonstances qui avaient conduit à sa disparition et à sa prétendue mort, elles furent bientôt expliquées. Car lorsque la princesse eut quitté Codadad dans sa recherche désespérée de secours, il tomba par hasard sur un colporteur ambulant ; et lui, trouvant le jeune homme apparemment abandonné et mourant de ses blessures, eut pitié de lui, et le plaçant sur sa mule, le transporta dans sa propre maison. Là, avec des herbes médicinales et des arts simples, inconnus dans les palais des rois, il avait accompli une guérison que d’autres auraient cru impossible, de sorte qu’en peu de temps les forces de Codadad furent complètement restaurées. Alors le prince, impatient de retrouver ceux qu’il aimait, accorda au colporteur toutes les richesses qu’il possédait et se mit aussitôt en route vers la ville d’Harran.
Sur la route, lui parvint la nouvelle de la nouvelle reprise des hostilités, suivie de l’invasion du territoire de son père. Passant de village en village, il réveillait et armait les habitants, et par l’excellence de son exemple en faisait de tels soldats qu’ils purent, au moment heureux de leur arrivée, décider de l’issue du conflit et donner la victoire aux armées du roi.
« Et maintenant, sire, dit le prince en conclusion, je n’ai qu’une demande à vous faire : puisque dans le cas présent ; tout finit bien, je vous prie de pardonner à mes frères afin que je puisse leur prouver, à l’avenir, à quel point le ressentiment et la jalousie qu’ils ressentaient à mon égard étaient sans fondement. »
Ces sentiments généreux arrachèrent les larmes aux yeux du roi et enlevèrent de son esprit tout doute sur la sagesse de la résolution qu’il avait prise. Immédiatement, devant l’armée rassemblée, il déclara Codadad son héritier et, comme acte de grâce pour célébrer le retour de son fils, ordonna la libération des princes. Il conduisit ensuite Codadad en toute hâte jusqu’au palais, où Pirouzé et sa belle-fille les attendaient avec inquiétude.
Dans la joie de cette rencontre, le prince et sa femme furent mille fois récompensés de tous les chagrins et de toutes les épreuves qu’ils avaient endurées ; et le plaisir de leur retrouvaille resta si grand qu’aucun bonheur au monde n’a jamais été connu pour l’égaler. Les princes moururent à moitié de honte quand le moyen par lequel leur grâce avait été obtenue leur fut révélé ; mais bientôt l’insensibilité naturelle de leur caractère revint et ils se rétablirent.
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