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Vulnerant omnes, ultima necat... ou L'horloge

En mai 1840, la diligence partie de Bayonne emporte le poète Théophile Gautier (1811-1872) vers l’Espagne. C’est le début d’un voyage qui devait durer cinq mois.
La voiture traverse bientôt le village français d’Urrugne. Gautier écrit :
« Le cadran de l’église d’Urrugne, où nous passâmes, portait cette funèbre inscription : Vulnerant omnes, ultima necat. (Toutes nous blessent ; la dernière nous tue.) Oui, tu as raison, cadran mélancolique, toutes les heures nous blessent avec la pointe acérée de tes aiguilles, et chaque tour de roue nous emporte vers l’inconnu. »

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Cadran de l'église d'Urrugne, Pyrénées-Atlantiques



La voiture fit halte à l'église d'Urrugne,

Nom rauque, dont le son à la rime répugne,

Mais qui n'en est pas moins un village charmant,

Sur un sol montueux perché bizarrement.

C’est un bâtiment pauvre, en grosses pierres grises,

Sans archanges sculptés, sans nervures ni frises,

Qui n’a pour ornement que le fer de sa croix,

Une horloge rustique et son cadran de bois,

Dont les chiffres romains, épongés par la pluie,

Ont coulé sur le fond que nul pinceau n’essuie.

Mais sur l’humble cadran regardé par hasard,

Comme les mots de flamme aux murs de Balthazar,

Comme l’inscription de la porte maudite,

En caractères noirs une phrase est écrite ;

Quatre mots solennels, quatre mots de latin,

Où tout homme en passant peut lire son destin :

« Chaque heure fait sa plaie et la dernière achève ! »

 

Oui, c’est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,

Un combat inégal contre un lutteur caché,

Qui d’aucun de nos coups ne peut être touché ;

Et dans nos cœurs criblés, comme dans une cible,

Tremblent les traits lancés par l’archer invisible.

Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ;

Naître, c’est seulement commencer à mourir,

Et l’enfant, hier encor chérubin chez les anges,

Par le ver du linceul est piqué sous ses langes.

Le disque de l’horloge est le chant du combat,

Où la mort de sa faux par milliers nous abat…

La Mort, rude jouteur qui suffit pour défendre

L’éternité de Dieu, qu'on voudrait bien lui prendre.

Sur le grand cheval pâle, entrevu par saint Jean,

Les Heures, sans repos, parcourent le cadran ;

Comme ces inconnus des chants du Moyen-Âge,

Leurs casques sont fermés sur leur sombre visage,

Et leurs armes d’acier deviennent tour à tour

Noires comme la nuit, blanches comme le jour.

Chaque sœur à l'appel de la cloche s'élance,

Prend aussitôt l’aiguille ouvrée en fer de lance,

Et toutes, sans pitié, nous piquent en passant,

Pour nous tirer du cœur une perle de sang,

Jusqu’au jour d’épouvante où paraît la dernière

Avec le sablier et la noire bannière ;

Celle qu’on n’attend pas, celle qui vient toujours,

Et qui se met en marche au premier de nos jours !

Elle va droit à vous, et, d’une main trop sûre,

Vous porte dans le flanc la suprême blessure,

Et remonte à cheval, après avoir jeté

Le cadavre au néant, l’âme à l'éternité !


Théophile Gautier


 

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