de Hans Christian Andersen
Texte intégral du domaine public.
Personne au monde ne sait autant d’histoires que Ferme-l’Œil. Et comme il raconte bien ! C’est vers le soir, lorsque les enfants sont encore à table où sur leurs petits bancs qu’il apparaît. Il monte l’escalier tout doucement, chaussé de babouches qui amortissent le bruit de ses pas, il ouvre la porte avec précaution et psitt ! Avec sa petite seringue il lance aux enfants du lait sucré dans les yeux, un filet tout mince ; mais il y en a assez pour qu’ils ne puissent plus tenir les yeux ouverts. Alors comme ils ne peuvent plus le voir, il entre, et, se glissant derrière eux, il leur souffle dans le cou. Leur tête devient lourde, mais cela ne leur fait pas de mal. Ferme-l’Œil ne veut pas de mal aux enfants, au contraire ; il désire seulement qu’ils se tiennent tranquilles, et ils ne le sont que lorsqu’ils sont au lit ; il aime qu’ils soient en repos pour qu’il puisse leur conter ses histoires.
Quand ses petits amis dorment, il vient auprès du lit. Il porte de beaux habits ; il est tout vêtu de soie, mais on ne saurait en dire la couleur, elle paraît verte, rouge, bleue, selon la façon dont il se tourne. Sous chaque bras il tient un parapluie. Sur l’étoffe de l’un sont imprimées toutes sortes de belles images : celui-là est pour les enfants sages. Il l’étend au-dessus d’eux, et toute la nuit ils rêvent les plus jolies histoires. Sur l’étoffe de l’autre il n’y a rien du tout, il est destiné aux méchants enfants ; ils dorment comme hébétés, et le lendemain, quand ils se réveillent, ils ne peuvent se souvenir du moindre rêve agréable.
Écoutez maintenant ce que tous les soirs, pendant une semaine, Ferme-l’Œil a raconté à un petit garçon qui s’appelait Hialmar. Cela fera sept histoires, puisqu’il y a sept jours dans la semaine.
LUNDI
« Sois un peu attentif, dit le gnome le premier soir lorsqu’il eut fait mettre Hialmar au lit. Regarde comme je vais décorer ta chambre. »
Et voilà que toutes les fleurs qui étaient sur la fenêtre dans les pots se mirent à grandir, grandir jusqu’à devenir des arbres qui étendaient leurs longues branches le long des murailles et sur tout le plafond ; la chambre avait l’air d’une merveilleuse serre.
Ces branches, à la fraîche verdure, étaient couvertes de fleurs, chacune plus belle qu’une rose ; elles avaient un parfum délicieux, et quel bonheur : on pouvait les manger ! Elles avaient le goût des plus fines confitures. Aux branches, pendaient aussi des fruits qui brillaient comme de l’or, et des gâteaux qui sentaient si bon, parsemés de raisins secs.
Que tout cela était donc magnifique ! Mais en même temps qu’on était réjoui par ce spectacle, on entendait de terribles lamentations qui sortaient du tiroir où Hialmar mettait ses cahiers d’école.
« Qu’est-ce donc que cela ? » demanda Ferme-l’Œil. Et il alla vers la table et ouvrit le tiroir. C’était l’ardoise sur laquelle Hialmar avait fait un problème d’arithmétique, et il y avait une grosse faute de calcul. L’ardoise en était toute malheureuse : elle gémissait, se tordait, on aurait cru qu’elle allait se briser. Le petit crayon qui y était attaché sautait et dansait d’impatience, tant il aurait voulu rectifier l’erreur, mais c’était au-dessus de ses moyens.
Puis on entendit également d’affreux cris de détresse venant du cahier d’écriture ; c’était à vous déchirer les oreilles. En haut de chaque page il y avait une ligne de modèle, une grande lettre, puis des petites. En dessous, étaient les lettres qu’avait tracées Hialmar et qui auraient dû ressembler à celles du modèle. Mais elles étaient les unes trop penchées, les autres trop droites ; elles étaient maigres et chétives, c’était un vilain gribouillage.
« Attention ! ordonna le modèle. Regardez-moi, et voyez comment il faut vous tenir, toutes de même : un peu inclinées, mais avec grâce.
— Oh ! Nous voudrions bien, répondirent les lettres de Hialmar, mais nous n’avons pas la force de remuer ; nous n’avons pas eu suffisamment d’encre à boire.
— Ah ! C’est donc que vous êtes malades, dit Ferme-l’Œil. Il faut vous administrer un remède.
— Non, non ! s’écrièrent les lettres, et, se dressant avec effort, elles se tinrent le plus droit qu’elles purent.
— Mon petit Hialmar, reprit Ferme-l’Œil, j’en suis bien désolé, mais aujourd’hui il n’y aura pas d’histoires ni d’aventures ; il me faut faire faire l’exercice à ce petit monde. Allons, une, deux ! Une, deux ! »
Et il fit marcher les lettres, et les exerça à se tenir droites. Elles finirent par avoir bonne tournure, comme celles du modèle.
Puis Ferme-l’Œil s’en alla. Le matin en se levant, Hialmar courut à son tiroir et regarda son cahier ; ses lettres avaient l’air aussi piteux et misérable qu’auparavant.
MARDI
Dès que Hialmar fut au lit, Ferme-l’Œil toucha de sa petite seringue enchantée tous les meubles de la chambre, et ils se trouvèrent doués de la parole. Ils se mirent à causer tous à la fois. Chacun disait du bien de soi-même, ils étaient pleins de leur sujet et ne parlaient que de cela. Le crachoir, lui, faisait bande à part, il disait du mal des autres, et trouvait que c’était de leur part une vanité ridicule que de chanter uniquement leurs propres louanges, et de ne pas s’extasier sur son admirable modestie, qui le faisait se tenir à l’écart dans un coin.
Au-dessus de la commode, était suspendu un grand tableau dans un cadre doré : cela représentait un paysage. On y voyait de grands arbres séculaires, de la mousse, de l’herbe avec des fleurs, au milieu une belle rivière, qui, longeant la forêt, passait à côté de beaucoup de vieux châteaux, pour aller se jeter dans l’océan.
Ferme-l’Œil toucha aussi de sa seringue le tableau : voilà que tout s’y anima, les oiseaux se mirent à chanter, les branches d’arbre s’agitèrent, les nuages entrèrent en mouvement, et on voyait visiblement leur ombre passer sur les prés.
Alors Ferme-l’Œil vint prendre Hialmar, et le portant jusqu’au cadre, lui mit les pieds dans l’herbe épaisse. Voilà que l’enfant fit désormais partie du tableau ; les rayons du soleil, passant à travers les arbres, arrivaient droit sur lui.
Tout joyeux, il courut à la rivière et monta dans une petite barque qui était attachée au bord. Elle était peinte en rouge et blanc, et sa voile brillait comme de l’argent. Six beaux cygnes la tiraient : ils avaient autour du cou des colliers d’or, et sur la tête une étoile bleue toute scintillante. Ils menèrent la nacelle le long de la forêt verdoyante. Hialmar y entendit les vieux arbres raconter des histoires terribles de brigands et de sorcières. Il frissonna, mais il se calma lorsque les fleurettes lui contèrent les aventures des gentilles petites elfes, et autres jolies histoires que les papillons leur avaient apprises.
De beaux gros poissons, aux écailles d’or et d’argent, suivaient le bateau ; quelquefois ils faisaient un bond hors de l’eau, et c’était plaisir de les voir briller au soleil. Des milliers d’oiseaux, des bleus, des verts, des jaunes, et des rouges, étaient postés sur deux rangs et faisaient la haie au passage de la barque. Les cousins et les demoiselles, aux ailes irisées, dansaient et folâtraient sur l’eau. On vit aussi accourir une bande de hannetons qui bourdonnaient et faisaient un tapage ! Chacun racontait une histoire différente. Quelle amusante promenade !
Tantôt, les bois qui bordaient la rivière devenaient épais et sombres ; les branches des arbres s’étendaient sur l’eau, tout était obscurité et mystère. Puis le soleil reparaissait et l’on se trouvait au milieu des plus ravissants jardins, pleins de fleurs aux couleurs éclatantes. Sur le bord de la rivière s’élevaient des palais de cristal et de jaspe ; des princesses se tenaient sur les balcons. Hialmar les reconnut : c’étaient les petites filles qui venaient jouer avec sa sœur et lui. Elles lui souriaient, et lui montraient de ces beaux cœurs en sucre, comme on n’en voit chez les confiseurs qu’à Noël. Hialmar étendait la main pour attraper le bonbon ; mais les petites malignes ne le lâchaient pas. Hialmar tirait, et le cœur se brisait : le petit garçon avait toujours le plus gros morceau. Quel goût délicieux cela avait !
Devant la porte des châteaux, la garde d’honneur était toute composée de petits princes, qui brandissaient des sabres d’or. Puis apparaissaient des rois avec leurs couronnes, qui lançaient à Hialmar des pains d’épice et des boîtes de soldats de plomb.
La barque s’arrêta devant la ville où demeurait la bonne qui avait pris soin de lui quand il était tout petit. Elle l’aimait beaucoup et lorsqu’elle l’aperçut, toute joyeuse, elle lui fit le plus gracieux signe de tête et lui chanta les vers qu’elle avait composés elle-même lorsqu’elle l’avait quitté, dès qu’il avait pu marcher seul :
Que je pense à toi souvent,
Mon gentil Hialmar, mon cher enfant !
Que de baisers j’ai donné à ta bouche,
À ton front, tes paupières, quand tu dormais allongé sur ta couche.
C’est pour moi que tu as bégayé ta première parole.
À présent, il faut nous dire adieu !
Que le Seigneur te bénisse en tout lieu,
Cher ange, cher petit lutin, dont je suis toujours folle !
Les oiseaux accompagnaient ce chant de leurs trilles les plus harmonieux. Les fleurs dansaient sur leurs tiges, et dans le lointain, on voyait les vieux arbres secouer leurs branches pour montrer qu’ils prenaient part à la fête.
MERCREDI
La pluie tombait à verse. Tout en dormant, Hialmar entendait le bruit qu’elle faisait sur le toit. Ferme-l’Œil ouvrit la fenêtre : l’eau dans la rue montait, montait sans cesse ; on aurait dit une véritable rivière. Bientôt, ce fut un lac, et enfin une véritable mer. Un superbe navire vint à passer et s’arrêta devant la maison.
« Veux-tu venir avec moi faire un beau voyage, cher Hialmar, demanda Ferme-l’Œil. Nous naviguerons bien loin, vers les pays étrangers, et au matin nous serons de retour. »
Tout à coup, Hialmar se trouva vêtu de ses beaux habits du dimanche, et transporté sur le pont du navire. Le temps s’éclaircit. Une légère brise enfla les voiles, et les voilà partis à travers les rues.
Après avoir doublé la grande cathédrale, les voilà lancés en plein océan. Le vent fraîchit, le navire fila de plus en plus vite, et bientôt ils perdirent de vue la terre.
Tout à coup, apparut une bande de cigognes qui, à tire-d’aile, volaient vers les chauds pays du sud. Il y en avait une qui restait toujours derrière les autres : elle était fatiguée, harassée. Les autres avançaient toujours ; le pauvre oiseau fit un violent effort pour les rattraper, mais ses ailes faiblirent de plus en plus ; elles ne pouvaient plus le porter. Il commença à descendre, et enfin, tout essoufflé, vint se percher sur le mât du navire. Mais un brusque mouvement des vagues le jeta en bas, et boum ! Le voilà qui tombe sur le pont.
Un mousse le ramassa et le mit dans le grand poulailler, avec les poules, les canards et les dindons. La pauvre bête était tout interdite de se trouver au milieu de cette société.
« Oh ! Le vilain, le disgracieux animal ! » dirent les poules.
Un dindon, se gonflant le plus qu’il put, et prenant son air le plus majestueux, lui demanda d’où elle venait. Les canards, se reculant dédaigneusement, et se poussant l’un l’autre, criaient leurs « coin-coins » les plus aigus. La cigogne raconta qu’elle venait, comme eux, des contrées du nord et qu’elle allait retrouver le soleil en Afrique ; elle leur décrivit ce beau pays, le Nil, les pyramides, et leur parla de l’oiseau géant, l’autruche, qui court à travers le désert comme un cheval sauvage. Les autres ne voulurent pas croire un mot de ce qu’elle disait, et les canards, se poussant de nouveau et haussant les épaules, s’écrièrent :
« Qu’est-ce qu’elle nous raconte là ? Allons, vous êtes bien tous d’accord que c’est une idiote.
— Oui certes, c’est une idiote, » dit le dindon, puis il poussa un « glou-glou » strident.
La cigogne ne se défendit pas ; elle se tut, et se mit à rêver à son cher pays d’Égypte.
« Quels jolis fuseaux vous avez en guise de jambes ! reprit le dindon. Combien en coûte l’aune ? »
Les canards trouvèrent la plaisanterie délicieuse, et éclatèrent en « coin-coins » convulsifs. La cigogne ne bronchait pas.
« Vous pourriez bien au moins sourire, dit le dindon. Vous n’entendrez pas souvent un mot plus spirituel. Mais peut-être n’avez vous pas compris. Allons, vous autres, laissons-la seule se complaire dans sa sottise et ne nous occupons plus d’elle. »
Et il fit un superbe « glou glou », les poules poussèrent des « gik gak, gik gak », tandis que les canards faisaient des « coin-coins » de barytons. C’était un horrible charivari. Comme ils se moquaient sans pitié de la pauvre bête !
Mais Hialmar, à ces cris, accourut près du poulailler, ouvrit la porte et appela la cigogne qui accourut en sautillant. Hialmar caressa doucement la brave bête, qui le remercia de tout cœur, baissant si bas la tête que son bec touchait le plancher. Elle se sentait bien reposée. Elle déploya ses ailes, et reprit son vol vers les contrées du soleil.
Le dindon, rouge de colère, en la voyant s’élever majestueusement dans les airs, lui envoya un dernier « glou glou », gros d’injures ; les canards poussaient des « coin-coins » déchirants, et les poules faisaient un tapage enragé.
« Allez toujours, stupides bêtes, s’écria Hialmar ; demain on vous tordra le cou et on vous mettra à la broche ! »
Dans sa colère, il s’agita, et le voilà qui se réveille et se retrouve dans son petit lit, et non plus sur le beau navire.
C’était une fameuse expédition, que Ferme-l’Œil lui avait fait faire cette nuit-là !
JEUDI
« Il faut que je te prévienne, dit ce soir-là Ferme-l’Œil : tu ne dois pas avoir peur, je t’amène une petite souris. »
Et il ouvrit sa main, où se tenait une adorable petite souricette.
« Elle est venue, reprit Ferme-l’Œil, pour t’inviter à la noce. Cette nuit un jeune souriceau célèbre son mariage avec une belle petite souris. La cérémonie a lieu sous le plancher de l’office, où ta mère range ses provisions. À ce qu’on entend dire, c’est un véritable palais.
— Mais comment passerai-je sous le plancher ? demanda Hialmar.
— Laisse-moi faire, répondit Ferme-l’Œil : je te rendrai suffisamment mince pour que tu puisses passer par un trou de souris. »
Il toucha l’enfant de sa seringue enchantée, et aussitôt le corps de Hialmar se mit à diminuer, à rapetisser, et finalement il devint long comme un doigt et à peine plus gros qu’une allumette.
« Maintenant, dit Ferme-l’Œil, mets les habits du général qui commande tes soldats de plomb ; je pense qu’ils t’iront parfaitement. Tu seras fort bien, en uniforme. »
Cette idée plut beaucoup à Hialmar. Il endossa l’habit militaire, et il se trouva avoir fort bonne tournure, même s’il était un peu serré aux épaules.
« Voudriez-vous avoir la bonté de vous placer dans le dé de madame votre mère ? demanda la petite souris ; j’aurais alors l’honneur de m’atteler à votre carrosse et de vous mener où l’on vous attend. »
Hialmar, par politesse, fit quelques difficultés ; mais il finit par monter dans le dé et se laisser traîner. Arrivés à l’office, ils trouvèrent dans un coin un trou juste assez grand pour les laisser passer. Il menait à un corridor, tapissé de bois pourri, qui brillait comme du phosphore.
« Ne sentez-vous pas le délicieux parfum ? dit la souris. Le corridor a été entièrement frotté avec du lard ; toute une couenne y a passé. Humez donc la bonne odeur ! »
Puis ils entrèrent dans le grand salon. À droite se tenaient, sur plusieurs rangées, les dames souris ; elles murmuraient et chuchotaient, c’était un ramage intarissable. À gauche étaient placés les messieurs de la société ; de leur patte droite ils caressaient gracieusement leur moustache. Au milieu, les fiancés trônaient sous la croûte évidée d’une moitié de fromage de Hollande, qui faisait comme un dais au-dessus d’eux. Ils s’embrassaient fort tendrement, et c’était touchant de voir combien ils s’aimaient. Les invités continuaient à affluer, et la foule devint telle qu’ils commençaient à se bousculer les uns les autres et à se marcher sur les pattes.
Le salon avait été également frotté de lard. La bonne odeur qui s’en exhalait tint lieu de festin : les hôtes la respiraient avec force, et se pâmaient de plaisir. Au dessert, on apporta un gros pois sur lequel une maîtresse souris avait, avec ses dents aiguës, gravé les initiales des fiancés. C’était superbe ! Tous s’accordèrent à dire que c’était une noce magnifique, et qu’on s’était amusé comme des dieux.
Puis chacun s’en retourna chez soi. Hialmar rentra dans son équipage, enchanté comme les autres. Son bel uniforme avait été fort remarqué !
VENDREDI
« C’est incroyable, dit Ferme-l’Œil, combien de gens âgés, et même très âgés me demandent de délaisser les enfants et de venir les trouver. Ce sont surtout ceux qui ont mal agi, qui m’appellent. Ils disent : ‘Brave petit lutin, viens donc à notre secours. Nous ne pouvons dormir de toute la nuit et nos mauvaises actions repassent sans cesse devant notre esprit. Des milliers de diablotins dansent sur notre lit et nous envoient de l’eau chaude dans les yeux. Viens donc chasser cette horrible bande. Nous te payerons bien pour la peine : notre coffre-fort est rempli d’or. Si tu n’as pas confiance en nous, nous mettrons une jolie somme par avance, sur la fenêtre.’ Certes, continua Ferme-l’Œil, mais ce n’est jamais pour de l’argent que je me dérange.
— Qu’allons-nous bien entreprendre cette nuit ? interrompit Hialmar.
— Si cela ne t’ennuie pas de te rendre une seconde fois à une noce, dit Ferme-l’Œil, nous irons à celle qui se prépare dans la chambre à côté. Hermann, ton grand polichinelle, doit se marier avec Bertha, la plus belle des poupées de ta sœur. De plus, c’est la fête de la demoiselle, de sorte qu’elle recevra de magnifiques cadeaux, que nous pouvons aller admirer.
— Oui, je sais, dit Hialmar. Quand ma sœur pense que ses poupées ont besoin de nouvelles robes, elle dit toujours que c’est leur fête, ou qu’elles vont se marier. Cela a du arriver cent fois.
— C’est parfaitement exact, dit Ferme-l’Œil, et cette nuit, ce sera la cent-unième noce. Mais tu sais, après cent un, tout est fini, comme dit notre proverbe. Ce sera donc la dernière, aussi sera-t-elle superbe. Allons, partons. »
Ils entrèrent. Sur la table, au milieu du petit théâtre en carton, qui était magnifiquement éclairé, les fiancés étaient à côté l’un de l’autre, assis sur de beaux fauteuils dorés. Ils avaient l’air pensif, et regardaient modestement par terre, comme il convient dans cette occasion. Sur le devant, une compagnie de soldats de plomb se tenait comme garde d’honneur.
Ferme-l’Œil endossa le manteau de soie noire de la grand-mère, et maria Hermann et Bertha. Aussitôt un chant d’hyménée fut entonné par tous les meubles sur l’air de la retraite aux flambeaux.
Puis vint le défilé des cadeaux, il y en avait de magnifiques : des bibelots, des œuvres d’art. Les fiancés avaient demandé qu’on ne leur offrît pas de victuailles : cela ferait tort, disaient-ils, à la poésie de leurs sentiments.
« Maintenant, dit le jeune marié, il nous faut partir pour notre voyage de noces. Mais où irons-nous ? »
On consulta une hirondelle, qui avait beaucoup parcouru le monde, et la vieille poule de la basse-cour, qui avait déjà eu cinq couvées de petits poussins. L’hirondelle leur conseilla d’aller dans les beaux pays du sud, là où les raisins pendent en grosses grappes, où le ciel a des couleurs magiques qu’on ne connaît pas dans nos contrées du nord.
« Oui, mais, interrompit la poule, ils n’ont pas, là-bas, de choux rouges comme ici, de ces choux rouges qui sont le charme de l’existence. Tenez, l’été dernier j’étais avec mes poussins d’alors, à la campagne. Nous avions à notre disposition une carrière de sable, où nous pouvions gratter à notre aise. Et ce qu’il y avait de charmant, c’est que par un trou de la haie nous pouvions pénétrer dans le potager et nous régaler de choux rouges. Mes petits en raffolaient et les préféraient aux vers de terre.
— Soit, dit l’hirondelle, mais que le temps est mauvais, ici ! Il pleut la moitié de l’année.
— On y est habitué, répliqua la poule.
— Mais le plus souvent il fait très froid, et il gèle.
— Cela fait du bien aux choux, reprit la poule. Du reste, nous ne manquons pas de chaleurs. Souvenez-vous de l’été dernier : pendant six semaines on ne pouvait respirer, c’était comme sous les tropiques. Oui, je le dis bien haut : celui qui ne trouve pas que notre pays est la plus belle contrée de l’univers est un scélérat. Restez donc ici, monsieur et madame. Tenez, les voyages, cela n’a rien d’agréable ! J’ai une fois, étant poulette, fait un trajet de douze lieues, dans une charrette, enfermée dans un panier. Quels cahots, quels ennuis ! Rien qu’en y pensant, j’ai la chair de poule bien réellement, et non au figuré, comme disent nos maîtres.
— Cette poule me semble une personne bien raisonnable, dit la jeune madame Bertha. Moi non plus, je n’aime pas ces pays chauds. Et les montagnes, cela ne sert qu’à monter et à descendre. Non, nous irons plutôt nous établir dans la sablière, en dehors des portes de la ville, et nous nous promènerons dans le jardin aux choux. »
Le jeune marié, naturellement, fut de l’avis de sa femme, et il en fut ainsi.
SAMEDI
« Je suis un peu fatigué de toutes nos sorties des nuits dernières, dit Hialmar, lorsque Ferme-l’Œil fut près de son lit. Ne pourrais-tu pas seulement me raconter des histoires, aujourd’hui?
— Ce soir, je n’en ai pas le temps, répondit Ferme-l’Œil, en ouvrant le plus beau de ses deux parapluies et en l’étendant au-dessus de l’enfant. Regarde-moi ces beaux Chinois. »
L’étoffe du parapluie faisait l’effet d’une grande coupe de porcelaine de Chine transparente : on y voyait des arbres noirs au feuillage bleu, des pagodes dorées, des petits magots qui dodelinaient de la tête.
« Amuse-toi à regarder toutes ces merveilles, reprit Ferme-l’Œil. Moi je dois aider à tout ranger et à tout apprêter pour la fête de demain. Car c’est demain dimanche, comme tu sais. Il me faut monter au clocher, pour voir si les petits lutins de l’église ont bien nettoyé et poli la cloche, afin qu’elle donne un son pur et retentissant. Il me faut aller aux champs, veiller à ce que les vents soufflent la poussière qui ternit les fleurs et le gazon. Enfin, le plus difficile, je dois décrocher toutes les étoiles pour les récurer et les rendre brillantes. J’en prends un tas dans mon tablier, en ayant soin d’abord de les numéroter, et je numérote de même les trous d’où je les décroche ; comme cela je puis remettre chacune à sa place, sinon elles ne tiendraient pas, et nous aurions beaucoup trop d’étoiles filantes !
— Écoutez donc, monsieur Ferme-l’Œil, dit tout à coup un vieux portrait qui pendait à la muraille. Je suis l’arrière-arrière-grand-père du petit Hialmar. Je vous suis reconnaissant de ce que vous voulez bien distraire cet enfant. Mais je vous prie, de grâce, ne lui tournez pas la tête. On ne saurait aller décrocher les étoiles pour les polir. Ce sont des globes, comme notre Terre ; elles se meuvent à travers l’univers.
— Merci, vieil ancêtre, répondit Ferme-l’Œil, merci. Mais songe que je suis joliment plus âgé que toi, et que je puis me supposer davantage de sagesse que tu n’en as, bien que tu en possèdes une bonne quantité, n’étant pas de ce siècle. Les Romains et les Grecs me connaissaient déjà, et m’appelaient Morphée, le dieu du sommeil. J’ai fréquenté les plus puissants génies, les plus hautes intelligences ; j’ai toujours été reçu dans les meilleures maisons, et j’y vais encore. Je sais très bien m’y prendre, avec les petits comme avec les grands. Du reste, puisque tu crois en savoir plus long que moi, je te cède la place. Raconte tes histoires, si Hialmar veut les écouter. »
Sur ces mots, Ferme-l’Œil s’en alla, emportant son parapluie enchanté. L’arrière-arrière-grand-père murmura dans sa barbe, et allait peut-être dire quelque chose d’intéressant, mais, à ce moment, Hialmar brusquement se réveilla.
DIMANCHE
« Bonsoir, mon petit ami » dit Ferme-l’Œil.
Hialmar lui répondit par un gracieux signe de tête, puis il sauta du lit, et retourna contre la muraille le portrait du vieil ancêtre, pour qu’il ne vînt pas, comme la veille, interrompre la conversation.
« Voyons, aujourd’hui, c’est dimanche Conte-moi des histoires ! Raconte-moi celle des cinq petits pois qui habitaient une cosse, et celle de la grosse aiguille qui se croyait aussi fine qu’une aiguille à broder.
— Oh ! Des histoires, répondit Ferme-l’Œil, bien d’autres que moi pourront t’en dire ; moi j’aime mieux te faire voir des choses intéressantes. Tiens, je vais te montrer mon frère. Il s’appelle comme moi, Ferme-l’Œil. Mais il ne vient trouver personne plus d’une fois. À ce moment-là, il vous prend sur son cheval et vous conte une histoire. Il n’en connaît que deux. L’une est ravissante et amusante, bien plus qu’on ne peut l’imaginer, l’autre est horrible et épouvantable. »
Ferme-l’Œil mena le petit Hialmar à la fenêtre et, le soulevant dans ses bras, il lui dit :
— Vois-tu, là, celui qui passe au galop sur ce coursier rapide, c’est mon frère. Tu le connais de nom, les hommes l’appellent la Mort. Juges-en toi-même : il n’a pas l’air si affreux qu’on le représente sur les livres d’images, où on le figure comme un vilain squelette. Non, il a des broderies d’argent sur son habit, il porte un bel uniforme de hussard. Un manteau de velours noir flotte derrière lui sur son cheval. Regarde comme il avance au grand galop. »
Hialmar écarquillait les yeux. Il voyait le second Ferme-l’Œil passer comme le vent, sur son cheval noir, enlevant à droite, à gauche, des vieillards, des jeunes gens, des enfants. À tous il demandait :
« Voyons votre cahier ! Vos notes, quelles sont-elles ?
— Très bonnes ! répondaient toutes les personnes.
— Je veux voir par moi-même » disait Ferme-l’Œil.
Et il s’emparait du cahier. Ceux dont le livret portait la mention Très bien, ou Bien, il les plaçait devant lui sur le cheval et il leur contait sa jolie histoire. Ceux dont le livret portait Passable ou Mauvais, il les mettait en croupe et leur racontait l’histoire épouvantable, celle qui les faisait frissonner. Ils gémissaient et essayaient de sauter en bas du cheval, qui filait comme le vent. Mais ils y étaient comme attachés et ne pouvaient bouger.
« Mais ton frère, s’écria Hialmar, a vraiment meilleur air que toi. Ma foi, depuis que je l’ai vu, je n’ai plus peur de lui !
— Et tu as bien raison, répondit le premier Ferme-l’Œil, seulement veille bien à ce que ton cahier soit en règle.
— Voilà qui est instructif ! murmura le portrait de l’arrière-arrière-grand-père. Il est donc quelquefois utile de dire franchement son opinion. »
Et il parut satisfait.
Telle est l’histoire du petit elfe Ferme-l’Œil, cher petit lecteur. S’il revient ce soir, il t’en racontera peut-être davantage.
Comments