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Les trois cheveux d’or du diable

... un conte des frères Grimm

... avec des illustrations d'Artus Scheiner


Texte intégral. Texte et illustrations dans le domaine public.

Les illustrations d'Artus Scheiner ont été réalisées pour un autre conte, d'origine tchèque, Les trois cheveux d'or du Petit Père Soleil, de Karel Jaromír Erben, dans lequel le rôle du diable est joué par le soleil. Les deux contes, qui ont la même origine populaire, sont très ressemblants.


par Lina Dūdaitė

Illustration de couverture par Lina Dūdaitė


Il était une fois un pauvre homme et sa femme, dont le fils était né coiffé. On leur avait prédit que cet enfant épouserait un jour la fille du roi. Ce dernier eut connaissance de cette prédiction ; quand il sut que les parents de l’enfant étaient pauvres, il fut fort mécontent, et se promit bien que jamais leur fils n’épouserait sa fille. Il alla donc les trouver et leur dit d’un air tout amical :

« Vous êtes de pauvres gens, confiez-moi votre enfant, j’en aurai bien soin.

— Certainement pas ! » répondirent-ils.

Mais le roi les en pria si fort, tout en leur promettant une grosse somme d’argent, qu’à la fin, et comme ils n’avaient pour ainsi dire pas de pain à manger, ils consentirent en se disant : « L’enfant est né coiffé ; aucun mal ne lui arrivera. »


par Artus Scheiner

Le roi prit donc l’enfant, le mit dans une boîte et partit. Quand il arriva sur le bord d’une rivière profonde, il le jeta dans l’eau, en disant : « Ce n’est pas toi que ma fille prendra jamais pour mari. » Mais la boîte se mit à flotter, sans qu’il entrât dedans une seule goutte d’eau ; elle alla ainsi à la dérive et s’arrêta enfin contre l’écluse d’un moulin, à deux lieues environ de la capitale du royaume.


par Artus Scheiner

Un meunier des environs ne tarda pas à l’apercevoir ; il l’attira à lui à l’aide d’une longue perche, et, la trouvant lourde, crut qu’elle contenait un trésor. Mais quand il l’ouvrit, il vit un joli petit garçon, frais et éveillé. Le meunier et sa femme, qui n’avaient pas d’enfants, furent donc bien heureux d’adopter ce bébé. Ils le traitèrent avec bonté et l’élevèrent avec soin.


par Artus Scheiner

Treize ans plus tard, environ, le roi passa par hasard près du moulin, et il demanda au meunier si ce grand jeune homme, qu'il voyait là, était son fils.

« Non Sire, répondit celui-ci, je l’ai trouvé dans une boîte, contre l’écluse du moulin, quand il n’était encore qu’un tout petit bébé.

— Il y a de cela longtemps ? demanda le roi.

— Quelque treize ans, répondit le meunier.

Le roi comprit alors que c’était là l’enfant qu’il avait voulu noyer.

— Bonnes gens, demanda-t-il, pouvez-vous vous passer de lui un moment ? Je voudrais faire porter une lettre à la reine ; et je lui donnerai deux pièces d’or pour sa peine.


par Artus Scheiner

— Comme il plaira à Votre Majesté » dit le meunier.

Le roi écrivit à la reine une lettre, où il lui mandait de se saisir du messager, de le mettre à mort et de l’enterrer, de façon à ce qu’il trouvât la chose faite à son retour.


Le jeune garçon se mit en route ; mais il s’égara et arriva le soir dans un grand bois. Au milieu des ténèbres, il aperçut au loin une lumière et, se dirigeant de ce côté, il atteignit une petite maisonnette, où il trouva une vieille femme assise près du feu. Elle parut toute surprise de voir le jeune homme et lui dit :

« D’où viens-tu et où vas-tu ?

— Je viens du moulin, répondit-il. Je porte une lettre à la reine, mais j’ai perdu mon chemin, et je voudrais bien passer la nuit ici.

— Malheureux enfant, répliqua la femme, cette cabane est une cabane de voleurs, et, s’ils te trouvent ici, c’en est fait de toi.

— Je n’ai pas peur, répondit-il ; et, d’ailleurs, je suis si fatigué que je ne puis aller plus loin.

Et il posa la lettre sur la table, se coucha sur un banc, et s’endormit.

Quand les voleurs rentrèrent et le virent, ils demandèrent à la vieille qui était cet enfant.

— Ah ! dit la vieille, c’est un pauvre enfant qui s’est égaré dans le bois ; je l’ai reçu par compassion. Il porte une lettre à la reine et il a perdu son chemin. »

Les voleurs prirent la lettre, en brisèrent les cachets et lurent l’ordre que le roi donnait de mettre à mort le messager. Malgré la dureté de leur cœur, ils eurent pitié du pauvre diable. Alors, le chef de la bande déchira la lettre, et, pour jouer au roi un bon tour, il en écrivit une autre, par laquelle il priait la reine de donner la princesse en mariage à celui qui lui remettrait la missive.


par Artus Scheiner

Ils laissèrent le jeune homme dormir jusqu’au matin, puis ils lui montrèrent son chemin. Dès que la reine eut pris connaissance de la lettre, elle fit tout préparer pour la cérémonie. Les noces furent splendides. Comme le jeune homme était beau et aimable, la princesse l’accepta volontiers pour époux, et ils vécurent très heureux.


Quelque temps après, le roi revint dans son palais, et trouva que la prédiction était accomplie : l’enfant né coiffé avait épousé sa fille.

« Comment cela s’est-il fait ? demanda-t-il ; j’avais donné dans ma lettre un ordre tout différent.

La reine lui répondit :

— Mon cher époux, voici votre lettre ; lisez-la vous-même. »

Il la lut et vit bien qu’on avait changé la sienne. Il demanda au jeune homme ce qu’était devenue la lettre qu’il lui avait confiée, et pourquoi il en avait remis une autre.

« Je n’en sais rien, répliqua celui-ci ; il faut qu’on l’ait changée durant la nuit, quand j’ai couché dans la forêt. »

Le roi entra dans une grande colère :

« Cela ne se passera pas ainsi ! Celui qui prétend à ma fille doit me rapporter de l’enfer trois cheveux d’or de la tête du diable. Rapporte-les-moi, et ma fille t’appartiendra !

Il espérait bien que le jeune homme ne reviendrait jamais d’une pareille commission.

— Ce sera bientôt fait » dit le jeune homme.

Et il prit congé de sa femme et se mit en route.


Il arriva bientôt aux portes d’une grande ville. La sentinelle l’arrêta, et lui demanda quel était son état et ce qu’il savait.

« Tout, je sais tout, répondit-il.

— S’il en est ainsi, rends-nous le service de nous apprendre pourquoi notre fontaine, sur la place du marché, qui autrefois nous donnait du vin, s’est desséchée et ne fournit même plus d’eau. Apprends-le-nous, et nous te donnerons deux ânes chargés d’or.

— Bien volontiers, répondit-il ; je vous le dirai à mon retour. »

Plus loin, il arriva devant une autre ville, et là aussi la sentinelle lui demanda quel était son état et ce qu’il savait.

— Tout, répondit-il.

— Rends-nous alors le service de nous apprendre pourquoi un arbre, qui autrefois portait des pommes d’or, n’a plus même de feuilles désormais.

— Attendez, répondit-il ; je vous le dirai à mon retour. »

Il poursuivit sa route, et arriva au bord d’une grande rivière qu’il lui fallait traverser. Le passeur lui demanda, à son tour, quel était son état et ce qu’il savait.


par Artus Scheiner

« Tout, répondit-il.

— Alors, dit l’autre, rends-moi donc le service de m’apprendre pourquoi je suis indéfiniment condamné à rester à ce poste, sans jamais être relevé ; et je te récompenserai généreusement.

— Un peu de patience, répondit le jeune homme, je te le dirai à mon retour. »


De l’autre côté de la rivière, il trouva la bouche de l’enfer. Elle était noire et enfumée. Le diable n’était pas chez lui ; il n’y avait que son hôtesse, assise dans un large fauteuil.

« Que demandes-tu ? lui dit-elle d’un ton assez doux.

— Il me faut trois cheveux d’or de la tête du diable, sans quoi ma femme ne me sera pas rendue.

— C’est beaucoup demander, dit-elle, et si le diable t’aperçoit quand il rentrera, tu passeras un mauvais quart d’heure. Cependant tu m’intéresses, et je vais tâcher de te venir en aide. »

Elle le changea en fourmi et lui dit :

« Monte dans les plis de ma robe ; là tu seras en sûreté.

— Merci, répondit-il, voilà qui va bien. Mais j’aurais besoin en outre de savoir trois choses : pourquoi une fontaine qui versait toujours du vin ne fournit plus même d’eau ; pourquoi un arbre qui portait des pommes d’or n’a plus même de feuilles ; et si un certain passeur doit toujours rester à son poste sans jamais être relevé.

— Ce sont trois questions difficiles, dit-elle. Mais tiens-toi bien tranquille, et sois attentif à ce que le diable dira quand je lui arracherai les trois cheveux d’or. »


Quand le soir arriva, le diable revint chez lui. À peine était-il entré, qu’il remarqua une odeur extraordinaire.

« Il y a du nouveau ici ! dit-il ; je sens la chair humaine. »


par Artus Scheiner

Et il alla fureter dans tous les coins, mais sans rien trouver. L’hôtesse lui chercha querelle :

« Je viens de balayer et de ranger, dit-elle, tu vas tout bouleverser ! Et tu as toujours l’impression de sentir la chair humaine ! Assieds-toi plutôt, et mange ton souper. »

Quand il eut soupé, il se sentit fatigué ; il posa sa tête sur les genoux de son hôtesse, et lui dit de lui chercher un peu les poux ; mais il ne tarda pas à s’endormir et à ronfler. La vieille saisit un cheveu d’or, l’arracha et le mit de côté.

« Hé, s’écria le diable, qu’as-tu donc fait ?

— Je viens de faire un mauvais rêve, dit l’hôtesse, et je t’ai pris par les cheveux.

— Qu’as-tu donc rêvé ? demanda le diable.

— J’ai rêvé que la fontaine d’un marché, qui versait toujours du vin, s’était arrêtée et qu’elle ne donnait plus même d’eau ; quelle en peut être la cause ?

— Ah ! Si seulement ils le savaient ! répliqua le diable. Il y a un crapaud, sous une pierre, dans la fontaine. Il leur suffirait de le tuer, et le vin recommencerait à couler. »

L’hôtesse se remit à lui chercher les poux ; il se rendormit, et ronfla de façon à ébranler les vitres.

Alors, elle lui arracha le second cheveu.

« Hé ! Que fais-tu ? s’écria le diable en colère.

— Ne t’inquiète pas, répondit-elle. C’est seulement un rêve que j’ai fait.

— Qu’as-tu rêvé encore ? demanda-t-il.

— J’ai rêvé que dans un pays, il existe un arbre qui autrefois portait des pommes d’or, et qui aujourd’hui n’a plus même de feuilles ; quelle en pourrait être la cause ?

— Ah ! S’ils le savaient ! répliqua le diable. Il y a une souris, qui en ronge les racines. Il suffirait de la tuer, et l’arbre redonnerait des pommes d’or. Mais si elle continue à les ronger, alors l’arbre mourra tout à fait. Maintenant, laisse-moi en paix avec tes rêves. Si tu me réveilles encore, je te donnerai un soufflet. »

L’hôtesse l’apaisa, et se remit à lui chercher ses poux jusqu’à ce qu’il se fût rendormi en ronflant. Alors elle saisit le troisième cheveu d’or, et l’arracha. Le diable se leva en criant et voulait la battre. Elle le radoucit encore en disant :

« Qui donc peut se garder d’un mauvais rêve ?

— Qu’as-tu donc rêvé encore ? demanda-t-il avec curiosité.

— J’ai rêvé d’un passeur, qui se plaignait de toujours devoir passer la rivière avec sa barque, sans que personne ne le remplaçât jamais.

— Ah, le sot ! s’exclama le diable. Le premier qui viendra pour passer la rivière, il n’a qu’à lui mettre sa rame à la main ; il sera libre, et l’autre sera obligé de faire le passeur à son tour. »

Comme l’hôtesse lui avait arraché les trois cheveux d’or, et qu’elle avait tiré de lui les trois réponses, elle le laissa en repos, et il dormit jusqu’au matin.


Quand le diable eut quitté la maison, la vieille prit la fourmi dans les plis de sa robe, et rendit au jeune homme son apparence humaine.

« Voilà les trois cheveux, lui dit-elle ; mais as-tu bien écouté les réponses du diable à tes questions ?

— Très bien, répondit-il, et je m’en souviendrai.

— Te voilà donc hors d’embarras, et tu peux reprendre ta route. »

Il remercia la vieille qui l’avait si bien aidé, et sortit de l’enfer, fort joyeux d’avoir si heureusement réussi.


Quand il arriva devant le passeur, avant de lui donner la réponse promise, il lui fit d’abord traverser la rivière, et alors seulement il lui fit part du conseil donné par le diable :

« Le premier qui viendra pour passer la rivière, tu n’as qu’à lui mettre ta rame à la main. »

Plus loin, il retrouva la ville à l’arbre stérile ; la sentinelle attendait aussi sa réponse :

« Tuez la souris qui en ronge les racines, dit-il, et les pommes d’or reviendront. »

La sentinelle, pour le remercier, lui donna deux ânes chargés d’or.

Enfin, il parvint à la ville dont la fontaine était à sec. Il dit à la sentinelle :

« Il y a un crapaud, sous une pierre, dans la fontaine ; cherchez-le et tuez-le. Le vin recommencera à couler en abondance. »

La sentinelle le remercia, et lui donna lui aussi deux ânes chargés d’or.


Enfin, le jeune homme revint auprès de sa femme, qui se réjouit dans son cœur en le voyant de retour et en apprenant que tout s’était bien passé. Il remit au roi les trois cheveux d’or du diable. Celui-ci, en apercevant les quatre ânes chargés d’or, fut grandement satisfait et lui dit :

« À présent, toutes les conditions sont remplies, et ma fille est à toi. Mais, mon cher gendre, dis-moi d’où te vient tant d’or, car c’est un trésor énorme que tu rapportes.

— Je l’ai pris, dit-il, de l’autre côté d’une rivière que j’ai traversée ; c’est le sable du rivage.

— Pourrais-je m’en procurer autant ? lui demanda le roi, dévoré de cupidité.

— Autant que vous voudrez, répondit le jeune homme. Vous trouverez un passeur ; adressez-vous à lui pour traverser la rivière, et vous pourrez remplir vos sacs. »

L’avide monarque se mit aussitôt en route, et, arrivé au bord de l’eau, il fit signe au passeur de lui amener sa barque. Celui-ci le fit monter, et, quand ils furent sur l’autre rive, il lui mit la rame à la main et sauta dehors. Le roi devint ainsi le nouveau passeur, en punition de ses péchés.


par Artus Scheiner

L’est-il encore ?

Eh ! Sans doute, puisque personne ne lui a repris la rame !


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