Conte traditionnel russe
… avec des illustrations d’Alexander Lindberg
Les illustrations de ce conte ne sont pas dans le domaine public.
Le texte n'est pas non plus libre de droits, mais l'origine de la traduction en français est indéterminée.
Un fermier avait trois fils. Les deux aînés, intelligents et travailleurs, étaient bien mariés ; mais on ne pouvait imaginer garçon plus paresseux que le cadet ! On le disait un peu simple d’esprit. Il passait ses journées sur le fourneau à ne rien faire. Un jour que leurs maris se rendaient au marché, les femmes demandèrent à Émilien d’aller leur chercher de l’eau à la rivière. Perché sur son poêle, il refusa et ne bougea pas.
« Vas-y, grondèrent-elles, sinon tes frères ne te rapporteront pas de cadeau.
— Oh ! Bon ! » grogna-t-il.
Et, prenant deux seaux, il se dirigea vers la rivière, cassa la glace et emplit ses récipients. Puis, regardant dans le trou, il aperçut un brochet : il s’en saisit prestement, avec l’idée que sa laitance améliorerait le dîner. Mais le brochet se mit à parler :
« Émilien, rejette-moi à l’eau ! Je te rendrai service.
— Et quel service pourrais-tu bien me rendre ? répondit Emilien en riant. Je vais te ramener à la maison et dire aux femmes de faire cuire tes œufs. Nous aurons un repas succulent.
— Émilien ! Je t’en supplie, rejette-moi à la rivière ; je te promets que je ferai tout ce que tu voudras.
— D’accord ! Mais peut-être me joues-tu un tour ?
— Écoute, que désires-tu à cet instant même ?
— Je voudrais que mes seaux rentrent tout seuls à la maison sans renverser d’eau.
— Rappelle-toi, dit le poisson, lorsque tu auras envie de quelque chose, tu n’auras qu’à prononcer ces paroles : Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait !
Émilien répéta :
— Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Seaux, rentrez seuls à la maison ! »
Aussitôt, les seaux commencèrent à gravir d’eux-mêmes le flanc de la colline. Émilien rejeta le brochet à la rivière et suivit les seaux en riant, traversant le village en provoquant l’étonnement général. Une fois dans l’isba, les seaux se rangèrent à leur place habituelle et Émilien alla s’asseoir sur son fourneau.
Un peu plus tard, les femmes lui demandèrent de leur couper du bois.
« Je n’en ai pas envie ! dit Émilien.
— Si tu ne le fais pas, tes frères ne te rapporteront pas de bonbons du marché !
Se levant à contrecœur, il se souvint tout à coup du brochet et il marmonna :
— Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Hache ! Va couper du bois ! Bois ! Va à la cuisine et remplis le poêle ! »
La hache sortit de dessous le banc, sauta dans la cour et se mit à couper du bois ; les fagots rentrèrent d’eux-mêmes dans l’isba et se chargèrent dans le poêle.
Quelques jours plus tard, les femmes dirent de nouveau à Émilien :
« Nous n’avons plus de bûches ; va abattre un arbre.
— Non ! D’abord, pourquoi n’y allez-vous pas vous-mêmes ?
— Ce n’est pas notre travail, voyons ! »
Émilien se résigna ; il prit une hache, une corde, et, grimpant dans le traîneau, il demanda aux femmes de lui ouvrir la barrière, mais elles s’écrièrent :
« Grand sot ! Tu n’as pas attelé le cheval !
— Je n’en ai pas besoin ! Ouvrez donc !
Puis il murmura :
— Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Traîneau, conduis-moi à la forêt ! »
Le traîneau s’élança à toute allure, traversa la ville, écrasant tous ceux qui se trouvaient sur son passage ; les gens hurlaient, essayaient de l’arrêter, mais Émilien n’écoutait rien. Il arriva dans la forêt. Là, il dit :
« Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Hache ! Coupe du bois sec ! Bois ! Entasse-toi sur le traîneau et attache-toi solidement avec la corde ! »
Et tout se passa comme il le voulait. Quand ce fut prêt, il commanda encore à la hache de lui préparer un bon gros gourdin, et, s’asseyant sur le tas de bois, il prononça les paroles magiques ; le traîneau démarra à toute allure en direction de l’isba. Mais il lui fallait traverser la ville et toute la population l’attendait ; on le prit, on le maltraita et il se rendit compte que cela commençait à mal tourner. Il murmura alors :
« Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Gourdin ! Donne-leur une bonne volée ! »
Et le gourdin se mit à faire de tels moulinets que tout le monde préféra s’enfuir ! Émilien remonta en traîneau et rentra chez lui. Le tsar apprit évidemment ce qui s’était passé, il envoya un de ses officiers chercher Émilien.
« Est-ce toi, Émilien le Simple ? demanda l’émissaire du tsar.
— Que voulez-vous ? demanda Émilien du haut de son fourneau.
— Habille-toi et accompagne-moi au palais.
— Je ne veux pas !
L’officier, furieux, leva la main pour frapper, mais Émilien murmura :
— Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Gourdin ! Donne-lui une bonne correction ! »
Le malheureux n’eut la vie sauve que grâce à la vitesse de ses jambes ! Le tsar envoya alors son chambellan ; celui-ci acheta des raisins et du pain d’épices, puis s’informa auprès des deux femmes des goûts d’Émilien.
« Notre Émilien, dirent-elles, aime qu’on lui parle gentiment ; il adore aussi les vêtements de couleurs vives. »
Le chambellan proposa des fruits au jeune homme, puis il lui promit un bel habit rouge, un chapeau et des bottes s’il acceptait de l’accompagner chez le tsar. Émilien se laissa persuader :
« Partez en avant, je suivrai, dit-il.
Puis, toujours assis sur son fourneau, il prononça :
— Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Fourneau ! Emmène-moi chez le tsar ! »
L’isba trembla soudain, un pan de mur s’ouvrit ; le fourneau sortit, descendit le long de la grand-route, puis arriva au palais, Émilien perché dessus. Surpris par l’étrange aspect de cet équipage, le tsar demanda ce que c’était.
« C’est Émilien ! » lui répondit-on. Le souverain s’adressa alors au jeune homme :
« Pourquoi écrases-tu les gens, Émilien ?
— Pourquoi donc les gens se jettent-ils sous mon traîneau ? » rétorqua Émilien. Au même moment, il aperçut la fille du tsar, la princesse Maria, qui se penchait à sa fenêtre, et il murmura aussitôt :
« Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Que la fille du tsar soit amoureuse de moi !
Puis il ajouta :
— Fourneau ! Ramène-moi à la maison ! »
L’engin fit demi-tour, rentra à l’isba, et reprit sa place habituelle.
De son côté, la princesse Maria remplissait le palais de ses pleurs et, de ses lamentations, réclamant Émilien comme mari. Le tsar n’en avait pas très envie, il ordonna toutefois à son chambellan de lui ramener mort ou vif cet Émilien.
Celui-ci se rendit donc chez le jeune homme avec du vin et des sucreries ; il le fit boire et manger tant et tant que le pauvre, un peu grisé, s’endormit ; le chambellan en profita pour le mettre dans sa calèche et le ramener ainsi au palais. Le tsar commanda un grand tonneau. On y enferma Émilien et la princesse, on cercla et goudronna le tonneau, et on le lança dans la mer.
À son réveil, Émilien se rendit compte qu’il était dans une sorte de réduit sombre.
« Où suis-je ? s’inquiéta-t-il.
— Comme on s’ennuie ici ! répondit une voix tout près de lui. On étouffe ! Mon cher Émilien, on nous a mis dans un tonneau et on nous a jetés à l’eau !
— Mais qui êtes-vous donc ?
— Je suis la princesse Maria. »
Émilien, reprenant ses esprits, dit alors :
« Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Vents ! Soufflez en tempête ! Poussez-nous sur une plage de sable doré ! Délivrez-nous à l’instant même ! »
Un violent ouragan s’éleva subitement, d’énormes vagues roulèrent sur le rivage le tonneau, qui s’ouvrit. Émilien et la princesse sortirent de leur inconfortable prison.
« Où allons-nous vivre maintenant ? interrogea Maria. Construis-nous un abri, une hutte, n’importe quoi !
— Je ne veux pas ! refusa Émilien.
Mais elle n’eut de cesse qu’il ne fasse quelque chose ; de guerre lasse, il prononça :
— Tel est l’ordre du brochet ! Tel est mon souhait ! Il me faut un palais de pierre blanche avec un toit d’or. »
Une magnifique demeure s’éleva aussitôt, entourée d’un jardin rempli de fleurs et d’oiseaux ; tous deux prirent place à une fenêtre, et la princesse proposa :
« Cher Émilien, si tu te transformais en un beau jeune homme ? »
Cette fois-ci, Émilien ne se fit pas prier, il prononça les paroles magiques et fut changé sur-le-champ en un prince aux grands yeux malicieux.
Or, un jour, le tsar, au cours d’une partie de chasse, aperçut ce palais qu’il ne connaissait pas.
« Quel est le goujat, dit-il, qui a eu le mauvais goût de construire sa demeure sur mes terres, sans ma permission ? »
Il envoya un messager se renseigner.
La princesse fit répondre que le tsar était invité à venir voir par lui-même. Quelle ne fut pas la surprise du souverain d’être reçu par sa propre fille !
« Mais qui es-tu donc, beau jeune homme ? demanda-t-il.
— Vous souvenez-vous d’Émilien le Simple, qui se promenait sur son fourneau, et que vous avez fait jeter à la mer avec la princesse Maria ? Eh bien, cet Émilien, c’est moi ! Et, s’il m’en prenait envie, je pourrais mettre votre royaume à feu et à sang ! »
À ces mots, le tsar prit peur, demanda grâce, et, pour avoir la vie sauve, offrit à Émilien son royaume et lui accorda la main de sa fille.
« Je veux bien. » Émilien accepta avec plaisir.
On célébra en grande pompe le mariage d’Émilien et de la princesse Maria ; et le jeune prince gouverna le pays à la place du tsar.
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