Conte traditionnel russe
… illustré par Ivan Bilibine
Le texte, la couverture, et les illustrations du conte par Ivan Bilibine sont dans le domaine public.
Sur le personnage de Kochtcheï l'Immortel dans les contes russes, un lien intéressant ICI, et la page Wikipédia.
Dessin de couverture par Boris Zvorykin
Il était une fois un prince, appelé Ivan, qui avait trois sœurs : Maria, Olga et Anna. Leurs parents, sentant leur mort prochaine, firent venir leur fils et lui dirent :
« Si un prétendant, quel qu’il soit, te demande la main de l’une de nos filles, accorde-la-lui, que toutes se marient. »
Après l’enterrement, alors qu’Ivan se promenait avec ses sœurs dans le jardin, un nuage noir obscurcit le ciel et il y eut un grand coup de tonnerre. Un second coup se fit entendre au moment où ils se réfugiaient dans une pièce du palais. Le plafond s’entrouvrit, laissant passer un faucon blanc. Celui-ci frappa le sol et se changea en un beau jeune homme.
« Bonjour, prince Ivan, dit-il, j’ai été autrefois ton invité ; aujourd’hui, je viens te demander la main de ta sœur, la princesse Maria.
— Si tu aimes ma sœur, répondit Ivan, je te la confie, et que Dieu la bénisse. »
La princesse accepta et épousa le faucon.
Une année s’écoula. Un jour qu’Ivan se promenait avec ses autres sœurs, un nuage noir obscurcit soudain le ciel, accompagné d’un tourbillon et d’un éclair. Ils étaient à peine rentrés au palais qu’un coup de tonnerre ébranla la pièce. Le plafond s’entrouvrit, laissant passer un aigle. Celui-ci toucha le sol et se changea en un beau jeune homme.
« Bonjour, prince Ivan, dit-il, je suis déjà venu ici en invité ; aujourd’hui, je viens en prétendant demander ta sœur Olga pour épouse.
— Si tu aimes ma sœur et si elle consent, répondit Ivan, je veux bien. »
Et c’est ainsi que la princesse épousa l’aigle et le suivit dans son royaume.
Une autre année s’écoula. Un jour qu’Ivan se promenait avec sa dernière sœur, un éclair zébra le ciel, suivi d’un coup de tonnerre ; un second coup ébranla la pièce ou ils s’étaient réfugiés. Le plafond s’entrouvrit, laissant passer une corneille. Celle-ci toucha le sol et se transforma en un magnifique jeune homme, dont la beauté surpassait encore celle de l’aigle et du faucon.
« Je suis déjà venu ici en invité, dit-il à Ivan. Cette fois-ci, je viens te demander la main d’Anna.
— Je te l’accorderai volontiers, répondit Ivan, si ma sœur le désire et si tu l’aimes. »
La princesse Anna épousa donc la corneille et partit à son tour. Ivan demeura seul pendant une année entière. Un jour, l’envie le prit de revoir ses sœurs et il se mit en route.
Il eut à traverser un terrain jonché de cadavres. Comme il se demandait tout haut qui avait bien pu exterminer cette armée, un homme, le seul survivant, lui dit :
« L’auteur de ce terrible massacre n’est autre que la belle reine Maria Morevna. »
Plus loin, se dressaient des tentes blanches ; de l’une d’elles, la belle Maria sortit et accueillit Ivan :
« Où vas-tu, Prince, au-devant de la liberté ou vers l’esclavage ?
— Les beaux jeunes gens ne cherchent pas l’esclavage !
— Eh bien, puisque tu n’es pas pressé, accepte mon hospitalité » répliqua-t-elle.
Ils tombèrent amoureux l’un de l’autre, et s’épousèrent. Maria Morevna emmena Ivan dans son pays et ils y vécurent heureux pendant quelque temps.
La reine, un jour, décida d’entrer en guerre contre un pays voisin ; elle confia la régence à Ivan et lui dit :
« Fais exactement tout ce que tu veux ; je t’interdis seulement, ajouta-t-elle en lui montrant la porte d’un cagibi, de pénétrer dans cette pièce. »
Mais, sitôt la reine partie, Ivan ne put retenir sa curiosité : il ouvrit la porte du cagibi, et y trouva, attaché par douze chaînes, Kochtcheï l’Immortel.
« Aie pitié de moi, Ivan, supplia celui-ci, donne-moi de l’eau. Voici deux ans que je souffre ici, sans boire ni manger, et j’ai la gorge sèche. »
Ivan lui en apporta un seau, que Kochtcheï but d’un trait, puis deux, puis trois ! L’eau lui rendit ses forces ; il secoua ses chaines et les rompit toutes les douze a la fois.
« Merci, dit-il. Désormais, tu ne verras plus Maria. »
Une rafale de vent l’emporta par la fenêtre ; il rattrapa Maria Morevna et l’emmena avec lui. Le prince, resté seul, la pleura amèrement. Puis il décida de partir à sa recherche, et de la retrouver à tout prix.
Trois jours plus tard, il arriva devant un palais magnifique. Un faucon blanc s’envola d’un chêne où il était perché, et, touchant le sol, se changea en un beau jeune homme.
« Mais c’est mon beau-frère Ivan ! s’écria-t-il. Que deviens-tu ? »
À ces mots, la princesse Maria accourut, heureuse de revoir son frère. Ivan passa trois jours chez eux, puis il leur annonça son intention de poursuivre ses recherches.
« Tu auras du mal à retrouver ta femme, dit le faucon, mais laisse-nous ta cuiller d’argent. En la regardant, nous penserons à toi. »
Le prince laissa donc sa cuiller et reprit son voyage. À l’aube du troisième jour, il atteignit un palais encore plus somptueux que celui du faucon. Un aigle était perché sur un chêne. À la vue d’Ivan, il descendit de son arbre, frappa le sol et se transforma en un beau jeune homme.
« Debout, Olga ! cria-t-il. Voici ton frère ! »
La princesse accueillit joyeusement Ivan, qui passa trois jours avec eux. Lorsqu’il décida de poursuivre son voyage, l’aigle lui dit :
« Ce sera difficile de retrouver ton épouse. Laisse-nous ta fourchette d’argent, nous la regarderons de temps en temps et nous penserons à toi. »
Le prince leur remit sa fourchette et partit. À l’aube du troisième jour, il arriva devant un palais encore plus splendide que les précédents. Sur un chêne, était perchée une corneille, qui, voyant Ivan, descendit de son arbre, frappa le sol et se transforma en un beau jeune homme.
« Princesse Anna, viens vite ! Voici venir ton frère ! »
Anna accourut, heureuse de cette visite. Au bout de trois jours, Ivan fit ses adieux. La corneille lui dit alors :
« Tu auras du mal à retrouver la belle Maria. Laisse-nous donc ta tabatière en argent, nous penserons à toi en la regardant. »
Ainsi fut fait et Ivan reprit la route. Deux jours s’écoulèrent avant qu’il ne retrouve Maria ; celle-ci, s’avançant vers son mari bien-aimé, se jeta dans ses bras en soupirant :
« Ah ! Ivan ! Pourquoi m’as-tu désobéi ? Pourquoi as-tu ouvert le cagibi et délivré Kochtcheï l’Immortel ?
— Pardonne-moi, Maria. Mais il n’est plus temps de me faire des reproches Sauvons-nous plutôt, avant que Kochtcheï ne nous voie ! Peut-être ne pourra t il pas nous rattraper ! »
Et ils s’enfuirent. Lorsque Kochtcheï rentra de la chasse, son cheval fit subitement un faux pas
« Que se passe-t-il, vieille haridelle ? demanda-t-il, pourquoi trébuches-tu ? Pressens-tu quelque malheur ?
— Le prince Ivan est venu reprendre Maria Morevna.
— Pourrons-nous les rattraper ? s’inquiéta Kochtcheï.
— Tu pourrais semer ton blé, attendre qu’il lève, le moissonner, le battre, le moudre, faire cinq fournées de pain, manger ce pain, et alors seulement te lancer à leur poursuite : tu les rejoindrais quand même. »
Kochtcheï partit ventre à terre, et les rattrapa rapidement.
« Je te pardonnerai, dit-il à Ivan, une fois, deux fois à la rigueur, pour te remercier de m’avoir donné à boire. Mais, après, gare à toi ! »
Puis, laissant Ivan effondré, il emmena la princesse avec lui. Ne se tenant pas pour battu, le prince profita d’un jour ou Kochtcheï était à la chasse pour retrouver Maria. Mais, craignant d’être rattrapée, elle refusa de le suivre. Il insista :
« Tant pis ! Nous passerons une heure ou deux ensemble. »
Lorsque Kochtcheï rentra, son cheval trébucha.
« Que se passe-t-il ? Pressens-tu quelque chose ?
— Ivan est venu et a pris Maria, répondit le cheval.
— Pourrons-nous les rattraper ?
— Tu pourrais semer de l’orge, la laisser lever, la moissonner, la battre, en faire de la bière, la boire et t’enivrer, cuver ton ivresse, et, alors seulement, partir à leur poursuite, tu les rattraperais quand même. »
Kochtcheï s’élança au galop et les rejoignit bientôt.
« Je te pardonne encore cette fois-ci, dit-il à Ivan en reprenant la princesse, mais c’est la dernière. Si tu essaies encore, je te couperai en petits morceaux ! »
Ivan, cependant, ne perdit pas courage. Alors que Kochtcheï était à la chasse, il retrouva de nouveau la princesse. Elle refusa de l’accompagner :
« Tu sais bien qu’il va te couper en morceaux, dit-elle.
— Tant pis, rétorqua Ivan, je ne peux vivre sans toi. »
Lorsque Kochtcheï rentra, il sut que le prince avait repris Maria Morevna, car son cheval trébucha. Et, sans plus attendre, il se lança à leur poursuite, les rattrapa, découpa Ivan en petits morceaux qu’il enferma dans un tonneau goudronné et cerclé de fer, puis jeta le tout à la mer. Il ramena ensuite Maria au palais.
Au même moment, les objets d’argent que le prince avait laissés à ses sœurs se ternirent. Pressentant un malheur, l’aigle s’envola. Apercevant le tonneau qui flottait sur la mer, il le tira sur le rivage. Le faucon alla chercher de l’eau pétillante et la corneille de l’eau dormante. Puis, ouvrant le tonneau, ils en sortirent les morceaux d’Ivan et les assemblèrent. L’eau dormante les recolla et l’eau pétillante lui rendit la vie.
« Comme j’ai bien dormi ! soupira-t il.
— Tu aurais dormi plus longtemps si nous n’étions pas venus ! Maintenant, il faut que tu rentres avec nous. »
Mais Ivan refusa leur invitation et partit de nouveau. Il retrouva Maria Morevna, et lui demanda de se renseigner auprès de Kochtcheï pour savoir où il s’était procuré un aussi rapide coursier.
« Eh bien, voila, dit Kochtcheï à Maria. Au-delà de vingt-sept pays, dans le trentième royaume, sur l’autre rive du Fleuve de Feu, vit une sorcière, Baba Yaga. Elle possède des juments, dont une peut faire le tour de la Terre en quelques heures. J’ai gardé son troupeau pendant trois jours, et, en remerciement, elle m’a donné un poulain.
— Mais comment as-tu traversé le Fleuve de Feu ?
— J’ai un mouchoir magique, qui, lorsque je l’agite trois fois vers la droite, fait surgir un pont si haut que les flammes ne peuvent l’atteindre. »
Maria réussit à s’emparer du mouchoir magique, et elle le donna à Ivan.
Le prince put ainsi traverser le Fleuve de Feu, et il se mit à la recherche de la sorcière. Il marcha longtemps sans boire ni manger ; la faim le tenaillait lorsque, voyant un oiseau et ses oisillons, il voulut en prendre un.
« Prince, supplia la mère, ne tue pas mes petits, un jour viendra où je te rendrai service. »
Continuant son chemin, il vit une ruche ; il allait ramasser un peu de miel lorsque la reine des abeilles lui dit :
« Ne prends pas mon miel, Prince, un jour viendra où je te rendrai service. »
Complètement affamé, il poursuivit sa route.
Une lionne passa devant lui avec son lionceau. Il s’apprêtait à le tuer, quand la mère l’implora :
« Ne fais pas de mal à mon enfant, Prince. Un jour viendra ou je te rendrai service. »
Mourant de faim, Ivan arriva enfin chez la sorcière. Autour de la maison, se trouvaient douze piquets ; une tête d’homme était empalée sur onze d’entre eux, le douzième ne portait rien. La sorcière lui demanda :
« Pourquoi donc es-tu venu ici ?
— Je voudrais posséder une de vos juments, répondit Ivan.
— D’accord, Prince. Tu garderas mon troupeau pendant trois jours. Si, au bout de ce temps, tu n’en as pas perdu une seule, je t’en donnerai une ; sinon, ta tête ira embellir ce poteau ! »
Le jeune homme accepta. La sorcière lui donna à boire et à manger, puis il mena les juments au pâturage.
À peine arrivées, elles se mirent à ruer et se sauvèrent dans la campagne, laissant Ivan désespéré. Un oiseau s’approcha alors.
« Debout, Prince, dit-il, ne te tracasse pas, les juments sont déjà de retour à l’écurie ! »
Effectivement, il entendit la sorcière vociférer contre les bêtes :
« Pourquoi diable êtes-vous rentrées ?
— Nous ne pouvions faire autrement, des oiseaux venaient de partout nous crever les yeux.
— Puisque c’est ainsi, demain, vous irez dans la forêt. »
Le prince dormit en paix cette nuit-là. Le lendemain, la sorcière lui fit les mêmes recommandations que la veille. À peine arrivées au pâturage, les juments, agitant la queue, s’éparpillèrent dans la forêt. Ivan essaya bien de les rassembler, mais en vain, et, fatigué, il s’endormit. Une lionne le réveilla en disant :
« Tu peux aller, Prince, les juments sont à l’écurie, à présent. »
En effet, il entendit la vieille, encore plus furieuse, vociférait contre son troupeau.
« Nous sommes rentrées, se défendaient les juments, car des bêtes sauvages venaient nous assaillir et nous dévorer !
— Eh bien, demain, vous irez dans la mer ! »
Ivan passa une bonne nuit. Le lendemain matin, les juments, dès leur arrivée au pâturage, se précipitèrent la mer. Perplexe, Ivan s’assit. Tout à coup, la reine des abeilles vola vers lui et dit :
« Debout, Prince, les bêtes sont rentrées. Va chez la sorcière, mais ne te montre pas. Cache-toi dans l’écurie, derrière les mangeoires, tu y trouveras un malheureux poulain couché dans le crottin. À minuit, sauve-toi avec lui. »
Ivan, du fond de sa cachette, entendit la sorcière hurler contre les juments.
« Que faire sinon rentrer ? répondaient-elles. Des essaims d’abeilles nous ont attaquées, en nous piquant jusqu’au sang ! »
À minuit, quand la vieille fut endormie, Ivan prit le poulain et quitta les lieux au grand galop. Devant le Fleuve de Feu, il agita trois fois le mouchoir de Kochtcheï vers la droite, et, au-dessus de la rivière, un grand pont apparut aussitôt. Apres l’avoir traversé, Ivan agita son mouchoir vers la gauche, deux fois seulement, et il ne resta plus qu’un pont très fragile. Le prince donna ensuite une bonne ration d’herbe fraîche à son poulain, qui se transforma sur-le-champ en un cheval magnifique.
À son réveil, la sorcière s’aperçut qu’Ivan s’était enfui avec le poulain. Grimpant dans son mortier de fer, se servant du pilon pour l’exciter, et d’un balai de jonc pour effacer les traces de son passage, elle se lança à la poursuite des fugitifs.
Devant le Fleuve de Feu, elle vit le pont, le jugea suffisamment solide et s’y engagea. Mais, au milieu, il s’effondra sous son poids, la précipitant dans la rivière, où elle périt misérablement.
Pendant ce temps, Ivan retrouva Maria Morevna ; il lui narra ses aventures.
« Partons, maintenant, dit-il, Kochtcheï ne nous rattrapera plus, car mon cheval est aussi rapide qu’un oiseau. »
Lorsque Kochtcheï l’Immortel rentra chez lui, sa monture fit un faux pas :
« Que se passe-t-il, vieille haridelle ? s’inquiéta-t-il.
— Ivan a repris Maria Morevna.
— Pourrons-nous les rattraper?
— Dieu seul le sait, répondit le cheval, car Ivan a désormais un cheval encore meilleur que moi !
— Je ne saurai le laisser s’échapper, dépêchons-nous ! »
Après une galopade effrénée, il rejoignit Ivan. Au moment ou il levait son sabre pour lui trancher la tête, le cheval du prince se mit à ruer des pattes de derrière, atteignant Kochtcheï en plein front. Ivan l’assomma, prépara un bûcher, l’alluma et y jeta Kochtcheï, puis il éparpilla ses cendres aux quatre vents.
Le prince enfourcha sa monture, Maria monta celle de Kochtcheï, et tous deux prirent la route. Ils firent halte tour a tour chez la corneille, l’aigle et le faucon.
« Tu sais, Ivan, lui avouèrent ses sœurs et ses beaux-frères, nous avions bien perdu l’espoir de te revoir vivant ! Mais nous comprenons maintenant la raison de ta persévérance, car vraiment, il n’est dans le monde princesse plus merveilleuse que Maria Morevna ! »
Après de grandes réjouissances, le prince et la princesse regagnèrent leur royaume, et ils y coulèrent ensemble des jours heureux.
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