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    Les joujoux, Edmond Rostand

    Photo du rédacteur: LucienneLucienne

    ... extrait du recueil Les Musardises


    Illustration de couverture par Jan Griffier


    Au lecteur


    MUSARDISE. s. f. Action de celui qui musarde. MUSARDER, v. n. Perdre son temps à des riens.

    C’est là ce que tu trouveras dans le dictionnaire, ami Lecteur. Et là-dessus tu n’auras pas grande estime pour un volume de vers qui s’appelle « Les Musardises », c’est-à-dire les bagatelles, les enfantillages, les riens.

    Mais pour peu que tu sois un lettré, ayant connaissance des mots de ta langue et de leur sens exact, ce titre ne sera pas pour te déplaire. Même, il t’apparaîtra comme seyant bien à un recueil de poétiques essais.

    Tu sauras que « musardise », « musardie », comme on disait au vieux temps, signifie rêvasserie douce, chère flânerie, paresseuse délectation à contempler un objet ou une idée : car l’esprit musarde autant que les yeux, si ce n’est plus.

    Tu sauras que, suivant certaines étymologies, « musarder » veut dire avoir le museau en l’air : ce qui est bien le fait du poète ; lequel, comme on sait, regarde tellement là-haut que souvent il trébuche et se jette dans des trous.

    Tu sauras qu’au temps jadis les « musards » étaient de certains bateleurs et jongleurs, provençaux d’origine, qui s’en allaient de par le monde en récitant des vers.

    Tu ne pourras être étonné que, sous un titre qui ne semble convenir qu’à de très légères poésies, je me sois permis quelquefois des tristesses ou des mélancolies, puisqu’en langue wallonne « muzer » a pour sens : être triste.

    Enfin, tu comprendras tout à fait le choix que j’ai fait de ce mot, te souvenant que le savant Huet, évêque d’Avranches, le faisait venir du latin musa, qui, comme on le sait, signifie : la Muse.

    E. R.



    À l’heure où s’ouvrent les écoles,

    Oubliant les pensums, les colles

    Et les leçons,

    En riant, en jetant des billes,

    On voit se bousculer les filles

    Et les garçons !


    Poussant des cris épouvantables,

    Ils courent avec leurs cartables

    Mis en sautoir,

    Leurs manches noires de lustrine,

    Se grouper à chaque vitrine

    Sur le trottoir.


    Avant de gagner leurs demeures,

    Ils regardent pendant des heures

    Les beaux joujoux.

    C’est leur plaisir, à ces mioches

    Qui n’ont pas au fond de leurs poches

    Des petits sous.


    Ils regardent, les pauvres gosses,

    Le Polichinelle à deux bosses

    Qui coûte cher,

    Les poupons en chaussons de laine,

    Les bébés dont la porcelaine

    Paraît en chair.


    Ils comptent les ballons, les balles,

    Par un clown jouant des cymbales

    Très étonnés ;

    Et ce sont des heures d’extase

    Devant cette vitre où s’écrase

    Leur petit nez.


    Que c’est beau ! Leurs sourcils s’écartent !

    Ce sont de vrais fusils, qui partent !

    De vrais fourneaux !

    De vrais outils de jardinage !

    Et les voitures d’arrosage

    Ont des tonneaux !


    Sous des arbres dont les verdures

    Sont faites avec des frisures

    De copeaux verts,

    Ils voient, bêtes et gens en marche,

    Tout ce qui s’échappe de l’Arche

    Aux toits ouverts !


    Ils regardent d’un regard tendre

    Les filles de Noé leur tendre

    Des petits bras ;

    - Comme, au commencement du monde,

    On avait une tête ronde,

    Des chapeaux plats ! -


    L’Auvergnat sortant de sa boîte,

    Les soldats de plomb dans l’ouate

    S’emmitouflant,

    La chèvre avec ses trois nœuds roses,

    Ils regardent toutes ces choses

    En reniflant.


    Une dame dans la boutique

    Fait marcher un ours mécanique

    Sur le parquet.

    Comme il marche ! Une demoiselle

    Entoure avec de la ficelle

    Un grand paquet !


    Un monsieur achète un théâtre

    Où l’on peut, en or sur du plâtre,

    Lire : OPÉRA.

    Le monsieur sort. La porte sonne.

    Oh ! Les beaux joujoux que personne

    Ne leur paiera !


    Les fillettes aux mains crispées

    Regardent surtout les poupées

    Dans leur carton.

    Hein, Sophie ? Hein, Claire ? Hein, Louise ?

    En ont-elles de la chemise

    Et du feston !


    Sont-elles riches, les mâtines !

    On leur enlève leurs bottines

    Pour les coucher !

    Et celle en bleu, près de la cible !

    Il ne sera jamais possible

    De la toucher !


    Et celle avec sa robe Empire

    Qui fait que tout leur cœur soupire :

    « Oh ! Je la veux ! »

    Et cette autre avec sa dînette !

    - Leur grande sœur la midinette

    A ces cheveux ! –


    Elles restent là, bouche ronde !

    Le ménage de cette blonde

    Aux yeux trop grands

    Dont l’écriteau dit qu’ « elle nage »

    Est mieux monté que le ménage

    De leurs parents !


    Et les garçons, qu’est-ce qu’ils disent

    Devant les sabres qui reluisent

    Comme d’acier ?

    Se peut-il qu’un enfant reçoive

    De quoi tout d’un coup être zouave

    Ou cuirassier ?


    Oh ! Les chevaux que l’on harnache !

    - Ils sont en vrai poil, qui s’arrache,

    Que l’on te dit ! -

    Et le poussah sur une sphère,

    Qui titube comme leur père

    Le samedi !


    Hein, Gaston ? Hein, Marcel ? Hein, Charles ?

    Quand viendra le jour dont on parle

    À la maison,

    Dont on parle en fumant des pipes,

    Le jour où tous les pauvres types

    Auront raison,


    Pourra-t-on en être à tout âge ?

    Lorsque viendra le grand partage

    Des partageux,

    Les mômes, moucherons, moustiques,

    Entreront-ils dans les boutiques

    Prendre les jeux ?


    Il faut, si c’est de la justice,

    Que tout, la petite bâtisse

    En blocs de bois,

    Le clown au pantalon trop large,

    Le grand tir, le canon qu’on charge

    Avec des pois,


    Il faut que l’avaleur de boules,

    Il faut que tout, les coqs, les poules,

    Soit partagé !

    Le singe montrant ses gencives,

    Et les couleurs « inoffensives »

    S. G. D. G. ;


    Tout : l’Anglais fumant son cigare,

    Le chemin de fer avec gare,

    Tunnels et ponts…

    On prendra tous les jeux de quilles !

    On mettra dans les bras des filles

    Tous les poupons !


    Le pain, ça manque. Oui, mais ça manque

    Aussi, ce clown, ce saltimbanque,

    Tous ces chiens fous,

    Ce Polichinelle à deux bosses !…

    Droit au pain, soit ! Et, pour les gosses,

    Droit aux joujoux !


    Ainsi, sous la blouse ou le châle,

    Pense, plus grand et déjà pâle,

    Chaque moutard.

    Ils restent dans le vent qui siffle.

    Ce soir, tous vont, risquant la gifle,

    Être en retard.


    Ils en ont oublié qu’il gèle.

    Ils ne battent plus la semelle ;

    Mais, quelquefois,

    Leur souffle ayant terni la glace,

    Pour mieux voir ils essuient la place

    Avec leurs doigts !



    Illustration de Timoleon Marie Lobrichon


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