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Le suffrage universel, Anatole de Ségur

Bientôt, en téléchargement libre, l'intégralité des fables de cet auteur, fils de la Comtesse de Ségur, entièrement illustrées.

Norman Rockwell :  « Je prends lequel ? »

Norman Rockwell : « Lequel choisir ? »



Après trois ou quatre bons rois,

Deux tyrans et dix imbéciles

- Cela s’est trouvé quelquefois,

Non chez ces animaux qui bâtissent des villes,

Mais chez ceux qui vivent aux bois -,

Les hôtes des forêts, jusque-là si dociles,

Se lassèrent enfin du sort et de ses lois.

Mais aussi, comment s’en remettre

Du soin de se choisir un maître

Aux caprices changeants de l’aveugle hasard ?

Quelque élevé que soit le trône,

On y naît sot comme autre part,

Et que de cerveaux creux a coiffés la couronne !

Le remède à ce mal, c’était l’élection

Remplaçant le droit de naissance.

Le peuple l’adopta par acclamation,

Et sans examiner, dans son impatience,

Lequel était le pis du remède ou du mal.

Mais ce ne fut pas tout : un loup maigre et sauvage,

Au poil rude, à l’œil fauve, au farouche visage,

Et tenant dans sa griffe un morceau de journal,

Déclara que tout animal

Avait droit de voter.

« Ne me parlez pas d’âge,

De rang, d’espèce ou de pelage,

Sottes distinctions, bonnes pour les humains,

Où les trois quarts des gens sont privés du suffrage ! »

À ces mots, on battit des mains.

En vain un vieux renard, bravant leur anathème,

Voulut insinuer, non sans ménagement,

Qu’il faudrait réfléchir un peu plus mûrement ;

Qu’on irait loin avec un tel système.

Il fut interrompu : « Dieu nous fit tous égaux,

Notre droit à tous est le même !

S’écrièrent cent animaux.

— Vraiment, vous dites des merveilles,

Ajouta l’âne, avec un ton d’aigreur !

Mais pourquoi, plus que moi, seriez-vous électeur ?

N’ai-je pas, comme vous, deux yeux et deux oreilles ?

— Rien de plus vrai, répondit l’orateur ;

J’en conviens même, et de grand cœur.

Mes oreilles, monsieur, ne valent pas les vôtres.

Mais, à peu près semblables en ce point,

Nous différons en beaucoup d’autres.

Je sais lire, monsieur, vous ne le savez point !

Je connais les devoirs qu’impose la couronne,

Science nécessaire en celui qui la donne,

Le savez-vous, le saurez-vous jamais ?

À peine, en m’écoutant, semblez-vous me comprendre.

Eh ! Mon bel âne, allez l’apprendre,

Et vous viendrez voter après ! »

La demande était légitime ;

Mais y faire justice eût été trop cruel,

Et le peuple cria d’une voix unanime :

« Égalité pour tous, suffrage universel ! »

On vous élut avec ce beau système

Un roi qui s’enfuit le soir même,

Emportant couronne et trésor.

Que voulez-vous, ce prince avait l’amour de l’or.

Le second, ce fut pis encore ;

C’était la sottise suprême

Rayonnant sous le diadème.

Que vous dirai-je du troisième,

Si ce n’est qu’il vécut en vrai Caligula !

Le pauvre peuple s’en tint là.

Corrigé par l’expérience,

Qui corrige si peu de gens,

Il revint au droit de naissance,

Et s’en remit au Ciel du choix de ses tyrans !

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