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Le Nain Jaune

... de Marie-Catherine d'Aulnoy

... illustrations de Walter Crane

Adaptation personnelle. Texte et illustrations - sauf couverture - dans le domaine public.


Le Nain Jaune illustration de Gustaf Tenggren

Illustration de Gustaf Tenggren (1896 - 1970)


Il était une fois une reine qui avait une fille si jolie qu’elle l’avait appelée Toute-Belle. Mais sa mère, se voyant veuve, et n’ayant rien au monde de si cher que cette jeune princesse, avait si peur de la perdre qu’elle ne la corrigeait jamais de ses défauts. De sorte que cette enfant devint si fière et si entêtée, qu’elle méprisait tout le monde. Elle avait un tel orgueil, qu’elle refusait tous les princes qui la demandaient en mariage.

L’entêtement de cette princesse chagrina si fort la reine, qu’elle se repentit d’avoir eu tant de complaisance pour elle. Incertaine de ce qu’elle devait faire, une nuit, elle alla chercher conseil auprès d’une célèbre fée, qu’on appelait la Fée du Désert. Mais il n'était pas aisé de la voir, car elle était gardée par des lions. La reine avait appris que pour les tenir à distance, il fallait leur jeter du gâteau fait avec de la farine de millet, du sucre candi et des œufs de crocodile. Elle pétrit elle-même ce gâteau, le mit dans un petit panier, à son bras, et se mit en route.

Comme elle était lasse d'avoir marché si longtemps, elle s'assit au pied d'un arbre pour prendre un peu de repos. Au bout d’un certain temps, elle s'endormit. À son réveil, elle ne trouva que le panier : le gâteau n'y était plus. À ce moment même, elle entendit les lions rugir.

« Hélas ! Que vais-je devenir ? Je vais être dévorée. »

Elle pleurait, et n’ayant pas la force de faire un pas pour se sauver, se tenait contre un arbre.

C’est alors qu’elle entendit :

« Chet, chet, hem, hem. »

Elle regarda de tous côtés, et en levant les yeux, aperçut sur l’arbre au-dessus d’elle un petit homme, qui n’avait qu’une coudée de haut, en train de manger des oranges. Il lui dit :

« Bonjour reine ! Je vous connais bien, et je sais que vous craignez que les lions ne vous dévorent. En cela vous avez bien raison, car ils en ont dévoré bien d’autres. De plus, vous n’avez plus de gâteau …

— Il faut donc me résoudre à la mort ! Hélas ! Ce serait moins difficile si ma chère fille était mariée.

— Comment cela ? Vous avez une fille ? s’écria le Nain Jaune - On le nommait ainsi à cause de la couleur de son teint, et de l’oranger où il demeurait -. Vraiment, je m’en réjouis, car je cherche moi-même une femme, par terre et par mer. Voyez si vous me la voulez promettre, je vous protégerai des lions. »

La reine le regarda, et elle ne fut guère moins effrayée de son horrible petite figure, qu’elle l’était déjà des lions.


Le Nain Jaune illustration de Walter Crane

En même temps elle aperçut les fauves, en haut de la colline, qui accouraient vers elle. À cette vue, la pauvre reine, plus tremblante que la colombe quand elle aperçoit un milan, cria de toutes ses forces :

« Monseigneur le Nain, Toute-Belle est à vous !

— Je l’accepte, répliqua le Nain. Mais souvenez-vous bien que c’est vous qui me l’avez donnée. »

Aussitôt, le tronc de l’oranger sur lequel il se trouvait s’ouvrit. La reine se jeta à l’intérieur à corps perdu. Il se referma, et les lions n’attrapèrent... rien.


La reine s’éveilla dans son lit, vêtue de sa plus belle chemise de nuit en dentelle précieuse, ornée de jolis rubans. Ceci l’étonna beaucoup, autant que le rêve qu’elle croyait avoir fait. Dans une inquiétude extrême, toute chagrine de la promesse qu’elle avait faite, elle tomba dans une si profonde mélancolie qu’elle ne pouvait presque plus ni parler, ni manger, ni dormir.

La princesse, sa fille, qui l’aimait de tout son cœur, s’en inquiéta beaucoup. Toute-Belle prit alors la résolution d’aller trouver la Fée du Désert.

En chemin, elle fit à son tour la rencontre de l’affreux petit nain.

« Où allez-vous, ma belle ? lui demanda-t-il.

— Je me rends chez la Fée du Désert.

— Que lui voulez-vous donc ? demanda cet intriguant. Il se trouve que je suis son parent, son ami, et pour le moins aussi habile qu’elle.

— La reine, ma mère, expliqua la princesse, est tombée depuis quelques temps dans une affreuse tristesse, qui me fait tout craindre pour sa vie. J’ai dans l’idée que j’en suis peut-être la cause, car elle souhaite me marier. Pour toutes ces raisons, je souhaiterais m’entretenir avec la fée.

— N’en prenez point la peine, princesse, lui dit le nain. Je suis plus à même qu’elle de vous éclairer sur ces choses. La reine, votre mère, a du chagrin car elle vous a promise en mariage. Et je me flatte que ce choix ne vous déplaira pas, quand je vous aurai dit que c’est moi-même qui suis destiné à ce bonheur.

— Ma mère vous veut pour gendre ! s’écria Toute-Belle. Monsieur, vous devez être fou !

— Je me soucie fort peu, répliqua le nain en colère, de cet honneur : voici des lions qui s’approchent. En trois coups de dent, ils m’auront vengé de votre injuste mépris. »

La pauvre princesse les entendait s’approcher, poussant de longs rugissements.

« De grâce, ne vous fâchez pas Monsieur le Nain, dit-elle en joignant ses belles mains, j’aimerais mieux vous épouser que de périr dévorée par les lions.

— Regardez-moi bien, princesse, avant de me donner votre parole, répliqua-t-il. Car je ne veux point que l’on raconte que je vous ai trompée !

— Je vous ai regardé, lui dit-elle. Nous sommes d’accord. Sauvez-moi ou la peur me fera mourir. »

Sur ce, elle tomba évanouie.

Sans savoir comment, elle se réveilla au milieu de son lit, vêtue de son plus beau linge, portant au doigt une petite bague faite d’un cheveu roux. La bague tenait si fort, qu’elle se serait plutôt arraché la peau que de parvenir à l’ôter. Quand la princesse vit toutes ces choses, elle se souvint de ce qui s’était passé durant la nuit. Elle tomba alors dans une mélancolie qui inquiéta toute la Cour.


Toute-Belle ne voyait pas de meilleur moyen pour se tirer d’affaire que de se marier à quelque grand roi, avec lequel ce petit nain n’aurait pas été en état de rivaliser. Elle consentit donc à épouser le Roi des Mines d’or. C’était un prince très puissant, bien fait de sa personne, qui l’aimait avec la dernière passion depuis quelques années, et qui, jusqu'alors, n’avait pas eu lieu de se flatter d’aucun retour.

Il est aisé d’imaginer sa joie, lorsqu'il apprit une si charmante nouvelle, et la fureur de ses rivaux, dont l’espérance était déçue. Enfin le jour du mariage arriva. Les instruments et les trompettes annoncèrent par toute la ville cette grande fête. On tapissa les rues, qui furent jonchées de fleurs, et le peuple en foule accourut dans la grande salle du palais.


Le Nain Jaune illustration de Walter Crane

La reine et la princesse s’avançaient pour la cérémonie, quand elles virent entrer dans la longue galerie du palais, deux gros coqs d’Inde, qui traînaient une sorte de caisse en bois. Derrière eux, s’avançait une vieille femme, qui s’appuyait sur une béquille, et dont l’âge avancé ne surprenait pas moins que son extrême laideur. Après avoir fait trois tours en se pavanant sans prononcer une parole, suivie par les coqs, elle s’arrêta au milieu de la galerie et s’écria d’une manière menaçante :

« Holà reine ! Holà princesse ! Vous prétendez manquer impunément à la parole que vous avez donnée à mon ami le Nain Jaune ! Je suis la Fée du Désert. Sans lui, ne savez-vous pas que mes lions vous auraient dévorées ? L’on ne souffre pas, au sein de mon peuple, d’insultes de la sorte ! Songez promptement à ce que vous voulez faire, car je jure que vous l’épouserez, ou je brûlerai ma béquille ! »

Le Roi des Mines d’or, indigné de ce qui se passait, s’approcha d’elle l’épée à la main. Mais il avait à peine fait un pas, que le dessus de la caisse sauta avec grand bruit. On vit en sortir le Nain Jaune, monté sur un gros chat d’Espagne, qui vint se placer entre la Fée du Désert et le roi.


Le Nain Jaune illustration de Walter Crane

« Jeune roi, lui dit-il, n’imagine pas outrager cette illustre fée. C’est à moi seul que tu as affaire ! Je suis ton rival, je suis ton ennemi. La princesse qui veut se donner à toi m’a déjà donné sa parole, et reçu la mienne. Elle porte une bague faite d’un de mes cheveux : essaye de la lui ôter et tu verras tout mon pouvoir !

— Misérable monstre ! fit le roi. Je te trouve bien téméraire pour prétendre à une possession aussi glorieuse ! Songes-tu que tu n’es qu’un petit intriguant, et que si tu étais digne de mourir par ma main, je t’aurais déjà ôté la vie ? »

Le Nain Jaune, offensé jusqu'au fond de l’âme, éperonna son chat, qui miaula épouvantablement. Le Nain tira alors un large coutelas, et défia le roi au combat. Celui-ci rendit les coups vaillamment. Mais il perdit son courage et sa raison lorsqu'il aperçut la Fée du Désert, la tête recouverte de longs serpents, montée sur un griffon ailé et armée d’une lance, frapper si rudement sa chère princesse, qu’elle la fit tomber entre les bras de la reine. Le roi abandonna alors le combat, et courut vers sa fiancée pour la secourir. Mais le Nain Jaune ne lui laissa pas le temps de s’en approcher. Il s’élança avec son chat espagnol et arracha la princesse des mains de la reine. Puis, sautant sur le toit du palais, il disparut avec sa proie.

Le roi, confus et immobile, se désespérait de cette aventure à laquelle il ne pouvait apporter aucun remède. Comble de disgrâce, il sentit alors qu’il perdait connaissance, et que quelqu'un l’emportait dans les airs. C’était la Fée du Désert. Au fond d’une affreuse caverne, elle l’enchaîna lourdement à un rocher. Elle espérait que la crainte d’une mort prochaine lui ferait oublier Toute-Belle, et l’engagerait à faire ce qu’elle voudrait. Elle choisit de se présenter à lui sous l’aspect d’une aimable nymphe, que le hasard aurait conduite dans ces lieux.

Cependant le roi aperçut les pieds de la nymphe, qui étaient semblables à ceux d’un griffon : c’était toujours à cela qu’on reconnaissait la Fée du Désert dans ses différentes métamorphoses, car elle était incapable de changer l’apparence de ses pieds. Rusé, le roi n’en laissa rien paraître, feignant d’être sensible aux charmes de la nymphe. Celle-ci, pour le séduire, le transporta vers une vaste prairie, parsemée de mille fleurs. Plusieurs ruisseaux coulaient doucement sous les arbres touffus, où l’on trouvait une fraîcheur éternelle. On y voyait au loin, s’élever un superbe palais, dont les murs étaient faits d’émeraudes précieuses.

Le Roi des Mines d’or, à force de se rendre agréable auprès de la Fée du Désert, en obtint peu à peu la liberté d'aller se promener le long du rivage de la mer. Après avoir marché assez longtemps, il se baissa pour faire un dessin sur le sable avec un bâton qu’il tenait dans sa main : il se désolait d’avoir perdu Toute-Belle. Apparut sur les flots une femme d’une beauté extraordinaire. Son corps n’était couvert que par ses longs cheveux qui, doucement, flottaient sur l’onde. Elle tenait un miroir dans une de ses mains, et un peigne dans l’autre ; une longue queue de poisson terminait son corps. Dès qu’elle fut à portée de lui, elle dit au roi :

« Je connais le triste état où vous êtes réduit, de part l’éloignement de votre bien-aimée et l’étrange passion que vous voue la Fée du Désert. Je vois également tous les jours votre infortunée princesse. Sa beauté et son mérite m’émeuvent. Si vous avez confiance en moi, je vous sauverai.

— J’ai confiance ! s’écria le roi. Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez.

— Venez avec moi. Je vais vous emmener jusqu'au Château d’Acier, et laisser sur le rivage une silhouette qui vous ressemblera si fort, que la fée en sera dupe. »

La bonne sirène fit asseoir le roi sur un char tiré par six oies sauvages, et tous s’envolèrent vers le Château d’Acier.


Le Nain Jaune illustration de Walter Crane

« Toute-Belle est au bord de la fontaine, dit la sirène. Mais comme je sais que vous aurez des ennemis à combattre avant d’y arriver, voici une épée avec laquelle vous pouvez tout entreprendre, et affronter les plus grands périls, pourvu que vous restiez fidèle à votre bien-aimée. Adieu. »

En achevant ces mots, elle donna au roi une épée faite d’un seul diamant. Il la remercia chaleureusement, la conjurant de lui accorder sa protection, ce qu’elle accepta de la meilleure grâce du monde. Puis elle disparut. Le roi s’avança vers le Château d’Acier. Guidé par son amour, il marchait à grands pas, regardant d’un œil curieux s’il apercevait son adorable princesse. Mais bientôt, quatre sphinx terribles l’entourèrent, le menaçant de leurs griffes aiguës. Sans l’épée de diamant, ils l’auraient mis en pièces. S’avançant encore, le roi trouva six dragons recouverts d’écailles, plus difficiles à pénétrer que le fer. Quelque effrayante que fût cette rencontre, le roi resta intrépide, et se servant de sa redoutable épée, il n’y en eut pas un qu’il ne coupât par la moitié.

Il entra enfin dans le petit bois où se trouvait Toute-Belle. Assise au bord de la fontaine, elle était pâle et languissante.

« Je viens, ma princesse, vous arracher des mains qui vous retiennent captive. »

Et il se jeta à ses pieds, mais laissa malheureusement tomber sa redoutable épée. Le Nain Jaune qui les épiait, caché sous une laitue, ne la vit pas plutôt hors de la main du roi qu’il s’en saisit.


Le Nain Jaune illustration de Walter Crane

La princesse poussa un terrible cri en apercevant le nain. Celui-ci, redoublant de fureur, fit apparaître deux géants, qui enchaînèrent le roi à un arbre.

« À présent, dit le Nain Jaune à la princesse, je suis maître de la destinée de mon rival. Je veux bien lui accorder la vie et la liberté pourvu que vous consentiez à m’épouser.

— Ah ! Je préfère mille fois mourir ! s’écria le roi.

— Que vous mourriez, hélas ! répondit la princesse. Il n’y aurait rien de plus terrible !

— Que vous deveniez la victime de ce monstre, répliqua le roi, il n’y aurait rien de plus affreux !

— Mourrons donc ensemble, dit la princesse.

— Je ne peux lutter contre un rival aimé à ce point... » fit le Nain Jaune.

En achevant ces mots, il frappa le roi droit au cœur, et l’étendit à ses pieds.

La princesse se laissa tomber sur le corps de son aimé, et ne fut pas longtemps sans unir son âme à la sienne.


C’est ainsi que périrent ensemble ces amoureux infortunés, sans que la sirène pût y apporter aucun remède. Profondément désolée d’un si grand malheur, elle ne put rien obtenir du destin que de les métamorphoser tous deux en saules pleureurs. Ils devinrent deux beaux arbres, bordant la fontaine, et ne furent jamais séparés. Aux beaux jours, leurs branches tendrement entrelacées perpétuent à jamais le souvenir de leur union.


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