de Alexandre Pouchkine
… traduit par N. Andréieff
… illustré par Ivan Bilibine
Le texte et les illustrations du conte, sauf couverture, sont dans le domaine public.
Dessin de couverture par Victor Laguna
L’illustre Tzar Dadone règne à l’extrémité du monde, dans un pays très isolé. Durant toute sa jeunesse, il n’a fait qu’envahir les États de ses rivaux. À présent, il est âgé, las de triompher par les armes, et il veut vivre tranquille. Or, ses voisins prennent maintenant leur revanche. Ils l’attaquent sans répit. Ils infligent à son armée de lourdes pertes. Et les frontières de l’empire sont menacées !
Dadone doit renforcer son armée. Malheureusement, la vigilance de ses généraux est toujours en échec. Lorsqu’ils s’attendent à voir l’ennemi apparaître au sud, il surgit à l’est. Viennent-ils d’être battus d’un côté ? Des assaillants arrivent d’un autre.
Une pareille vie n’est pas possible ! Le Tzar pleure de rage et ne dort plus. Il appela enfin à son secours un sage, qui était eunuque et savant en astronomie.
L’homme arriva. Il tira de son sac un coq d’or, qu’il remit à Dadone en disant :
« Si tu fais placer ce coq sur la flèche d’une tour, il sera ton meilleur gardien. Tant que tu n’auras rien à craindre, il ne bougera pas. Mais, à la moindre menace de guerre, au moindre danger d’invasion, aussitôt mon coq dressera la tête, jettera des cris, s’agitera et se tournera vers le danger. »
Le Tzar remercia l’eunuque. En récompense, il lui donna des monceaux d’or. Il dit :
« Tu m’as rendu un tel service que j’exaucerai ton premier désir, comme s’il était le mien. »
Juché sur la pointe d’une flèche, le coq surveille les frontières de l’empire. Pour un rien, ce fidèle serviteur frémit comme s’il se réveillait, se trémousse, fait tête au péril, et chante « Cocorico ! Règne en dormant sur tes deux oreilles ! »
Et les belliqueux voisins n’osent plus attaquer le Tzar, qui leur a infligé des défaites épouvantables.
Une année passa, une autre, puis une autre encore.
Le coq n’avait pas bougé. Un jour, Dadone fut réveillé par un grand bruit.
« Notre Tzar ! Père du peuple ! hurlait un de ses généraux. Un malheur … Un malheur !
— Quoi ? fit Dadone en baillant. Qui est là ? Quel malheur ?
Le général répondit :
— Le coq a chanté ! »
Dans la capitale, épouvante et tumulte …
Le Tzar se précipite vers la fenêtre. Le coq se débat sur la flèche, face à l’Orient. Il n’y a pas de temps à perdre …
« À cheval ! À cheval ! »
L’armée de Dadone chemine vers l’Ouest. Son fils aîné la conduit. Le coq est immobile. La capitale est paisible. Le Tzar a oublié le danger qu’il a couru. Depuis huit jours, aucune nouvelle de l’armée !
S’est-elle battue, ou non ?
Le coq vient de chanter. Le Tzar lève une autre armée, dont il donne le commandement à son fils cadet, qui ira au secours de son frère.
Le coq vient de chanter encore ! Le Tzar lève une troisième armée, dont il prend le commandement, sans même savoir ce qu’il fera.
Les régiments marchent nuit et jour. Ils sont exténués. Dadone n’a vu ni un champ de bataille, ni un vestige de bivouac, ni un cadavre.
« Que signifie cela ? » répète-t-il avec angoisse.
Le huitième jour, l’armée s’engage dans un défilé. On aperçoit une tente en soie, qui brille sur une hauteur. Un silence prodigieux règne dans ces montagnes. On va plus loin …
À l’extrémité d’une gorge étroite, on découvre, anéantie, l’armée que l’on cherchait …
Le Tzar court vers la tente. Quel spectacle ! Ses deux fils, sans casque, sans cuirasse, gisent sur l'herbe, percés de leur propre glaive. Leurs chevaux errent dans la plaine ensanglantée.
« Ô mes fils, mes fils ! gémit Dadone ! Malédiction ! Nos deux héros, nos deux faucons sont tombés dans un piège … Je vais mourir ! »
L’armée s’afflige aussi. La nature semble exhaler des plaintes. Les montagnes tressaillent.
Soudain, une jeune fille, vermeille comme l’aurore, la princesse de Châmakhan, apparaît devant le Tzar, qui reste muet comme un oiseau de nuit surpris par le soleil. Il regarde fixement la rayonnante jeune fille. Il oublie que ses deux fils sont morts. Elle sourit, le salue, lui prend la main et le conduit vers sa tente. Là, elle le prie de s’asseoir devant une table chargée de mets variés. Elle lui désigne ensuite un lit de brocart sur lequel il se reposera.
Ensorcelé par les charmes de la princesse de Châmakhan, le Tzar festoya chez elle durant une semaine.
Il finit par se mettre en route vers sa capitale. La princesse le suivait. Le peuple parlait déjà du retour de son souverain. Sur cette arrivée, on racontait des mensonges et des choses exactes.
Au moment où il franchissait les remparts de sa ville, Dadone fut salué par des acclamations. On se cramponnait à son char et à celui de la princesse.
Tout à coup, il aperçut dans la foule son vieil ami l’eunuque, coiffé d’un blanc bonnet de Saratchine.
« Je te salue, mon père, lui dit Dadone. Que puis-je faire pour toi ?
— Tzar puissant, répondit le sage, il est temps de régler nos comptes. Te rappelles-tu ? Pour me récompenser de t’avoir rendu service, tu m’as dit que tu exaucerais mon premier désir, comme s’il était le tien … Donne-moi donc la princesse de Châmakhan !
— Comment ? s’écrie le Tzar stupéfait. Le diable se joue-t-il de toi, ou bien as-tu perdu la tête ? Oui, je t’ai fait une promesse, mais il y a des limites à tout. Pourquoi veux-tu cette jeune fille ? Sais-tu qui je suis ? Dis-moi ce que tu préfères … Le titre de boyard ? Un trésor ? Un cheval de mes écuries ? La moitié de mon royaume ?
— Je ne veux que la princesse de Châmakhan !
Dadone cracha de fureur, et s’écria :
— Tu n’auras rien ! En vérité, tu es ton propre ennemi. Pars, tant que tu es encore en vie ! Gardes, emmenez-le … »
L’eunuque voulut protester, mais il s’aperçut qu’il ne faut pas discuter avec certaines personnes. Le Tzar brandit son sceptre et l’en frappa au front. Il tomba à la renverse, mort. Le peuple eut très peur. Quant à la princesse, elle eut un fou rire qui prouva qu’elle ne craignait rien.
Le cortège allait entrer dans la capitale lorsqu’on entendit un bruit velouté. Le coq venait de quitter la flèche où il était perché. Les ailes battantes, il se posa sur le crâne de Dadone, qu’il fendit d’un coup de bec. Dadone soupira et mourut. La princesse de Châmakhan, quant à elle, disparut comme si elle n’avait jamais existé.
Ceci n’est qu’un conte, mais il instruira les braves gens …
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