... un conte oriental de Wilhelm Hauff
… avec des illustrations d’Anton Lomaev
Les illustrations de ce conte ne sont pas dans le domaine public.
Il était une fois, à Bagdad, un Calife dénommé Chasid. Un bel après-midi, après avoir fait une petite sieste sur son divan, car il faisait très chaud, il prit sa longue pipe en bois de rose et se mit à fumer. Tout lui paraissait charmant. De temps à autre, il buvait un peu de café qu’un esclave lui avait apporté, et puis il se caressait la barbe d’un air satisfait. Tous ceux qui le voyaient étaient frappés de sa bonne mine. C’était le moment où il était le plus abordable, car il était alors doux et agréable ; aussi Mansor, son Grand Vizir, venait-il toujours le voir à cette heure-là.
Il vint donc, cet après-midi, comme d’habitude, mais il avait l’air distrait et préoccupé. Le Calife retira un moment sa pipe de sa bouche et lui dit :
« Pourquoi ce sombre visage, mon cher Vizir ?
Le Grand Vizir se croisa les bras sur la poitrine, et, s’inclinant profondément devant son maître :
— Je ne me rendais pas compte, dit-il, que j’avais l’air préoccupé. Il se trouve qu’il y a, au château, un marchand ambulant qui a des choses si belles que je suis bien fâché de n’avoir point d’argent plein ma poche. »
Le Calife, qui cherchait depuis longtemps une occasion de faire plaisir à son Grand Vizir, envoya un de ses esclaves chercher le marchand. C’était un homme petit et trapu, au visage bronzé et aux habits en lambeaux. Il portait devant lui une petite boîte, remplie de toutes sortes de marchandises : des perles et des bagues, des pistolets aux riches ornements, des coupes et des peignes, des poignards, des couteaux, bref toutes ces choses que les gens qui habitent des palais peuvent s’offrir. Le Calife et son Vizir examinèrent tout, et à la fin, Chasid fit l’acquisition de beaux pistolets, qu’il offrit à Mansor, en y ajoutant un peigne pour sa femme.
Le marchand refermait sa boîte, quand le Calife remarqua un petit tiroir qui n’avait point encore été ouvert. Il demanda que ce soit fait : l’homme ouvrit le tiroir, et en sortit un petit paquet de poudre noirâtre, avec un papier couvert de caractères si étranges, que ni le Calife ni Mansor ne purent les déchiffrer.
Ils demandèrent donc au marchand à quoi servait cette poudre, et que signifiaient ces caractères.
« Je les ai eus autrefois, en paiement d’une petite dette, d’un voyageur qui disait les avoir trouvés par terre, dans une rue de la Mecque, répondit celui-ci. Mais je ne sais pas ce c’est. Je vous laisserai le tout à bon compte, car je n’en ai aucune utilité. »
Chasid, qui recherchait des vieux manuscrits pour sa bibliothèque, alors même que lui-même ne savait pas lire, acheta la poudre et le parchemin, et congédia le marchand. Cependant, le Calife était curieux. Il désirait beaucoup savoir ce que signifiaient ces écritures, et demanda au Vizir s’il ne connaîtrait pas, par hasard, quelqu’un qui sût les lire.
« Mon gracieux Seigneur, répondit le Vizir, il se trouve que je connais un homme, qu’on appelle Sélim le Savant. Il demeure dans la grande Mosquée, et comprend toutes les langues. Envoyons-le chercher : peut-être pourra-t-il déchiffrer cet écrit.
Le savant Sélim fut bientôt mandé.
— Sélim, lui dit le Calife, regarde ces écritures, et dis-nous si tu peux les lire. Si tu le peux, je te donnerai un habit de fête neuf et un sac rempli de pièces d’argent ; si tu ne le peux pas, tu recevras douze coups de bâton sur le dos, et vingt-cinq sur la plante des pieds, pour t’apprendre à te faire appeler, à tort, le Savant.
Sélim s’inclina profondément.
— Qu’il en soit comme veut Votre Seigneurie, dit-il.
Il examina longtemps le parchemin, puis s’écria tout à coup :
— Maître, je veux bien qu’on me bastonne, si ce n’est point là du latin !
— Bon, d’accord. Et donc… Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda le Calife.
Sélim se mit à traduire :
— Homme, qui que tu sois qui trouveras ceci, remercie Allah de ses grâces. Celui qui respirera de cette poudre et dira ‘Mutabor’ pourra se changer en n’importe quel animal et comprendre son langage. Quand il voudra reprendre sa forme humaine, qu’il s’incline trois fois vers l’Orient en disant le même mot. Mais qu’il prenne garde de rire pendant sa transformation, ou l’enchantement ne cessera jamais, et toute sa vie, il conservera la forme d’une bête. »
Quand Sélim eut fini de lire, le Calife se montra ravi. Il fit jurer au vieillard de tenir la chose secrète, lui donna l’habit et le sac d’argent et le congédia. Alors, se tournant vers son Grand Vizir :
« As-tu entendu comme moi, Mansor ? lui dit-il. Comme je serais heureux de voir l’effet que cela produit, d’être pour un temps, un animal ! Viens avec moi ; nous irons dans les champs, nous respirerons la poudre, et nous saurons bientôt ce qui se dit dans l’air, l’eau, les bois et les plaines. »
Le lendemain matin, aussitôt que le Calife fut habillé et eut déjeuné, le Grand Vizir parut, comme il en avait reçu l’ordre, pour entreprendre la promenade projetée. Le Calife mit le paquet de poudre dans sa ceinture, et, donnant l’ordre à ses courtisans de ne point le suivre, il partit seul avec le Grand Vizir. Tout d’abord, ils traversèrent le vaste jardin appartenant au Calife, observant avec soin tous les animaux qu’ils rencontraient pour voir s’ils feraient leur affaire. À la fin, le Vizir proposa d’aller plus loin, jusqu’à un endroit où il avait souvent vu un grand nombre de cigognes, dont les gestes graves et les longs becs avaient toujours attiré son attention.
Le Calife fut charmé de la proposition de son Vizir, et ils se mirent en route pour un endroit où il y avait une mare. Comme ils en approchaient, ils virent une cigogne, errant de ci, de là, cherchant des grenouilles, en attrapant une parfois. Peu après, ils virent une autre cigogne, qui planait dans le ciel et se dirigeait vers le même endroit.
« Par ma barbe, mon gracieux Seigneur, dit le Grand Vizir, je parie que ces deux oiseaux à longues pattes vont joliment bavarder. Si nous nous changions en cigognes ? Qu’en dites-vous ?
— Ma foi, répondit le Calife, je crois que ce serait une fameuse affaire.
— Mais tout d’abord, il faut nous remémorer comment nous pourrons redevenir hommes, fit remarquer le Vizir.
— C’est juste. Voyons… Saluer trois fois du côté de l’Orient, répondit le Calife, et dire ‘Mutabor’. Alors, je redeviens Calife et toi Vizir. Seulement, puisse le Ciel nous aider à ne pas rire, ou nous sommes perdus. »
Pendant que le Calife parlait, il vit la seconde cigogne planer au-dessus de leurs têtes et descendre lentement à terre. Il tira bien vite le paquet de sa ceinture, prit une bonne prise, dit au Grand Vizir d’en faire autant, et tous deux s’écrièrent : « Mutabor ! » Alors, leurs jambes se recroquevillèrent et devinrent grêles et rouges ; les belles pantoufles jaunes du Calife, de son Vizir, ainsi que leurs deux corps, se recouvrirent de plumes ; leurs bras se transformèrent en ailes ; leur cou s’allongea indéfiniment, et leur barbe disparut.
« Quel charmant bec vous avez, Maitre Vizir ! dit le Calife, avec un étonnement tranquille. Par la barbe du Prophète, je n’en ai jamais vue une pareille de ma vie !
— Mille merci, dit le Grand Vizir, en s’inclinant profondément. Mais si j’osais exprimer ma pensée, je dirais que Votre Majesté Cigogne voit les choses sous un meilleur jour que quand vous étiez Calife. Si tel est votre bon plaisir, nous irons regarder nos camarades, là-bas, et voir si nous pouvons vraiment comprendre le langage des cigognes. »
Pendant ce temps la seconde cigogne s’était posée à terre ; elle se frotta les pattes avec son bec, lissa ses plumes et se dirigea vers la première cigogne. Nos deux amis se hâtèrent d’approcher, et, à leur grand étonnement, entendirent la conversation suivante :
« Bonjour, Madame Longue-Pattes ! Pourquoi êtes-vous debout si tôt ?
— Bonjour, ma chère Claque-Bec ! Je suis venue déjeuner. Puis-je vous offrir un quartier de lézard ou un morceau de patte de grenouille ?
— Merci bien ; je n’ai pas beaucoup d’appétit aujourd’hui. Je suis venue dans cette prairie dans un tout autre dessein : il me faut danser devant les invités de mon père, et je suis venue m’exercer un peu. »
Et aussitôt, la jeune cigogne commença des évolutions merveilleuses. Claque-Bec prit d’abord son vol, ses courtes ailes étendues, puis se balança un moment dans l’air, et finit par une cabriole avant de redescendre. Elle se posa sur une patte, s’avança vers son amie, fit un pas en arrière, comme si elle dansait le menuet, et déploya ses ailes l’une après l’autre comme un éventail.
Le Calife et Mansor la regardaient, étonnés ; mais, à la fin, tandis qu’elle se tenait sur une patte dans une position extraordinaire, et, les ailes étendues et l’autre patte en l’air, tournoyait bravement, ils ne purent se contenir plus longtemps, et un éclat de rire irrésistible jaillit de leur bec. Le Calife revint à lui le premier.
« Voilà, s’écria-t-il, une plaisanterie qu’aucun argent ne saurait payer ! Quel ennui que ces stupides animaux se soient laissés effrayer par notre rire. Elle n’eut pas tardé à se mettre à chanter. »
Mais le Grand Vizir se rappela alors que rire leur était défendu pendant la durée de leur métamorphose, et il ne tarda pas à faire partager ses craintes au Calife.
« Par la Mecque et par Médine, cela ne me serait pas agréable s’il me fallait rester cigogne ! Il faut faire de notre mieux pour nous rappeler ce mot stupide ; je ne peux plus m’en souvenir ! Tournons-nous vers l’Orient, saluons trois fois et disons : mu… mu…. mu… »
Ils se tournèrent vers l’Orient, et s’inclinèrent si profondément que leur bec touchait presque le sol. Mais, ô horreur ! Le mot magique était sorti de leur mémoire ; et le Calife eut beau s’incliner, plein d’angoisse, et son Vizir eut beau crier : « Mu… mu … mu… ! », le pauvre Chasid et Mansor étaient, et restèrent cigognes !
Les deux pauvres ensorcelés errèrent à travers champs ; ils n’avaient aucune idée, de ce qu’ils pourraient faire dans ce terrible malheur. Ils ne pouvaient sortir de leur peau de cigogne ; ils ne pouvaient retourner à la ville pour y donner de leurs nouvelles, car qui donc croirait une cigogne qui se dirait être le Calife ? Et même si on la croyait, les habitants de Bagdad consentiraient-ils à avoir une cigogne pour Calife ? De cela, on pouvait douter…
Ils errèrent donc pendant plusieurs jours, se nourrissant tant bien que mal de fruits sauvages ; mais il leur était difficile de les atteindre avec leur long bec, et ils ne savaient pas où creuser la terre pour trouver des racines, ce qui eût été plus facile. Ils ne se sentaient point de goût pour les lézards et les grenouilles, si bien qu’ils ne pouvaient satisfaire leur faim avec ces mets délicats. Leur seul plaisir, dans leur triste condition, était de voler ; alors, ils volaient souvent au-dessus des toits de Bagdad, pour voir ce qui se passait dans la ville.
Les premiers jours, ils remarquèrent une grande animation dans les rues. Mais vers le quatrième jour de leur enchantement, tandis qu’ils étaient posés sur le Palais des Califes, ils virent un magnifique cortège qui passait dans les rues, au-dessous d’eux. Les trompettes sonnaient et les fifres jouaient. Un homme, revêtu d’un splendide manteau d’écarlate brodé d’or, était assis sur un cheval magnifique, entouré de serviteurs somptueusement vêtus, et la moitié de Bagdad courait devant lui en criant : « Salut ! Salut, Mirzah ! Protecteur de Bagdad ! » Alors les deux cigognes se regardèrent l’une l’autre et le Calife Chasid dit à son Grand Vizir :
« Comprends-tu, à présent, pourquoi j’ai été enchanté ? Ce Mirzah est le fils de mon ennemi mortel, le puissant enchanteur Kaschnur, qui, dans une heure terrible, jura de se venger de moi. Mais je ne renonce pas encore à tout espoir. Viens avec moi, fidèle compagnon de mes malheurs, et nous allons nous rendre sur la tombe du Prophète ; peut-être qu’en ce lieu sacré le charme perdra son pouvoir. »
Ils quittèrent le toit du palais, et s’envolèrent vers Médine. Mais ils ne pouvaient pas très bien voler, car ni l’un ni l’autre n’était encore habitué à ses ailes.
« Ah, Seigneur ! gémit le pauvre Grand Vizir au bout de quelques heures, avec votre, permission, je ne pourrai pas aller longtemps comme cela ; votre Grandeur vole trop vite pour moi ; et comme il se fait déjà tard, nous ferions bien de chercher un refuge pour la nuit. »
Chasid céda à la requête de son serviteur, et, comme ils virent dans la vallée au-dessous d’eux des ruines qui semblaient pouvoir leur offrir un abri, ils y volèrent.
L’endroit où ils avaient l’intention de se reposer pendant la nuit semblait avoir été autrefois un château. De magnifiques colonnes supportaient les parties du toit qui existaient encore ; plusieurs étaient écroulées ; celles qui restaient debout étaient encore belles. Il y avait aussi quelques appartements que le temps avait épargnés, et qui révélaient quelque chose de l’ancienne magnificence de cette antique demeure. Chasid et son Vizir franchirent la grande porte afin de chercher un endroit sec, mais Mansor s’arrêta tout à coup.
« Seigneur, dit-il tout bas, d’une voix tremblante, c’est sans doute bien absurde et bien sot de la part d’un Grand Vizir, et encore plus de la part d’une cigogne, mais je vous avoue que j’ai peur des revenants. Je perds tout courage, car j’entends, tout près de nous, des bruits étranges. »
Le Calife s’arrêta à son tour, et entendit distinctement un léger cri, qui ne paraissait être ni le cri d’un homme ni celui d’aucun animal qu’il connût. Il se dirigea vers l’endroit d’où venait ce cri lamentable. En vain, son Vizir le tira-t-il par l’aile avec son bec, en le suppliant de ne point s’aventurer dans de nouveaux dangers. Le Calife, qui, sous ses plumes de cigogne, portait un cœur brave, fit un effort brusque, et, laissant quelques-unes de ses plumes au bec du Vizir, il pressa le pas.
Il fut bientôt près d’une porte entrouverte ; derrière cette porte, quelqu’un soupirait. Chasid poussa la porte avec son bec, mais resta sur le seuil, saisi d’étonnement. À terre, dans un coin de la pièce en ruines, qui n’était que faiblement éclairée par une petite fenêtre, il y avait une grosse chouette. De grosses larmes tombaient de ses grands yeux ronds, et c’était de son bec crochu que sortait le cri lugubre qui avait effrayé Mansor.
Mais quand elle vit le Calife et son Vizir, qui étaient maintenant tout près l’un de l’autre, car le Vizir n’avait pas voulu abandonner son maître, elle poussa un grand cri de joie, essuya bien vite ses larmes de ses ailes tachetées, et à leur grand étonnement s’écria en bon arabe :
« Cigognes, vous êtes les bienvenues. En vérité, vous serez mon salut, car il m’a été prédit autrefois qu’un grand bonheur me viendrait par des cigognes ! »
Quand le Calife fut revenu de son étonnement, il inclina son long cou presque jusqu’à terre, rectifia sa position, et, rapprochant ses deux pieds plats l’un de l’autre, il dit :
« Madame la Chouette, si j’ose en croire vos paroles, je vois en vous une compagne d’infortune ; mais, hélas ! C’est en vain que vous espérez que le salut vous viendra par nous. Vous comprendrez mieux notre impuissance quand vous aurez entendu notre histoire. »
La chouette le pria de s’expliquer ; le Calife lui raconta tout ce que nous savons déjà, et même alors, en dépit de leur triste condition, il joignit ses éclats de rire à ceux de la chouette étonnée, quand il lui dépeignit la danse de la cigogne.
Quand le Calife eut achevé son récit, la chouette le remercia et lui dit :
« Écoute mon histoire à ton tour, et tu verras que je ne suis pas moins à plaindre que toi.
Mon père est Roi des Indes, et je suis son infortunée fille unique. Ce magicien Kaschnur qui t’a enchanté est aussi la cause de mes malheurs. Il est très ambitieux, et il avait déjà essayé de pousser les sujets de mon père à se révolter contre lui. Mais mon père est tellement aimé que ce misérable échoua dans son projet. Alors, il vint un jour le trouver, et voulut m’obtenir pour son fils, Mirzah. Mon père est un homme plutôt violent ; il fut si courroucé de cette présomption qu’il jeta le sorcier en bas des escaliers. Le scélérat se déguisa et resta caché dans notre voisinage ; puis, un jour que j’étais dans mon jardin à jouir de la fraîcheur de l’air, il prit l’apparence d’un de mes esclaves et m’apporta un breuvage qui fit de moi l’affreux animal que je suis maintenant.
Pour ajouter à mon malheur, il m’amena ici et, d’une voix épouvantable, il me cria dans l’oreille : ‘Chouette tu resteras, jusqu’à la fin de ta vie, détestée de tous, fuie des animaux eux-mêmes, à moins que quelqu’un ne consente, de sa propre volonté, à te prendre pour femme, telle que tu es. C’est ainsi que je me venge de toi et de ton orgueilleux père.’
Depuis, bien des mois ont passé ; triste et solitaire, je mène une vie misérable dans ces ruines, oubliée de tous, excepté de mon malheureux père, qui ne peut pas savoir ce que je suis devenue, car il est peu probable que Kaschnur l’en ait informé… Les animaux eux-mêmes me fuient. Que dis-je, la nature même s’est éloignée de moi, car je suis aveugle pendant le jour, et ce n’est qu’à l’heure où la Lune verse sa douce lumière sur ces ruines que les écailles me tombent des yeux. »
La chouette s’essuya ensuite les yeux de ses ailes, car le récit de ses malheurs les avaient remplis de larmes.
Pendant que la princesse racontait son histoire, le Calife était demeuré plongé dans de profondes réflexions.
« Je n’entrevois aucune issue, dit-il. Il y a bien entre nos malheurs une ressemblance étrange, mais où est la solution du problème ?
— Ah, Seigneur ! Moi non plus, je ne vois pas comment faire, lui répondit la chouette. Mais un jour, alors que j’étais toute jeune fille, une magicienne m’a prédit qu’une cigogne m’apporterait un grand, bonheur, et je suis sûre d’être sauvée.
Le Calife la regarda avec surprise, et lui demanda si elle avait quelque idée en tête.
— L’enchanteur qui nous a rendus tous les deux si malheureux vient une fois par mois dans ces ruines, répondit-elle. Non loin d’ici, il y a une vaste salle : c’est là qu’il festoie avec ses compagnons. Je les ai souvent entendus raconter les choses abominables qu’ils ont faites… Et il se pourrait qu’il prononçât le mot magique que vous avez oublié.
— Ah, ma chère princesse ! s’écria le Calife. Dites-moi quand il viendra, et où se trouve cette grande salle !
La chouette garda un moment le silence.
— Ne croyez pas que je manque d’obligeance, dit-elle enfin, mais je ne vous dirai ce que vous désirez savoir qu’à une seule condition.
— Parlez, parlez ! dit Chasid. Commandez-moi, c’est bien votre droit.
— Vous comprenez bien, poursuivit la princesse, que je serais heureuse, moi aussi, d’être délivrée, et je ne peux l’être que si l’un ou l’autre de vous deux veut bien consentir à m’épouser…
Les cigognes furent quelque peu déconcertées à cette réponse inattendue, et le Calife fit signe à son serviteur de sortir un moment avec lui.
— Mon cher Grand Vizir, dit le Calife, quand ils eurent passé la porte, voilà bien une sotte affaire. Cependant, j’imagine qu’il il va falloir que vous l’épousiez…
— Bonté divine, Chasid ! répliqua Mansor. Vous savez bien que je suis déjà marié ! Ma femme, à mon retour, m’arracherait les yeux. Et puis, je suis un vieillard, et vous, vous êtes jeune, célibataire, et un parti bien plus convenable que moi pour une belle princesse.
— Cela est assez juste… dit le Calife avec un soupir, et laissant pendre ses ailes tristement. Mais il se trouve que je ne veux pas me marier. Je suis très heureux comme cela. Et puis, comment savez-vous qu’elle est jeune et belle ? C’est acheter chat en poche. »
Ils débattirent de la question ensemble quelque temps ; mais à la fin, le Calife vit bien que son Vizir resterait plutôt cigogne que d’épouser la chouette ; alors il lui fallut, à regret, se décider à remplir les conditions lui-même.
La chouette fut enchantée. Elle lui donna à entendre qu’il n’aurait pu venir à un meilleur moment, car, selon toute probabilité, les magiciens se rendraient dans les ruines cette nuit même. Elle quitta la chambre avec les cigognes afin de les conduire à la grande salle. Ils la suivirent, l’un derrière l’autre, le long d’un sombre corridor, puis aperçurent enfin une lumière qui brillait à travers une fente dans le mur en ruines. La chouette les pria d’approcher tout doucement. Bientôt, ils purent voir à l’intérieur de la salle : elle était magnifiquement décorée, et il y avait tout autour de belles colonnes. Des lampes multicolores remplaçaient la lumière du jour ; les murs étaient tendus de pourpre, d’écarlate et d’or ; au milieu, il y avait une table ronde couverte de plats remplis des mets les plus délicats, et, tout autour, se trouvait un divan où huit hommes étaient assis. Dans un de ces hommes, le Calife reconnut le marchand ambulant qui lui avait vendu la poudre magique. Son voisin l’invitait à raconter quelques-unes de ses aventures. Alors, entre autres histoires, il conta ce qui était arrivé au Calife et à son Vizir.
« Quelle sorte de mot leur avez-vous donc donné ? lui demanda avec curiosité un autre convive.
— Oh, un bon mot latin, répondit le marchand en riant : Mutabor ! »
Quand les cigognes entendirent ces paroles, elles manquèrent de perdre l’esprit sous l’effet de la joie. Elles coururent bien vite à la porte du palais, de toute la force de leurs longues pattes, si vite que la chouette pouvait à peine les suivre. Ils ne furent pas plus tôt dehors que le Calife s’écria :
« Ô libératrice de ma vie et de la vie de mon ami, accepte mes éternels remerciements pour ceci, et aussi pour la promesse que tu m’as faite d’être ma femme. »
En disant ces mots, mais sans regarder la chouette, il se tourna vers l’Orient ; trois fois les cigognes inclinèrent leur long bec vers le Soleil, qui se levait à ce moment même derrière la montagne :
« Mutabor ! » crièrent-ils.
En un instant ils furent retransformés, et, dans la joie intense de renaître à une nouvelle vie, maître et serviteur tombèrent dans les bras l’un de l’autre, riant et pleurant à la fois. Mais qui pourrait décrire leur étonnement, quand, s’étant un peu remis, ils se tournèrent vers leur compagne ? Une jeune fille ravissante, magnifiquement parée, se tenait devant eux, et tendit la main au Calife.
« Ne reconnaissez-vous pas la chouette ? » demanda-t-elle.
C’était elle, et le Calife fut si charmé de sa beauté et de sa grâce qu’il s’écria :
« Quel bonheur pour moi d’avoir été cigogne ! »
Tous trois se mirent en route pour Bagdad. Le Calife retrouva dans sa poche, non seulement le paquet de poudre magique, mais aussi sa bourse.
Dans le premier village qu’ils rencontrèrent, ils achetèrent tout ce qui leur était nécessaire pour leur voyage, et ils arrivèrent bientôt aux portes de Bagdad. L’arrivée du Calife causa le plus grand étonnement : on le croyait mort. Ses sujets devinrent fous, de joie quand ils revirent leur seigneur bien-aimé. Mais ils n’en conçurent que plus de colère contre l’imposteur Mirzah.
Ils se ruèrent au palais et firent prisonniers le vieux sorcier Kaschnur et son fils. Le Calife envoya le vieillard dans cette même chambre du palais en ruines où la princesse avait vécu, changée en chouette, et l’y fit pendre ; quant au fils, qui n’avait point partagé toute la méchanceté de son père, le Calife lui permit de choisir entre la mort et une pincée de poudre. Il choisit la poudre. Le Vizir la lui apporta ; une petite pincée, le mot magique, et le Calife le transforma en cigogne ; il le fit attacher dans une cage de fer et placer dans son jardin.
Le Calife Chasid et la princesse, son épouse, vécurent longtemps heureux, mais leurs meilleurs moments étaient toujours ceux où le grand Vizir venait les voir dans l’après-midi. Ils se remémoraient alors les aventures qu’ils avaient eues quand ils étaient cigognes ; et si le Calife était d’humeur taquine, il demandait au Grand Vizir de leur montrer de quoi il avait l’air quand il était cigogne. Alors, Mansor se redressait, se promenait à travers la pièce, les jambes raides, étendait ses bras comme on ouvre un éventail et les agitait comme des ailes, puis s’inclinait vers l’Orient et répétait : « Mu… mu… », en essayant en vain de retrouver le mot oublié… Et tous éclataient de rire…
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