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Le bal des douze princesses

ou Les douze princesses dansantes

… écrit par Richard Lesclide

… d’après les frères Grimm

… illustré par Errol Le Cain


Texte dans le domaine public, mais les magnifiques illustrations de M. Le Cain ne sont pas libres de droits.


Le bal des douze princesses illustration de Daniela Jaglenka Terrazzini

Illustration de couverture de Daniela Jaglenka Terrazzini. Retrouvez le travail de cette artiste : ICI !


Il était une fois un roi très économe, tout au moins de l’argent qui lui appartenait. Cela ne l’avait pas empêché d’avoir douze belles filles, qu’il avait fort bien élevées, et qu’il tenait toujours sous clef. Il les montrait bien de temps en temps aux ambassadeurs et aux rois ses voisins, mais il avait coutume de dire que les filles sont comme les provisions de ménage, et qu’elles gagnent beaucoup à être enfermées.

Un jour, son cordonnier vint lui présenter son mémoire, et malgré les précautions qu’il prit pour cela, il faillit en arriver malheur. Le roi perdit la parole et le mouvement, en constatant qu’en l’espace de six mois, les douze princesses avaient usé dix-huit cents paires de chaussures. Brodequins et bottines, pantoufles et souliers, bottes à fourrure et bottes à talons, tout cela durait à peine ce que durent les roses aux pieds de ces dames. Tous les jours on emportait de leur chambre de pleines hottes de chaussures déformées, fripées, éculées, qui ne pouvaient désormais servir que pour les noces des chiffonniers.

Le roi but un grand verre d’eau, après quoi, il ordonna une enquête minutieuse, et voila ce qui lui fut raconté.


Les douze princesses, qui d’ailleurs étaient fort sages, habitaient un grand dortoir, ou leurs douze lits s’alignaient l’un à côté de l’autre. Le soir, les dames d’honneur les comptaient avec soin pour s’assurer qu’il n’en manquait aucune ; puis elles se couchaient et l’on plaçait des souliers neufs au pied de leur lit.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Le lendemain, on trouvait les souliers percés à jour, ainsi que les bas de ces dames. Encore pouvait-on raccommoder les bas, mais les souliers n’étaient plus possibles ! Quand on interrogeait les princesses à ce sujet, elles répondaient d’un air innocent qu’elles ne savaient pas ce qu’on voulait dire.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Le roi les fit venir devant lui et leur parla avec tendresse et fermeté. Mais il ne put tirer d’elles que des réponses évasives et de grandes révérences. Il eut quelque envie de leur faire donner le fouet, mais leur âge ne s’y prêtait pas et le moyen lui semblait un peu rigoureux.

Le monarque convoqua alors les chambres et demanda les avis de ses plus fidèles conseillers. Après plusieurs séances orageuses, le conseil d’État décida qu’on accorderait la main d’une des princesses, au choix, à celui qui découvrirait leur secret. Il succéderait en outre au roi, mais le plus tard possible, ainsi que Sa Majesté le fit proclamer. Toutefois, et pour ne laisser tenter l’entreprise qu’à des gens hardis et résolus, on décida que celui qui, pendant trois nuits, aurait surveillé les princesses sans succès, aurait la tête tranchée.

Plusieurs princes se présentèrent, ainsi que des chevaliers errants, et même des rois en exercice. On les accueillait à merveille ; on leur donnait un appartement voisin de celui des princesses. Il n’était sorte de politesses dont on ne les accablât ; les jeunes filles particulièrement, étaient aux petits soins auprès d’eux. C’étaient des collations, des attentions, des séductions de toute espèce, et ils s’endormaient dans ces délices pendant trois jours. Le quatrième jour, dès l’aube, on les faisait décapiter.

Le peuple murmurait de cet état de choses, et ne se gênait pas pour dire qu’au lieu de massacrer ces jeunes gens, il eut mieux valu les marier aux princesses, car on ne se défait pas de douze filles comme on veut. Une fois mariées, toute l’affaire eut été de surveiller leurs femmes et de payer les comptes des fournisseurs.

Le roi lui-même commençait à penser qu’il avait fait fausse route, lorsqu'un jeune homme très bien fait se présenta pour tenter l’aventure. Ce n’était pas un grand seigneur, mais simplement un petit page, qui n’avait pour fortune qu’un teint de rose, une jolie taille, de fines moustaches et des cheveux bouclés. Sa figure était si avenante, que lorsqu'il fit connaitre ses intentions au roi, celui-ci manqua le renvoyer à grands coups de pied.

« Eh quoi !! lui dit-il, ne sais-tu pas la loi cruelle que nous avons établie ? Pour le plaisir de coucher trois nuits à la porte de mes filles, tu veux te faire couper le cou ? Je ne sais qui me retient de te faire enfermer chez les fous. Va-t-en, je te pardonne, et n’y reviens plus ! »

Le page s’excusa du mieux qu’il put, mais il s’obstina dans son projet, car il était tombé amoureux de la plus jeune des princesses. Il fut donc inscrit au nombre des prétendants, et on le présenta avec pompe aux jeunes filles, qui ne purent s’empêcher de s’apitoyer sur son sort.

« Mais aussi, leur dit l’aînée, pourquoi vient-il nous tourmenter ? Puisqu'il se mêle de ce qui ne le regarde pas, il n’aura que ce qu’il mérite. »

La plus jeune sœur ne disait rien, mais elle avait fort bien remarqué que le page la suivait partout des yeux ; cela l’attendrissait et lui causait quelque embarras. Elle se coiffait avec plus de soin, se mordait les lèvres pour ne pas rougir, ne savait ou mettre ses bras et trébuchait dans les plis de sa robe. Le premier jour des épreuves arriva sur ces entrefaites.

Le page se coucha, les princesses vinrent lui souhaiter le bonsoir, et suivant l’usage du pays, lui apportèrent à boire. Il leva la coupe, but à leur santé, et retomba sur son oreiller, plongé dans un profond sommeil.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

« Voila un indiscret qui ne nous gênera pas ! » dirent-elles.

Elles s’enfermèrent aussitôt, chaussèrent leurs souliers neufs, et le lendemain, comme de coutume, ils étaient en pièces.

Le page songea un peu tard à ce qui s’était passé. Il se promit de ne plus boire désormais le vin qu’on lui présenterait, car il craignait qu’on lui eût fait prendre à son insu, une sorte de somnifère. Mais le soir venu, les princesses lui firent mille cajoleries en lui présentant la coupe. Il eut beau dire qu’il n’avait pas soif, il lui fallut céder, car toutes ces dames mouillèrent leurs lèvres dans le vin et le lui offrirent ensuite, en signe de bonne amitié. Aussi s’endormit-il comme la veille.

Le troisième jour, il réfléchit aux suites que pourrait avoir sa complaisance, et résolut d’agir sérieusement. Quand les princesses vinrent lui souhaiter le bonsoir, il accepta de bonne grâce la coupe qu’elles apportaient, mais il feignit d’être pris en même temps d’une violente envie d’éternuer. Elles se détournèrent par discrétion, pendant qu’il cherchait son mouchoir. Il profita de ce moment pour verser le contenu de la tasse dans ses draps, sans s’inquiéter de ce qu’on en pourrait penser. Lorsque ces dames firent volte-face, elles virent la coupe vide et le page qui se mouchait d’une façon retentissante.

Deux minutes plus tard, il cligna des yeux comme un homme que le sommeil accable, et se laissa tomber sur les coussins. Il se mit à ronfler pour faire croire qu’il dormait à poings fermés ; mais la vérité est qu’il était éveillé comme une potée de souris !

Les douze princesses ne prirent même pas la peine de fermer leur porte et préparèrent tout ce qu’il fallait pour leur toilette. Elles ouvrirent leurs armoires, leurs boites, leurs tiroirs, s’ajustèrent et se pomponnèrent des pieds à la tête, sans oublier les souliers neufs qu’elles devaient user. Elles sautaient de joie en songeant au bal qui les attendait.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Quand elles furent prêtes, elles éteignirent les lumières, et l’appartement se trouva plongé dans une profonde obscurité. Le page en profita pour se lever doucement et s’approcher d’elles.

« Je ne sais ce que j’éprouve, dit la plus jeune des princesses, mais j’ai un fâcheux pressentiment. Il me semble que j’entends auprès de moi un pas inaccoutumé.

— Tu es toujours peureuse, lui dit son aînée ; que veux-tu qu’il nous arrive, puisque ce page est endormi ? Voici la trappe ouverte ; descendons sans faire de bruit, et que chacune prenne garde de ne pas marcher sur les jupes des autres. »

Le page entendit très distinctement les jeunes filles qui disparaissaient. Guidé par le froufrou de leurs robes de soie, il suivit la dernière et s’engagea dans un escalier en colimaçon, qui s’ouvrait dans leur chambre même. Il descendit si longtemps que ses jambes en étaient rompues : il compta deux mille marches au moins et croyait arriver au centre de la Terre ! Ces dames le précédaient et semblaient avoir des ailes.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Tout-a-coup, la plus jeune princesse, qui venait la dernière, poussa un cri d’effroi.

« Je suis sure, dit-elle, qu’on vient de marcher sur ma robe !

— Petite sotte, lui dit sa voisine, ce ne peut être qu’un clou dans la muraille, qui aura retenu ta jupe.

— Mais, ajouta la cadette, j’entends quelqu'un qui descend derrière moi.

— Tu te trompes ! C’est l’écho qui renvoie le bruit de tes pas. D'ailleurs, nous sommes arrivées.

Elles passèrent en effet par une petite porte qui débouchait dans une caverne immense, illuminée d’un éclat fulgurant. Les voûtes élevées formaient une sorte de ciel bleuâtre, sur lequel couraient des lueurs phosphorescentes. Des colonnes de sel et de cristal, dans lesquelles s’enchâssaient des minéraux brillants et des pierres précieuses, s’élevaient à perte de vue et soutenaient les plafonds. Des sources claires couraient sur le sable, et des végétaux extraordinaires formaient de petits bosquets, dont les feuilles avaient un aspect métallique.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Le page, qui avait beaucoup lu, comprit alors qu’il arrivait dans le royaume des Gnomes, et que ce monde souterrain devait leur appartenir. Il demeura dans l’ombre de l’escalier jusqu'à ce que les princesses se fussent éloignées ; mais il se garda bien de les perdre de vue, et les suivit à distance en prenant ses précautions pour ne pas être aperçu.

Il songea qu’il aurait à fournir plus tard les preuves du voyage qu’il accomplissait, quand il révélerait le secret des princesses. Comme il traversait un champ parsemé de fleurs éclatantes, il voulut en cueillir une, mais sa tige se brisa avec un bruit étrange. Les jeunes filles s’arrêtèrent en tressaillant.

« Il se passe surement quelque chose d’extraordinaire, dit la plus jeune. Avez-vous entendu ce craquement derrière nous ?

— Ne faites pas attention, répondit l’aînée des sœurs. Ce doit être une branche sèche qui tombe à travers les rameaux. »

Sur ces mots, elles arrivèrent sur le bord d’une rivière dont les eaux argentées semblaient faites de métal fondu. Douze petits bateaux les attendaient, et chacun était conduit par un gnome de belle apparence, superbement habillé. Les petits hommes accueillirent les princesses avec de grandes démonstrations de joie, et chacune d’elles étant entrée dans un bateau, ils poussèrent au large et s’éloignèrent.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Le page, qui s’était caché pendant l’embarquement, ne les vit pas plutôt disparaître, qu’il se déshabilla promptement. Il fit un paquet de ses habits, et traversa sans dommage la rivière à la nage, en poussant ses vêtements devant lui. Malheureusement, le courant l’éloigna de la route qu’il devait suivre, et quand il toucha terre et qu’il fut habillé, il ne sut de quel côté se diriger pour retrouver les jeunes filles. À tout hasard, il prit une fort belle route qui se trouvait devant lui, et elle le conduisit à bon port, car son oreille ne tarda pas à être frappée par les accords lointains d’une musique.

Un palais somptueux lui apparut bientôt, et il jugea que ce devait être là que se donnait le bal des princesses. Une multitude de gnomes grouillaient autour du château, allant et venant comme des fourmis affairées. Le page n’était pas très rassuré, craignant que ces créatures ne lui cherchent querelle, mais en songeant qu’il aurait sans doute la tête coupée le lendemain, il reprit courage et avança bravement.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Cependant, il y mit une certaine prudence, et faisant un grand détour, arriva au palais par le côté qui lui parut le plus tranquille et le moins éclairé. Deux petites sentinelles, épuisées de leur garde, dormaient sur leurs hallebardes, à côté d’une porte entrouverte. Le page rendit grâce au ciel et se glissa à l’intérieur du château.

Après avoir traversé de grandes salles fort obscures, il découvrit un escalier tournant qui descendait dans une sorte de puits. Il se hasarda à prendre ce chemin, car il ne savait où aller et n’osait revenir sur ses pas.

Ce passage tortueux le conduisit dans une cave immense, éclairée par des lampes nombreuses, suspendues à la voûte par des chaînes d’or. Le sol était couvert de métaux précieux et de pierreries, de vastes bassins et de grandes amphores regorgeaient d’émeraudes, de rubis et de diamants. Toutes les richesses enfouies dans le sein de la terre étaient rassemblées dans ce trésor. Aux murs étaient appendus des objets disparates que le page voulut considérer de près.

Le premier qui frappa sa vue fut un petit chapeau rond, d’un médiocre aspect, déformé et d’une couleur vague. Il était entouré d’un ruban fané qui portait cette légende :


Je rends invisible.


Le page s’en empara promptement, car il comprit que ce talisman le sauverait. Au même instant, un grand bruit se fit entendre dans l’escalier. Les douze princesses entrèrent, accompagnées de leurs petits cavaliers. Le page se coiffa subitement du chapeau merveilleux et personne ne l’aperçut.

« Belles dames, dit le gnome qui semblait commander aux autres, nous ne voulons plus avoir de secrets pour vous, puisque vous allez nous appartenir. Voici les trésors dont vous serez les maîtresses. En signe que vous acceptez ces fiançailles, vous n’avez qu’à nous donner vos anneaux. »

En disant cela, il salua la plus jeune princesse, qui était celle qu’il aimait. Celle-ci, avec une petite moue, tira sa bague pour la lui donner. Mais le page s’en saisit vivement et la passa à son doigt. Il en résulta presque une querelle entre le gnome et la jeune fille.

« Vous l’avez prise ! disait-elle.

— C’est vous, qui ne me l’avez pas donnée ! »

Et comme on ne put les réconcilier, on convint de revenir au bal.

Le page les suivit sans être vu et se plut à se mêler à leurs danses et à troubler leurs plaisirs. Il ne quittait pas la jeune princesse et s’amusait malicieusement à la brouiller avec son danseur.

Quand on lui servait des glaces ou des pâtisseries, il lui en dérobait la moitié et faisait tomber ses soupçons sur le roi des gnomes, qu’elle accusait et qui se défendait avec emportement.

« Vous êtes un gourmand, monsieur !

— C’est vous, mademoiselle, qui avez des lubies !

— Vous êtes un menteur !

— Et vous une obstinée ! »

Ces disputes allèrent si loin que le bal finit un peu plus tôt que de coutume. Les souliers des jeunes filles étaient d’ailleurs déjà raisonnablement percés.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Malgré ce qui s’était passé, on promit de se retrouver la nuit suivante, et les gnomes accompagnèrent ces dames pour leur faire traverser la rivière dans leurs douze bateaux.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Le page n’avait pas envie de se mettre à l’eau une nouvelle fois. Étant donné qu’il était invisible, il se plaça dans la barque du roi des gnomes, qui devint plus lourde que d’habitude. Le petit roi ramait de toutes ses forces et s’étonnait de demeurer en arrière.

« Je ne sais ce qui se passe, dit-il à sa compagne. Ce bateau ne marche pas aujourd'hui !

— Apparemment, dit-elle, vous ne ramez pas aussi fort qu’hier. »

À peine débarqué, le page prit les devants, et quand les douze sœurs, rentrées dans leur chambre, voulurent s’approcher de son lit, elles le virent plongé dans un profond sommeil.

« Voilà encore un malheureux qui va périr par sa faute, dirent-elles.

Et la plus jeune des princesses ne put s’empêcher de soupirer et de murmurer :

— C’est dommage … »


Le lendemain, le page fut amené devant le roi, qui trônait en grand apparat, entouré de ses douze filles.


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

« Alors, lui dit-il, peux-tu m’apprendre où ces péronnelles m’usent tant de souliers ?

— Parfaitement, répondit le page. Ces demoiselles passent leurs nuits à danser dans un château souterrain.

Les princesses changèrent de couleur, et leur père vit bien que le page disait la vérité.

— Comment ? J’en apprends de belles ! s’écria- t-il. Et quand dormez-vous, s’il vous plaît ?

— Cela, nous n’y avons jamais pensé » répondirent-elles.

Alors le page montra au roi la fleur qu’il avait cueillie, et mettant un genou à terre devant la plus jeune des princesses, il lui présenta son anneau. Elle rougit extrêmement, et ne craignit pas d’avouer qu’elle préférait un beau jeune homme au roi des gnomes.

« Vous m’excuserez, dit-elle au page. Je ne le prenais que faute de mieux. »


Le bal des douze princesses illustration de Errol Le Cain

Le roi, tout réjoui de ce bon accord, donna des ordres pour que le mariage eût lieu sans retard. Au moment même, on lui annonça l’arrivée de douze petits princes, qui venaient d’apprendre ce qui se passait, et qui craignaient de se voir enlever leurs fiancées. Les onze sœurs aînées restèrent fidèles à leurs prétendants.

Quant au roi des gnomes, bien qu’il eût le cœur un peu gros, il n’en fit rien paraître. Il se lia d’amitié avec le page, et resta pour longtemps l’ami de la maison.


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