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La vieille mendiante

… de Victor Germain


J'ai découvert par hasard ce conte original et attachant, publié en 1912. Mais je n'ai pas pu trouver de plus amples renseignements au sujet de son auteur.


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Le seul ami, par Charles-Boris de Jankowski



La classe est presque terminée. Paul Tessier commence à s’impatienter. Il mordille son porte-plume et regarde du coin de l’œil l’horloge pendue au mur. Mon Dieu ! Comme elles vont lentement, ces aiguilles !

« Ding ! Ding ! Ding ! Ding ! » dit enfin la pendule. « Drelin Din din ! Drelin din din ! » répond la grosse cloche de la cour. Quatre heures ! Les pieds s’agitent sous les tables ; on ferme à grand bruit les cahiers ; et Paul Tessier se précipite dans la rue, au milieu de ses camarades qui rient, qui crient et se bousculent à la sortie.

Une fois dehors - en liberté ! -, Paul prend ses jambes à son cou. Son grand ami, son inséparable, Jacques, essaie de l’arrêter :

« Où vas-tu ?

— Laisse-moi. J’ai un rendez-vous ! » répond Paul sans plus de politesse.

Oh ! Oh ! Un rendez-vous ? Voilà qui est sérieux ! À quel rendez-vous peut-il bien courir, ce blondin de sept ans ? Quand il a distancé tous ses camarades, Paul ralentit le pas. Il prend l’allure tranquille et posée d’un sage petit écolier qui rentre à la maison par le plus court chemin. Il suit le milieu du trottoir, en regardant au bout de la rue une vieille femme, qui se tient appuyée dans l’encoignure d’une porte cochère.

Mon Dieu ! Qu’il a donc l’air sage, ce petit Paul Tessier ! Monsieur son papa, qui est un homme très grave, n’arpente pas les rues avec plus de dignité. Qui pourrait se douter, en voyant un enfant si bien élevé, que ce matin, pendant la classe d’écriture, il a versé de la poudre de craie dans l’encrier de son voisin et mérité à plusieurs reprises, dans la journée, d’être traité de « gamin insupportable » par ses différents professeurs ?

À petits pas tranquilles, Paul s’approche de la vieille femme. Celle-ci, à la voir de près, semble misérable. Elle recouvre ses épaules frileuses d’un châle si usé que Jeanne, la bonne de Paul, n’en voudrait pas pour frotter son fourneau. Elle tend aux passants une main ridée et murmure d’une voix chevrotante : « La charité, s’il vous plaît ! » C’est une mendiante.

Paul s’arrête devant elle. Il sort un sou de sa poche, retire son chapeau, met le sou dans la main de la pauvresse et dit timidement :

« Bonjour, madame.

— Bonjour, mon petit monsieur. Merci bien ! Cela vous sera rendu un jour. Mettez votre chapeau, s’il vous plaît. »

Et la main tremblante caresse furtivement les boucles blondes. Qu’il y a de tendresse reconnaissante dans la voix de la pauvre femme ! Il semble qu’elle voudrait passer son bras autour du cou du petit garçon, et attirer vers elle ce joli visage rouge de timidité. Mais elle n’ose pas… Paul lui dit poliment : « Au revoir, Madame. À demain ! » et s’éloigne.

Vraiment, quel bon petit cœur, ce Paul Tessier ! Et comme il est sage dans la rue ! On pourrait presque dire qu’il exagère : ce n’est pas naturel qu’un enfant soit sage à ce point !

Mais qu’est-ce donc ? Au premier détour, dès que la vieille femme ne peut plus le voir, le voilà qui fait des pirouettes et chante à pleine voix des choses insensées : « Ça me sera rendu ! Ça me sera rendu ! C’est une fée, bien sûr, c’est une fée ! »

Est-ce ainsi que se comporte un enfant bien élevé ?

Voici un mois que Paul, tous les jours, au sortir du collège, vient poliment offrir un sou à la vieille mendiante. Et depuis un mois, il vit dans un rêve merveilleux. Il a un secret qu’il n’a confié à personne, pas même à sa maman si douce, si indulgente, pas même à son ami Jacques.

Paul connaît une fée ! Non seulement il la connaît ; mais, pour lui donner un sou chaque jour, il se prive de délicieux chaussons aux pommes que vend le concierge du collège. Cette fée, comme toutes les fées, se montre sous les traits d’une vieille mendiante.

Comment Paul l’a-t-il reconnue sous son déguisement ? Pendant longtemps, il a passé devant elle, sans se douter de rien. Il se permettait même d’imiter la voix usée qui murmure : « La charité, s’il vous plaît ! » Mais papa lui a donné, pour sa fête, un beau livre illustré qui s’appelle « Les Contes de Fées ». Depuis, Paul n’a plus d’autre lecture. Il vit dans un monde magique où les petits garçons sont protégés par une dame toute puissante, porteuse d’une baguette magique.

Cette baguette ! Quelle invention admirable ! Oh ! La posséder pendant quelques instants ! Paul ne se lasse pas d’imaginer le merveilleux emploi qu’il en ferait. Tout d’abord, il changerait en or le grand tas de sable du jardin et il deviendrait immensément riche ! Il achèterait plusieurs palais, et le marchand de gâteaux ne lui refuserait rien. Quant au professeur de calcul, un vilain petit vieux à la barbe en pointe, qui exige qu’on sache les leçons et n’est point avare de devoirs supplémentaires, ah, celui-là ! Paul le changerait en chèvre, en vieille chèvre à barbiche blanche ! Et il rit tout seul en songeant à cette excellente plaisanterie.

C’est l’esprit plein de ces rêves que Paul fit sa grande découverte : il s’avisa de la parfaite ressemblance de la vieille femme de la rue du Marché et de la fée Mab, dont il avait le portrait authentique dans son livre de contes. Quelle surprise, ce jour-là ! Il resta un long moment devant la mendiante, les yeux écarquillés. Une fée ! Il voyait une fée !

Et dire qu’il lui avait manqué de respect ! Pourvu qu’elle ait oublié !

Il était urgent de s’en faire une amie.

Et comme les fées aiment les petits garçons charitables, autant qu’elles détestent les égoïstes, Paul, tous les jours depuis un mois, - et chaque fois avec la même émotion - donnait un sou à la mendiante. La fée ne saurait tarder longtemps à le récompenser, et il serait le plus riche et le plus puissant petit garçon de la Terre…

Aujourd’hui, Paul est très triste. Voici trois jours qu’il n’a pas revu sa fée. Est-elle partie ? S’est-elle envolée dans un char traîné par des papillons ? Ne la reverra-t-il plus ? Comme il arrive à la maison de ses parents, il trouve sa mère qui l’attend devant la porte.

« Paul, lui dit-elle avant même de l’embrasser, tu connais donc la mendiante de la rue du Marché ?

— Oui, maman, répond Paul en rougissant jusqu’aux yeux.

— Et comment la connais-tu ?

— Je lui donnais un sou tous les jours, à quatre heures.

— D’où te venait ce sou ?

— C’était celui de mon gâteau.

Il n’y avait aucune sévérité dans les questions de la maman de Paul ; mais sa voix maintenant se fait plus douce. Elle prend l’enfant dans ses bras.

— Alors, mon Paul, tu te privais de ton gâteau pour donner un sou à la vieille mendiante… Quel bon petit garçon j’ai là ! »

Dans les bras de sa mère, où d’ordinaire il est si bien, Paul se sent mal à l’aise. Mérite-t-il ses éloges ? Sa conscience le gène beaucoup. Pourquoi fronce-t-il les sourcils ? Est-ce pour réfléchir, ou bien va-t-il pleurer ?

« Et tu sais où elle est, maman ?

— Elle est chez elle, mon petit. Elle est malade. Elle habite dans la maison voisine. Jeanne, qui la connaît, est allée prendre de ses nouvelles.

— Elle est malade ? demande Paul, tout songeur.

— Oui, mon chéri. Et elle voudrait te voir. Elle me prie de te permettre de monter chez elle. Veux-tu que nous y allions tous les deux ?

— Oh ! oui, maman. Allons-y tout de suite ! Je veux bien. »

« Comment peut-elle être malade, si c’est une fée ? » se demande Paul en reniflant, tandis que, cramponné à la main de sa mère, il gravit l’escalier étroit et sombre qui mène chez la vieille dame.

La mère et le petit arrivent à l’étage des mansardes. Les murs sont sales. Il y a beaucoup de portes basses ouvrant sur le palier. Jeanne, qui les a entendus monter, se tient devant une de ces portes et, de son doigt posé sur sa bouche, elle recommande le silence.

« Comment va-t-elle ? chuchote maman.

— Elle est bien mal, répond Jeanne, très triste. Le médecin des pauvres est venu ; il a dit qu’elle ne passera pas la nuit. Entre vite, toi, mon Paul. Voilà bien longtemps qu’elle demande après toi.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Elle va mourir, songe Paul. Ce n’est pas une fée… Elle va mourir. Ce n’est qu’une pauvre femme.

— Et ne pleure pas, surtout, dit Jeanne en l’embrassant. Il ne faut pas qu’elle voie des larmes ; elle comprendrait qu’elle est très malade. »

Doucement poussé par Jeanne, et faisant un grand effort pour retenir des sanglots qui montent, qui montent et lui gonflent la poitrine, Paul entre dans la chambre.

Oh ! la pauvre, la triste chambre ! Si obscure que Paul n’y distingue rien. Il s’avance sur la pointe des pieds, tout près du lit. Il se penche. Il voit le visage si maigre, si ridé… Les yeux, qui étaient clos, s’entrouvrent et l’aperçoivent. Une expression de joie et de tendresse embellit la pauvre face dévastée. La vieille femme se soulève un peu, et elle parle d’une voix bien basse et bien tremblante, d’une voix si usée que chaque syllabe semble lui coûter un souffle de vie.

« C’est donc vous, mon joli petit monsieur ! Oh ! Je n’aurais pas voulu partir sans vous avoir revu… Mon cher enfant, mon petit Paul, - vous voyez, on m’a dit votre nom - soyez béni pour avoir mis un peu de tendresse dans le cœur d’une pauvre vieille abandonnée... Faites voir vos jolies boucles blondes. »

La main tâtonnante effleure encore une fois les cheveux de Paul, qui se mord les lèvres pour ne pas sangloter. Tout droit au pied du lit, il ne veut pas pleurer. Et pourtant, il se sent malheureux, si malheureux… Dans sa courte vie d’enfant de sept ans, il n’a encore jamais eu tant de peine.

Ses rêves, tous ses rêves sont à bas ! L’avoir crue fée, riche, belle… et la voir ainsi ! Mais ce n’est pas seulement cette désillusion qui lui gonfle le cœur. Oh, non ! Cela, ce n’est rien. Ce qui est affreux, c’est d’être si mécontent de soi-même… Il voudrait s’agenouiller devant la pauvre vieille, et lui demander pardon, bien humblement, de ne l’avoir pas aimée pour elle, d’en avoir aimé une autre en elle, une autre qu’il croyait toute puissante.

La vieille femme le regarde ; elle le regarde de toutes ses forces, comme si elle voulait, avant de s’en aller, remplir ses yeux de la jolie vision. Et elle dit doucement :

« Dis, mon cher petit, veux-tu m’embrasser ? »

Paul se penche. Il baise le front ridé et met sa joue à la portée des pauvres lèvres. Mais, cette fois, c’est trop, c’est trop... Les larmes retenues si longtemps s’échappent et, sanglotant, tombé au pied du lit, il balbutie, d’une voix indistincte :

« Pardon ! Oh, pardon ! »

La vieille dame ne l’a pas entendu. Elle ne peut plus rien entendre… Un sourire bienheureux flotte sur son visage…

Et Paul, tandis que sa mère l’emporte bien vite hors de la chambre, entend Jeanne murmurer une prière.

Maintenant maman, assise dans son fauteuil, tient son petit sur ses genoux et le câline, inquiète de ces larmes qui ne veulent pas s’arrêter ; car Paul, la tête cachée sur la poitrine maternelle, pleure désespérément. Enfin la voix si douce et si chère le calme un peu.

« Qu’est-ce qu’il y a, mon tout petit ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Alors, s’interrompant souvent pour refouler un sanglot, d’une toute petite voix, Paul dit tout à sa mère. Oh ! Il ne sait pas très bien s’exprimer ; son chagrin est si compliqué... Mais maman à l’habitude de le comprendre à demi-mots.

« Je suis un mauvais petit garçon, maman ! Je suis un mauvais petit garçon ! s’écrie-t-il en sanglotant de nouveau.

— Mais non, dit Papa qui est entré sans bruit, qui a entendu une partie de l’histoire et deviné le reste, mais non, tu n’es pas un mauvais petit garçon. Sans doute il aurait été plus beau d’être charitable sans arrière-pensée, mais ce n’est pas facile pour un petit homme de sept ans… Et c’est déjà beaucoup de faire le bien sans le vouloir. »

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