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La Reine des Neiges

... de Hans Christian Andersen


Illustration de couverture par Vladislav Erko

Illustration de couverture par Vladislav Erko



- Première histoire -

Du miroir et de ses morceaux


Voyons, nous commençons. Quand nous serons au bout de notre conte, nous en saurons bien plus que maintenant, car nous avons parmi nos personnages un vilain merle, le plus méchant de tous,… le Diable.

Un jour, il était de bien bonne humeur. Il venait de confectionner un miroir qui avait une merveilleuse propriété : le beau, le bien s’y réfléchissaient, disparaissaient presque entièrement. Tout ce qui était mauvais et déplaisant ressortait, au contraire, et prenait des proportions excessives. Les plus admirables paysages, par ce moyen, ressemblaient à des épinards cuits. Les hommes les meilleurs et les plus honnêtes, paraissaient des monstres. Les plus beaux semblaient tout contrefaits : on les voyait la tête en bas. Leurs visages étaient de travers, grimaçants, méconnaissables. La plus petite tache de rousseur devenait énorme et couvrait le nez et les joues.


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


« Que c’est donc amusant ! » se disait le Diable, en contemplant son ouvrage. Lorsqu’une pensée sage ou pieuse traversait l’esprit d’un homme, le miroir se plissait et tremblait. Le Diable, enchanté, riait de plus en plus de sa gentille invention. Les diablotins qui venaient chez lui à l’école, car il enseignait la diablerie, allèrent raconter partout qu’un progrès énorme, incalculable, s’accomplissait enfin : c’était seulement à partir de ce jour qu’on pouvait voir au juste ce qu’il en était du monde et des humains. Ils coururent par tout l’univers avec le fameux miroir, et bientôt il n’y eut plus un pays, plus un homme, qui ne s’y fût réfléchi.

Ensuite, plus hardis, ils se mirent à voler vers le ciel pour se moquer des anges et du bon Dieu. Plus ils montaient, et s’approchaient des demeures célestes, plus le miroir se contournait et frémissait, à cause des objets divins qui s’y reflétaient. C’est à peine s’ils pouvaient le tenir, tant il se démenait. Ils continuèrent de voler toujours plus haut, toujours plus près des anges et de Dieu. Tout à coup le miroir trembla tellement qu’il échappa aux mains des diablotins arrogants : il retomba sur la Terre, où il se brisa en des milliards de milliards de morceaux.

Mais il causa alors bien plus de malheurs qu’auparavant. Ses débris n’étaient pas plus gros que des grains de sable. Le vent les éparpilla à travers le vaste monde. Bien des gens reçurent cette funeste poussière dans les yeux. Une fois qu’elle était là, elle y restait, et les gens voyaient tout en mal, tout en laid, et tout à l’envers. Ils n’apercevaient plus que la tare de chaque créature, que les défectuosités de toute chose. Car chacun des imperceptibles fragments avait la même propriété que le miroir entier. Bien plus, il y eut de ces morceaux qui descendirent jusqu’au cœur de certaines personnes. C’était alors épouvantable : le cœur de ces personnes devenait comme un morceau de glace, aussi froid et aussi insensible.

Outre ces innombrables petits débris, il resta du miroir quelques fragments plus considérables, quelques-uns grands comme des carreaux de vitre. Il ne faisait pas bon considérer ses amis à travers ceux-ci. D’autres servirent de verres de lunettes : les méchants les mettaient sur leurs yeux pour paraître y voir clair. Quand ils avaient ces lunettes sur le nez, ils riaient et ricanaient comme le diable regardant son miroir. Les laideurs qu’ils découvraient partout les flattaient, et chatouillaient agréablement leur esprit pervers.

C’était un miroir gigantesque : le vent continua d’en semer les débris à travers les airs.

Maintenant, écoutez bien …



- Deuxième histoire -

Un petit garçon et une petite fille


Dans la grande ville, il y a tant de maisons, tant de familles, tant de monde, que tous ne peuvent avoir un jardin. La plupart doivent se contenter de quelques pots de fleurs. Deux enfants de pauvres gens avaient trouvé moyen d’avoir mieux qu’un pot de fleurs, presque un jardin. Leurs parents demeuraient dans une étroite ruelle. Ils habitaient deux mansardes en face l’une de l’autre. Les toits des deux maisons se touchaient presque : on pouvait sans danger passer d’une gouttière à l’autre, et se rendre visite.


Illustration d'Edna F Hart

Illustration d'Edna F Hart


Les enfants avaient devant leur fenêtre, chacun une grande caisse de bois remplie de terre, où poussaient des herbes potagères pour le ménage, et aussi, dans chaque caisse, un rosier. Les parents eurent l’idée de poser les caisses en travers de la petite ruelle, d’une fenêtre à l’autre. Ce fut un embellissement considérable : les pois suspendant leurs branches, les rosiers joignant leurs fleurs, formaient comme un arc de triomphe magnifique. Les enfants venaient s’asseoir sur de petits bancs entre les rosiers. Quel plaisir, quand on leur permettait d’aller s’amuser ensemble dans ce parterre aérien ! Ils n’étaient pas frère et sœur, mais ils s’aimaient tout autant.

L’hiver, leurs plaisirs étaient interrompus. Les fenêtres étaient souvent gelées et les carreaux recouverts d’une couche de glace. Les enfants faisaient alors chauffer un schilling de cuivre sur le poêle. Ils l’appliquaient sur le carreau, et cela formait un petit judas tout rond, derrière lequel étincelait de chaque côté un petit œil doux et riant : c’étaient le petit garçon et la petite fille.

Il se nommait Kay, elle se nommait Gerda.

En été, ils pouvaient donc aller l’un chez l’autre d’un seul saut. En hiver, il leur fallait descendre de nombreux escaliers et en remonter autant.

On était en hiver. Au dehors, la neige voltigeait par milliers de flocons.


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


« Ce sont les abeilles blanches, dit la grand-mère.

— Ont-elles aussi une reine ? demanda le petit garçon, car il savait que les abeilles en ont une.

— Certainement, dit la grand-mère. La voilà qui vole là-bas, où elles sont en masse. Elle est la plus grande de toutes. Jamais elle ne reste en place, tant elle est agile. Est-elle sur terre, tout à coup elle repart se cacher dans les nuages noirs. Durant les nuits d’hiver, c’est elle qui traverse les rues des villes, et regarde à travers les fenêtres qui gèlent et se couvrent de fleurs bizarres.

— Oui, oui, c’est ce que j’ai vu ! dirent ensemble les deux enfants. Et maintenant, ils savaient que ce que disait la grand-mère était vrai.

— La Reine des Neiges, peut-elle entrer ici ? demanda la petite fille.

— Qu’elle vienne donc ! dit Kay. Je la mettrai sur le poêle brûlant et elle fondra. »

Mais la grand-mère se mit à lui lisser les cheveux, et raconta d’autres histoires.

Le soir de ce jour, le petit Kay était chez lui, à moitié déshabillé, prêt à se coucher. Il mit une chaise contre la fenêtre et grimpa dessus pour regarder le petit trou rond fait au moyen du shilling chauffé. Quelques flocons de neige tombaient lentement. Le plus grand vint se fixer sur le bord d’une des caisses de fleurs. Il grandit, grandit, et finit par former une jeune fille plus grande que Gerda, habillée de gaze blanche et de tulle bordé de flocons étoilés. Elle était belle et gracieuse, mais toute de glace. Elle était vivante cependant : ses yeux étincelaient comme des étoiles dans un ciel d’hiver, et étaient sans cesse en mouvement. La silhouette se tourna vers la fenêtre et fit un signe de la main. Le petit garçon eut peur et sauta en bas de la chaise. Un bruit se fit dehors, comme si un grand oiseau passait devant la fenêtre et de son aile frôlait la vitre.

Le lendemain, il y eut une belle gelée. Puis vint le printemps. Le soleil apparut, la verdure poussa, les hirondelles bâtirent leurs nids, les fenêtres s’ouvrirent, et les deux enfants se retrouvèrent assis à côté l’un de l’autre dans leur petit jardin, là-haut sur le toit.

Comme les roses fleurirent superbement cet été ! Et que le jardin se para à plaisir ! La petite fille avait appris par cœur un cantique où il était question de roses. Quand elle le récitait, elle pensait à celles de son jardin. Elle le chanta devant le petit garçon, elle le lui apprit, et tous deux unirent bientôt leurs voix pour chanter :

« Les roses passent et se fanent. Mais bientôt, nous reverrons Noël et l’enfant Jésus. »

Les deux petits embrassaient les fleurs, comme pour leur dire adieu. Ils regardaient la clarté du soleil, et souhaitaient presque qu’il hâtât sa course pour revoir plus vite Noël. Pourtant, quelles belles journées se succédaient pour eux, pendant qu’ils jouaient à l’ombre des rosiers couverts de fleurs !


Un jour Kay et Gerda se trouvaient là, occupés à regarder, dans un livre d’images, des animaux, des oiseaux, des papillons. L’horloge sonna justement cinq heures à la grande église. Et voilà que Kay s’écria :

« Aïe, il m’est entré quelque chose dans l’œil. Aïe, aïe, quelque chose m’a piqué au cœur ! »

La petite fille lui prit le visage entre les mains, et regarda dans ses yeux, qui clignotaient. Non, elle ne vit absolument rien.


Illustration d'Honor C Appleton

Illustration d'Honor C Appleton


« Je crois que c’est parti » dit-il.

Mais ce n’était pas parti. C’était un des morceaux de ce terrible miroir dont nous avons parlé, de ce miroir, vous vous en souvenez bien, qui fait paraître petit et laid ce qui est grand et beau, qui met en relief le côté vilain et méchant des êtres et des choses, et en fait ressortir les défauts au préjudice des qualités. Le malheureux Kay avait reçu dans les yeux un de ces innombrables débris. L’atome funeste avait pénétré jusqu’à son cœur, qui allait se racornir et devenir comme un morceau de glace. Kay n’avait plus du tout mal, mais ce produit de l’enfer était en lui.

« Pourquoi pleures-tu ? dit-il à la fillette, que son cri de douleur avait émue. Essuie ces larmes : elles te rendent affreuse. Je n’ai plus aucun mal. Fi donc ! ajouta-t-il, en jetant les yeux autour de lui. Cette rose est toute piquée de vers ! Cette autre est mal faite. Toutes sont communes et sans grâce, comme la lourde boite où elles poussent ! »

Il donna un coup de pied dédaigneux contre la caisse, et arracha les deux fleurs qui lui avaient déplu.

« Kay ! Que fais-tu ? » s’écria la petite fille, comme s’il commettait un sacrilège.

La voyant ainsi effrayée, Kay arracha encore une rose, puis s’élança dans sa mansarde, sans dire adieu à sa gentille et chère compagne. Que voulez-vous ? C’était l’effet du grain de verre magique.

Le lendemain, ils se mirent à regarder de nouveau dans le livre d’images. Kay n’y vit que des singes affreux, des êtres ridicules et mal bâtis, des monstres grotesques. Quand la grand-mère racontait de nouveau des histoires, il venait tout gâter avec un « mais », ou bien il se plaçait derrière la bonne vieille, mettait ses lunettes et faisait des grimaces. Il ne craignait pas de ridiculiser la grand-mère, d’imiter son parler, et de faire rire tout le monde aux dépens de l’aïeule vénérable. Ce goût de singer les personnes qu’il voyait, de reproduire comiquement leurs attitudes, s’était tout à coup développé en lui. On riait beaucoup à le voir. On disait :

« Ce petit garçon est malin, il a de l’esprit ! »

Il alla jusqu’à taquiner la petite Gerda, qui lui était dévouée de toute son âme. Tout cela ne provenait que de ce fatal grain de verre qui lui était entré au cœur.


Dès lors, il ne joua plus aux mêmes jeux qu’auparavant. Il joua à des jeux raisonnables, à des jeux de calcul. Un jour qu’il neigeait, - l’hiver était revenu -, il prit une loupe qu’on lui avait donnée, et, tendant le bout de sa jaquette bleue au dehors, il y laissa tomber des flocons.

« Viens voir à travers le verre, Gerda ! » dit Kay.

Les flocons à travers la loupe paraissaient beaucoup plus gros : ils formaient des hexagones, des octogones et autres figures géométriques.

« Regarde ! reprit Kay, comme tout est arrangé avec art et régularité. N’est-ce pas bien plus intéressant que des fleurs ? Ici, pas un côté de l’étoile qui dépasse l’autre, tout est symétrique. Il est fâcheux que cela fonde si vite. S’il en était autrement, il n’y aurait rien de plus beau qu’un flocon de neige. ».

Le lendemain, il vint avec ses gants de fourrures et son traineau sur le dos. Il cria aux oreilles de Gerda, comme tout joyeux de la laisser seule :

« On m’a permis d’aller sur la grande place où jouent les autres garçons ! » Aussitôt dit, il disparut.

Là, sur la place, les gamins hardis attachaient leurs traîneaux aux charrettes des paysans, et se faisaient ainsi traîner un bout de chemin. C’était une excellente manière de voyager. Kay et les autres étaient en train de s’amuser, quand survint un grand traîneau peint en blanc. On y voyait assis un personnage couvert d’une épaisse fourrure blanche, et coiffé de même. Le traîneau fit deux fois le tour de la place. Kay y attacha le sien et se fit promener ainsi.

Le grand traîneau alla plus vite, encore plus vite. Il quitta la place et fila par la grande rue. Le personnage qui le conduisait se retourna, et fit à Kay un signe de tête amical, comme s’ils étaient des connaissances. Chaque fois que Kay voulait détacher son traîneau, le personnage le regardait, en lui adressant un de ses signes de tête, et Kay subjugué restait tranquille.

Les voilà qui passent les portes de la ville. La neige commençait à tomber avec force. Le pauvre petit garçon ne voyait plus à deux pas devant lui. Et toujours, le traîneau filait avec plus de rapidité.

La peur le prit. Il dénoua enfin la corde qui liait son traîneau à l’autre. Mais cela ne changea rien : son petit véhicule était comme rivé au grand traîneau, qui allait comme le vent. Kay se mit à crier au secours. Personne ne l’entendit. La neige tombait de plus en plus épaisse, le traîneau volait dans une course vertigineuse. Parfois, il y avait un cahot comme si l’on sautait par-dessus un fossé ou par-dessus une haie. Mais on n’avait pas le temps de les voir. Kay était épouvanté. Il voulut dire une prière, il n’en put retrouver les paroles. Au lieu de prier, il récitait la table de multiplication. Le malheureux enfant se désolait. Les flocons tombaient de plus en plus durs, ils devenaient de plus en plus gros. Á la fin, on eut dit des poules blanches aux plumes hérissées. Tout d’un coup, le traîneau tourna de côté et s’arrêta. La personne qui le conduisait se leva : les épaisses fourrures qui la couvraient étaient toutes de neige, d’une blancheur éclatante. Cette personne était la Reine des Neiges.

« Nous avons été bon train, dit-elle. Malgré cela, je vois que tu vas geler, mon ami Kay. Viens donc te mettre sous mes fourrures de peaux d’ours.

Elle le prit, le plaça à côté d’elle, et rabattit sur lui son manteau. Kay eut l’impression de s’enfoncer dans une masse de neige.

— As-tu encore froid ? » demanda-t-elle.

Elle l’embrassa sur le front. Son baiser était plus froid que glace, et pénétra jusqu’au cœur du petit garçon, qui était déjà à moitié glacé. Il se sentit sur le point de rendre l’âme. Mais ce ne fut que la sensation d’un instant. Il fut ensuite tout réconforté et n’éprouva plus aucun frisson.

« Mon traîneau ! dit-il. N’oubliez pas mon traîneau ! »

C’est la première chose à laquelle il avait pensé en revenant à lui. Une des poules blanches qui voltigeaient dans l’air, fut attelée au traîneau de l’enfant : elle suivit sans peine le grand traîneau qui continua sa course.

La Reine des Neiges donna à Kay un second baiser. Il n’eut plus alors le moindre souvenir de la petite Gerda, ni de la grand-mère, ni des siens.

« Désormais, je ne t’embrasserai plus, dit-elle. Car un nouveau baiser signerait ta mort. »


Illustration d'Honor C Appleton

Illustration d'Honor C Appleton


Kay regarda en face l’éclatante souveraine ! Qu’elle était belle ! On ne pouvait imaginer un visage plus gracieux et plus séduisant. Elle ne lui parut plus faite de glace, comme la première fois qu’il l’avait vue devant la fenêtre de la mansarde, et qu’elle lui avait fait un signe amical. Elle ne lui inspirait plus aucune crainte. Il lui raconta qu’il connaissait le calcul mental, ainsi que le nombre exact des habitants et la superficie du pays, en kilomètres carrés.

La Reine souriait en l’écoutant. Kay se dit que ces connaissances dont il était si fier, n’étaient peut-être pas suffisantes.

Il regarda dans le vaste espace des airs. Il se vit emporté avec elle vers les nuages noirs. La tempête sifflait, hurlait : c’était une mélodie sauvage comme celle des antiques chants de combat. Ils passèrent par-dessus les bois, les lacs, la mer et les continents. Ils entendirent au-dessous d’eux hurler les loups, souffler les ouragans, rouler les avalanches. Au-dessus, volaient les corneilles aux cris discordants. Mais plus loin, brillait la lune dans sa splendide clarté. Kay admirait les beautés de la longue nuit d’hiver. Le jour venu, il s’endormit aux pieds de la Reine des Neiges.



- Troisième histoire -

Le jardin de la femme qui connaissait les enchantements


Que devint la petite Gerda lorsqu’elle ne vit pas revenir son camarade Kay ? Où pouvait-il être ? Personne n’en savait rien. Personne n’avait vu par où il était passé. Un gamin seulement raconta qu’il l’avait vu attacher son traîneau à un autre, un très grand, qui était sorti de la ville. Personne, depuis, ne l’avait aperçu. Bien des larmes furent versées à cause de lui. La petite Gerda pleura plus que tous.

« Il est mort ! disait-elle. Il se sera noyé dans la rivière qui coule près de l’école. »

Et elle recommençait à sangloter. Oh ! Que les journées d’hiver lui semblèrent longues et sombres !

Enfin le printemps revint, ramenant le soleil et la joie. Mais Gerda ne se consolait point.

« Kay est mort, disait-elle encore. Il est parti pour toujours.

— Je ne crois pas, répondit le rayon de soleil.

— Il est mort. Je ne le reverrai plus ! dit-elle aux hirondelles.

— Nous n’en croyons rien, répliquèrent celles-ci.

À la fin, Gerda elle-même, commença à douter.

— Je vais mettre mes souliers rouges tout neufs, se dit-elle un matin, ceux que Kay n’a jamais vus. Puis j’irai trouver la rivière, pour lui demander si elle sait ce qu’il est devenu. »

Il était de très bonne heure. Elle donna un baiser à la vieille grand-mère qui dormait encore, et elle mit ses souliers rouges.

Puis elle partit toute seule, passa la porte de la ville et arriva au bord de la rivière.

« Est-il vrai, lui dit-elle, que tu m’as pris mon ami Kay ? Je veux bien te donner mes jolis souliers de maroquin rouge si tu veux bien me le rendre. »

Il lui sembla que les vagues lui répondaient par un balancement singulier. Elle prit ses beaux souliers qu’elle aimait par-dessus tout, et les lança dans l’eau. Mais elle n’était pas bien forte : ils tombèrent près de la rive, et les petites vagues les repoussèrent à terre. Elle aurait pu comprendre par là, que la rivière ne voulait pas garder ce présent parce qu’elle n’avait pas le petit Kay à lui rendre en échange. Mais Gerda s’imagina qu’elle n’avait pas jeté les souliers assez loin du bord. Elle entreprit donc de monter sur un bateau, qui se trouvait là au milieu des joncs. Elle alla jusqu’à l’extrême bout de la coque, et de là, lança à nouveau ses souliers à l’eau.

La barque n’était pas attachée au rivage. Par le mouvement que lui imprima Gerda, elle s’éloigna du bord. La fillette s’en aperçut, et courut pour sauter à terre. Mais lorsqu’elle revint à l’autre bout, il y avait déjà deux mètres de distance entre la terre et le bateau.

Le bateau se mit à descendre la rivière. Gerda, saisie de frayeur, commença à pleurer. Personne ne l’entendit, excepté les moineaux. Mais ils ne pouvaient pas la ramener à terre.

La nacelle suivait toujours le cours de l’eau. Gerda avait cessé de pleurer et se tenait tranquille. Elle n’avait aux pieds que ses bas. Les petits souliers rouges flottaient également sur la rivière, mais ils ne pouvaient rejoindre la barque, qui glissait plus vite qu’eux.

Sur les deux rives poussaient de vieux arbres, de belles fleurs, du gazon touffu où paissaient des moutons. C’était un beau spectacle. Mais on n’apercevait pas un être humain.

« Peut-être, pensa Gerda, la rivière me mène-t-elle auprès du petit Kay. »

Cette pensée dissipa son chagrin. Elle se leva et contempla le beau paysage verdoyant.

Elle arriva enfin devant un grand verger, tout planté de cerisiers. Il y avait là une étrange maisonnette, dont les fenêtres avaient des carreaux rouges, bleus et jaunes, et dont le toit était de chaume. Sur le seuil se tenaient deux soldats de bois qui présentaient les armes aux gens qui passaient.

Gerda les appela à son secours : elle les croyait vivants. Naturellement, ils ne bougèrent pas. Cependant la barque approchait de la terre. Gerda cria plus fort. Alors, sortit de la maisonnette une très vieille femme, qui s’appuyait sur une béquille. Elle avait sur la tête un grand chapeau de paille enguirlandé des plus belles fleurs.


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


« Pauvre petite, dit-elle, comment es-tu arrivée ainsi sur le grand fleuve rapide ? Comment as-tu été entraînée si loin à travers le monde ? »

Et la bonne vieille entra dans l’eau. Á l’aide de sa béquille, elle attrapa la barque, l’attira sur le bord, et en retira la petite Gerda. L’enfant, lorsqu’elle eut de nouveau les pieds sur la terre, se réjouit fort. Toutefois, elle avait un petit peu peur de l’étrange vieille femme.

« Raconte-moi, dit-celle-ci, qui tu es et d’où tu viens. »

Gerda lui fit le récit de tout ce qui lui était arrivé. La vieille secouait la tête et disait : « Hum ! Hum ! » Lorsque la fillette eut terminé son récit, elle lui demanda si elle n’avait pas aperçu le petit Kay. La vieille répondit qu’il n’avait point passé devant sa maison, mais ne tarderait sans doute pas à venir. Elle exhorta Gerda à ne plus se désoler, et l’engagea à goûter ses cerises et à admirer ses fleurs.

« Elles sont plus belles, ajouta-t-elle, que toutes celles qui sont dans les livres d’images. De plus, j’ai appris à chacune d’elles à raconter une histoire. »

Elle prit l’enfant par la main et la conduisit dans la maisonnette, dont elle ferma la porte. Les fenêtres étaient très hautes. Les carreaux des vitres étaient, avons-nous dit, rouges, bleus et jaunes. La lumière du jour, passant à travers ces carreaux, colorait tous les objets d’une bizarre façon. Sur la table se trouvaient de magnifiques cerises, et Gerda en mangea autant qu’elle voulut : elle en avait la permission.

Pendant qu’elle mangeait les cerises, la vieille lui lissa les cheveux avec un peigne d’or, et en forma de jolies boucles, qui entourèrent comme d’une auréole le gentil visage de la fillette.

« J’ai longtemps désiré, dit la vieille, avoir auprès de moi une gentille enfant comme toi. Tu verras comme nous ferons bon ménage ensemble. »

Pendant qu’elle peignait ainsi les cheveux de Gerda, celle-ci oubliait de plus en plus son petit ami Kay. Car, en réalité, la vieille était une magicienne. Mais elle n’était pas méchante : elle ne faisait des enchantements que pour se distraire un peu. Elle aimait la petite Gerda et désirait la garder auprès d’elle.

C’est pourquoi elle alla au jardin toucher de sa béquille tous les rosiers : tous, même ceux qui étaient pleins de vie, couverts des plus belles fleurs, disparurent sous terre. On n’en vit plus trace. La vieille craignait que, si Gerda apercevait des roses, le souvenir de celles qui étaient dans la caisse de la mansarde ne lui revienne. L’enfant repenserait alors à Kay, son ami, et se sauverait à sa recherche.

Après avoir pris cette précaution, elle emmena la petite dans le jardin. Ce jardin était splendide : quels parfums délicieux on y respirait ! Les fleurs de toutes saisons y brillaient du plus vif éclat. Jamais, en effet, dans aucun livre d’images, on n’en avait pu voir de pareilles. Gerda sautait de joie. Elle courut à travers les parterres, jusqu’à ce que le soleil se fût couché derrière les cerisiers. La vieille la ramena alors dans la maisonnette : elle la coucha dans un joli petit lit aux coussins de soie rouge brodés de violettes. Gerda s’endormit et fit des rêves aussi beaux qu’une reine le jour de son mariage.

Le lendemain, elle retourna jouer au milieu des fleurs, dans les chauds rayons du soleil. Ainsi se passèrent bien des jours. Gerda connaissait maintenant toutes les fleurs du jardin : il y en avait des centaines. Mais il lui semblait parfois qu’il en manquait une sorte. Laquelle ? Elle ne savait.

Voilà qu’un jour elle regarda le grand chapeau de la vieille, avec la guirlande de fleurs. Parmi elles, la plus belle était une rose. La vieille avait oublié de l’enlever. On pense rarement à tout…

« Comment ! s’écria aussitôt Gerda. N’y aurait-il donc pas de roses ici ? Cherchons. »

Elle se mit à parcourir tous les parterres. Elle eut beau fureter partout, elle ne trouva rien. Elle se jeta par terre en pleurant à chaudes larmes. Ces larmes tombèrent justement à l’endroit où se trouvait un des rosiers que la vieille avait fait rentrer sous terre. Lorsque la terre eut été arrosée de ces larmes, l’arbuste en surgit tout à coup, aussi magnifiquement fleuri qu’au moment où il avait disparu.

À cette vue, Gerda ne se contint pas de joie. Elle embrassait chacune des roses l’une après l’autre. Puis elle pensa soudainement à celles qu’elle avait laissées devant la fenêtre de la mansarde. Elle se souvint alors du petit Kay.

« Dieu ! dit-elle, que de temps on m’a fait perdre ici ! Moi, qui étais partie pour chercher Kay, mon compagnon ! Ne savez-vous pas où il pourrait être ? demanda-t-elle aux roses. Croyez-vous qu’il soit mort ?

— Non, il ne l’est pas, répondirent-elles. Nous venons de demeurer sous terre. Là sont tous les morts, et lui, ne s’y trouvait pas.

— Merci ! Grand merci ! » dit Gerda. Elle courut vers les autres fleurs, s’arrêtant auprès de chacune, prenant dans ses mains mignonnes leur calice. Elle leur demanda :

— Ne savez-vous pas ce qu’est devenu le petit Kay ? »


Illustration d'Helen Stratton

Illustration d'Helen Stratton


Les fleurs lui répondirent. Gerda écouta leurs histoires. Mais, c’étaient des rêveries. Quant au petit Kay, aucune ne le connaissait.

Elle retroussa alors sa petite robe, pour pouvoir marcher plus vite, et courut jusqu’au bout du jardin. La porte était fermée. Elle poussa de toutes ses forces le verrou. La porte s’ouvrit, et la petite se précipita, pieds nus, à travers le vaste monde.

Trois fois elle s’arrêta dans sa course pour regarder en arrière. Personne ne la poursuivait. Quand elle fut bien fatiguée, elle s’assit sur une grosse pierre. Elle jeta un regard autour d’elle et s’aperçut que l’été était passé, et qu’on était à la fin de l’automne. Dans le beau jardin, elle ne s’était pas rendu compte de la fuite du temps. Le soleil y brillait toujours du même éclat, et toutes les saisons y étaient confondues.

« Que je me suis attardée ! se dit-elle. Comment ! Nous voici déjà en automne ! Marchons vite, je n’ai plus le temps de me reposer ! »

Elle se leva pour reprendre sa course. Mais ses petits membres étaient raidis par la fatigue, et ses petits pieds meurtris. Le temps, d’ailleurs, n’était pas encourageant, le paysage était dépourvu d’attraits. Le ciel était terne et froid. Les saules avaient encore des feuilles, mais elles étaient jaunes et tombaient l’une après l’autre. Il n’y avait plus de fruits aux arbres, excepté les prunelles qu’on y voyait encore. Elles étaient âpres et amères. Que le vaste monde avait un triste aspect ! Que tout y semblait gris, morne et maussade !



- Quatrième histoire -

Un prince et une princesse


Bientôt Gerda dut s’arrêter de nouveau : elle n’avait plus la force d’avancer. Pendant qu’elle se reposait un peu, une grosse corneille perchée sur un arbre en face d’elle l’examinait avec curiosité. La corneille agita la tête de droite et de gauche, et cria :

« Croâ ! Croâ ! » C’est à peu près ainsi qu’on dit bonjour en ce pays. Elle demanda à la petite fille où elle allait ainsi, toute seule, à travers le vaste monde.

Gerda lui fit le récit de ses aventures, et finit par lui demander si elle n’avait pas vu le petit Kay.

L’oiseau, branlant la tête d’un air grave, répondit :

« Cela se pourrait bien, cela se pourrait bien…

— Comment ! Tu crois l’avoir vu ? » s’écria Gerda transportée de joie.

Elle serra dans ses bras l’oiseau, qui s’était approché d’elle, et l’embrassa si fort qu’elle faillit l’étouffer.

— Soyons raisonnables, gardons notre calme, dit la corneille. Je crois…, c’est-à-dire, je suppose… Cela se pourrait bien. Oui, oui, il est possible que ce soit le petit Kay. Je ne dis rien de plus. Mais en tous cas, il t’a oubliée, car il ne pense plus qu’à sa princesse.

— Une princesse ! reprit Gerda. Il demeure chez une princesse ?

— Oui, c’est cela, répondit la corneille. Mais il m’est pénible de parler ta langue : ne connais-tu pas celle des corneilles ?

— Non, je ne l’ai pas apprise, dit Gerda. Grand-mère la savait. Pourquoi ne me l’a-t-elle pas enseignée ?

— Cela ne fait rien, répliqua la corneille. Je tâcherai de faire le moins de fautes possible. Mais il faudra m’excuser si, comme je le crains, je me trompe de temps à autre.

Et elle se mit à conter ce qui suit :

— Dans le royaume où nous nous trouvons, règne une princesse qui a beaucoup d’esprit. C’est qu’elle a lu toutes les gazettes qui s’impriment dans l’univers, et surtout qu’elle a eu la sagesse d’oublier tout ce qu’elle y a lu. Dernièrement, elle était assise sur son trône, et entre parenthèses, il paraît qu’être assis sur un trône n’est pas aussi agréable qu’on le croit communément, et ne suffit pas au bonheur. Pour se distraire, elle se mit à chanter une chanson : la chanson était par hasard celle qui a pour refrain : ‘Pourquoi donc ne me marierai-je pas ?’


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


Mais en effet, se dit la princesse, pourquoi ne me marierai-je pas ? Seulement, il lui fallait un mari qui sût parler, causer, lui donner la réplique. Elle ne voulait pas de ces individus graves et prétentieux, ennuyeux et solennels. Au son du tambour, elle convoqua ses dames d’honneur, et leur fit part de l’idée qui lui était venue. ‘C’est charmant, lui dirent-elles toutes. C’est ce que nous nous disons tous les jours : pourquoi la princesse ne se marie-t-elle pas ?’

Tu peux être certaine, ajouta ici la corneille, que tout ce que je raconte est absolument exact. Je tiens le tout de mon fiancé, qui se promène partout dans le palais.

Donc, continua la corneille, les journaux du pays, bordés pour la circonstance d’une guirlande de cœurs enflammés entremêlés du chiffre de la princesse, annoncèrent que tous les jeunes gens d’une taille bien prise et d’une jolie figure pourraient se présenter au palais et venir converser avec la princesse : celui d’entre eux qui causerait le mieux et montrerait l’esprit le plus aisé et le plus naturel, deviendrait l’époux de la princesse.

Oui, oui, dit la corneille, tu peux me croire, c’est comme cela que les choses se passèrent. Je n’invente rien, aussi vrai que nous sommes ici l’une à côté de l’autre.

Les jeunes gens accoururent par centaines. Mais ils se faisaient renvoyer l’un après l’autre. Aussi longtemps qu’ils étaient dans la rue, hors du palais, ils babillaient comme des pies. Une fois entrés par la grande porte, entre la double haie des gardes chamarrés d’argent, ils perdaient leur assurance. Et quand des laquais, dont les habits étaient galonnés d’or, les conduisaient par l’escalier monumental dans les vastes salons, éclairés par des lustres nombreux, les pauvres garçons sentaient leurs idées s’embrouiller. Arrivés devant le trône où siégeait majestueusement la princesse, ils ne savaient plus rien dire, ils répétaient piteusement le dernier mot de ce que la princesse leur disait, ils balbutiaient. Ce n’était pas du tout l’affaire de la princesse.

On aurait dit que ces malheureux jeunes gens étaient tous ensorcelés et qu’un charme leur liait la langue. Une fois sortis du palais et de retour dans la rue, ils recouvraient l’usage de la parole et jacassaient de plus belle.

Les choses se passèrent ainsi le premier et le second jour. Plus on en éconduisait, plus il en venait : on eût dit qu’il en sortait de terre, tant l’affluence était grande. C’était une file depuis les portes de la ville jusqu’au palais. Je l’ai vu, vu de mes yeux, répéta la corneille.

Ceux qui attendaient leur tour dans la rue eurent le temps d’avoir faim et soif. Les plus avisés avaient apporté des provisions. Ils se gardaient bien de les partager avec leurs voisins : ‘Que leurs langues se dessèchent !’, pensaient-ils. Comme cela ils ne pourront pas dire un mot à la princesse !

— Mais Kay, le petit Kay ? demanda Gerda. Était-il parmi la foule ?

— Attends, attends donc reprit la corneille, tu es trop impatiente. Nous arrivons justement à lui. Le troisième jour, on vit s’avancer un petit bonhomme qui marchait à pied. Beaucoup d’autres venaient à cheval ou en voiture, et faisaient les beaux seigneurs. Il se dirigea d’un air gai vers le palais. Ses yeux brillaient comme les tiens. Il avait de beaux cheveux longs. Mais ses habits étaient assez pauvres.

— Oh ! C’était Kay, bien entendu, s’écria Gerda. Je l’ai donc retrouvé.

— Il portait sur son dos une petite valise…

— Oui, c’était son traîneau, avec lequel il est parti sur la grande place.

— Peut-être, dit la corneille. Je ne l’ai pas vu de près. Ce que je sais par mon fiancé, qui est incapable de mentir, c’est qu’ayant atteint la porte du château, il ne fut nullement intimidé par les gardes aux uniformes brodés d’argent, ni par les laquais tous galonnés d’or. Lorsqu’on voulut le faire attendre au bas de l’escalier, il dit : ‘Merci, c’est trop ennuyeux de faire le pied de grue.’ Il monta sans plus attendre et pénétra dans les salons illuminés de centaines de lustres. Il n’en fut pas ébloui. Là, il vit les ministres et les excellences qui, chaussés de pantoufles pour ne pas faire de bruit, encensaient le trône. Les bottes du jeune intrus craquaient affreusement. Tout le monde le regardait avec indignation. Il n’avait pas seulement l’air de s’en apercevoir.

— C’était certainement Kay, dit Gerda. Je sais qu’au moment où il disparut, on venait justement de lui acheter des bottes neuves. Je les ai entendues craquer, le jour même où il est parti.

— Oui, elles faisaient un bruit diabolique, poursuivit la corneille. Lui, comme si de rien était, marcha bravement vers la princesse, qui était assise sur une perle énorme, grosse comme un coussin. Elle était entourée de ses dames d’honneur, qui avaient avec elles, leurs suivantes. Les chevaliers d’honneur faisaient cercle également. Le jeune homme ne fit même pas attention à eux.

— Ce devait pourtant être terrible que de s’avancer au milieu de tout ce beau monde ! dit Gerda. Mais finalement, Kay a donc épousé la princesse ?

— Ma foi, si je n’étais pas une corneille, c’est moi qui l’aurais pris pour mari. Il parla aussi spirituellement que je puis le faire. Mon fiancé m’a raconté comment l’entrevue s’est déroulée. Le nouveau venu se montra gai, aimable, gracieux. Il était d’autant plus à l’aise qu’il n’était pas venu dans l’intention d’épouser la princesse, mais pour vérifier seulement si elle avait autant d’esprit qu’on le disait. Il la trouva charmante, et elle le trouva à son goût.


Illustration de Heath Robinson

Illustration de Heath Robinson


— Plus de doute, dit Gerda : c’était Kay. Il connaissait tant de choses, même le calcul mental. Écoute, ne pourrais-tu pas m’introduire au palais ?

— Comme tu y vas ! reprit la corneille. Ce que tu me demandes là, n’est pas facile. Cependant je veux bien aller en parler avec mon fiancé, il trouvera peut-être un moyen de t’introduire. Mais, je te le répète, jamais une petite fille comme toi, et sans souliers, n’est entrée dans les beaux appartements du palais.

— Cela m’est égal, dit Gerda. Quand Kay saura que je suis là, il accourra sur le champ me chercher.

— Eh bien ! Allons-y, dit la corneille, le château n’est pas loin : tu m’attendras à la grille. »

Elle fit à l’enfant un signe de tête et s’envola. Elle ne revint que le soir assez tard :

« Bien des compliments pour toi, de la part de mon bon ami, il t’envoie le petit pain que voici, il l’a pris à l’office, où il y a tant et tant de pains, parce qu’il a pensé que tu dois avoir faim. Quant à entrer au palais, il n’y faut pas penser : tu n’as pas de souliers. Les gardes chamarrés d’argent, les laquais vêtus de brocart ne le tolèreraient pas. C’est impossible. Mais ne pleure pas, tu y entreras tout de même. Mon bon ami, qui est capable de tout pour m’obliger, connaît un escalier dérobé par où l’on arrive à la chambre nuptiale, et il sait où en trouver la clef. »


Illustration d'Anne Anderson

Illustration d'Anne Anderson


La corneille conduisit l’enfant dans le parc par la grande allée, et de même que les feuilles des arbres tombaient l’une après l’autre, de même, sur la façade du palais les lumières s’éteignirent l’une après l’autre. Lorsqu’il fit tout à fait sombre, la corneille mena Gerda à une porte basse qui était entrebâillée.

Que le cœur de la fillette palpitait d’angoisse et de désir impatient ! Elle s’avançait dans l’ombre, furtivement. Si on l’avait vue, on aurait supposé qu’elle allait commettre quelque méfait, et cependant elle n’avait d’autre intention que de s’assurer si le petit Kay était bien là. Elle n’en doutait presque plus. Le signalement donné par la corneille ne lui paraissait pas applicable à un autre. Les yeux vifs et intelligents, les beaux cheveux longs, la langue déliée et bien pendue, comme on dit : tout lui désignait le petit Kay. Elle le voyait déjà devant elle. Elle se le représentait, lui souriant, comme lorsqu’ils étaient assis côte à côte sous les rosiers de la mansarde.

« Comme il va se réjouir de me revoir ! pensait-elle. Comme il sera curieux d’apprendre le long chemin que j’ai fait à cause de lui ! Et qu’il sera touché de savoir la désolation qui a régné chez lui et chez nous, lorsqu’on ne l’a pas vu revenir ! »

Elles montèrent l’escalier. En haut se trouvait une petite lampe allumée sur un meuble. La corneille apprivoisée était sur le sol, sautillant et tournant coquettement la tête de côté et d’autre. Gerda, s’inclinant, lui fit une belle révérence, comme sa grand-mère lui avait appris à la faire.

« Ma fiancée m’a dit beaucoup de bien de vous, ma petite demoiselle, dit la corneille. Vos malheurs m’ont émue, et j’ai promis de vous venir en aide. Maintenant, voulez-vous prendre la lampe ? Je vous montrerai le chemin. N’ayez pas peur, nous ne rencontrerons personne.

— Il me semble, dit Gerda, qu’il vient quelqu’un derrière nous. »

On voyait, en effet, se dessiner sur la muraille des ombres de chevaux en crinières flottantes, aux jambes maigres, tout un équipage de chasse, des cavaliers et des dames sur les chevaux galopants.

« Ce sont des fantômes, dit la corneille. Ils viennent chercher les pensées de Leurs Altesses, pour les mener à la chasse folle des rêves. Cela n’est que mieux pour vous. Le prince et la princesse se réveilleront moins aisément, et vous aurez le temps de mieux les examiner. Je n’ai pas besoin de vous dire que, si vous parvenez aux honneurs et aux dignités, nous espérons que vous vous montrerez reconnaissante envers nous. »

Elles arrivèrent dans une première salle, dont les murs étaient tendus de satin rose brodé de fleurs. Les Rêves y passèrent, en revenant au galop, mais si vite, que Gerda n’eut pas le temps de voir les pensées de Leurs Altesses qu’ils emmenaient. Puis elles entrèrent dans une autre salle, puis dans une troisième, l’une plus magnifique que l’autre. Certes, il y avait de quoi perdre sa présence d’esprit en voyant ce luxe prodigieux. Mais Gerda y arrêtait à peine les yeux, et ne pensait qu’à revoir Kay, son compagnon.

Les voici enfin dans la chambre à coucher. Le plafond en cristal formait une large couronne de feuilles de palmier. Au milieu, s’élevait une grosse tige d’or massif, qui portait deux lits semblables à des fleurs de lis : l’un blanc, où reposait la princesse, l’autre couleur de feu, où reposait le prince. Gerda s’en approcha, sûre d’y trouver son ami. Elle vit la nuque du dormeur, dont les bras cachaient le visage. Elle crut reconnaître cette nuque légèrement brune, et elle appela Kay par son nom, tenant la lampe en avant pour qu’il la vît en ouvrant les yeux. Les fantômes du rêve arrivèrent au triple galop, ramenant l’esprit du jeune prince. Il s’éveilla, tourna la tête.

Ce n’était pas le petit Kay !

Ils ne se ressemblaient que par la nuque. Le prince était pourtant un joli garçon. La princesse avança sa gentille figure, et demanda qui était là. La petite Gerda, sanglotant, resta un moment sans répondre. Ensuite elle raconta toute son histoire, et n’omit pas de dire notamment combien les corneilles avaient été complaisantes pour elle.

« Pauvre petite ! » firent le prince et la princesse attendris.

Ils complimentèrent les deux braves bêtes, les assurèrent qu’ils n’étaient pas fâchés de ce qu’elles avaient fait contre toutes les règles de l’étiquette, tout en leur disant qu’elles ne devaient pas recommencer. Ils leur promirent même une récompense :

« Voulez-vous un vieux clocher, où vous habiterez toutes seules, ou préférez-vous être élevées à la dignité de corneilles de la chambre, qui vous donnera accès à tous les restes de la table ? »

Les corneilles s’inclinèrent en signe de reconnaissance, et demandèrent à être attachées au palais :

« Dans notre race, dirent-elles, la vieillesse dure longtemps, et par ce moyen nous serons sûres d’avoir de quoi vivre dans nos vieux jours. ».

Le prince sortit de son lit et y laissa reposer Gerda. C’est tout ce qu’il pouvait faire pour elle. L’enfant joignit ses petites mains :

« Dieu ! murmura-t-elle avec gratitude, que les hommes et les bêtes ont de la bonté pour moi ! »

Puis elle ferma les yeux et s’endormit. Les Rêves accoururent vers elle. Ils avaient la figure d’anges du bon Dieu. Ils poussaient un petit traîneau, où était assis Kay, qui la regardait en souriant. Mais quand elle s’éveilla, tout avait disparu.

Le lendemain on l’habilla de la tête aux pieds, de velours et de soie. La princesse lui proposa de rester au château, pour y passer sa vie au milieu des fêtes. Gerda refusa : elle demanda une petite voiture avec un cheval, et une paire de bottines, pour reprendre son voyage à travers le monde, à la recherche de Kay.

Elle reçut de jolies bottines, et de plus un manchon. Au moment de partir, elle trouva dans la cour un carrosse neuf, tout en or, aux armes du prince et de la princesse. Les coussins étaient rembourrés de biscuits, la caisse était remplie de fruits et de pain d’épice. Le cocher avait un costume brodé d’or, et une couronne d’or sur la tête.

Le prince et la princesse aidèrent eux-mêmes Gerda à monter en voiture et lui souhaitèrent tout le bonheur possible.

« Adieu, adieu, mignonne ! » lui dirent-ils.

La petite Gerda pleurait, et la corneille pleurait également.


Illustration de Heath Robinson

Illustration de Heath Robinson



- Cinquième histoire -

La fille des brigands


On arriva dans une forêt sombre. Mais on y voyait très clair, à la lueur que jetait le carrosse. Cette lumière attira une bande de brigands, qui se précipitèrent comme les mouches autour d’une flamme :

« Voilà de l’or, de l’or pur ! » s’écriaient-ils. Ils s’emparèrent des chevaux, tuèrent le cocher, et enlevèrent la petite Gerda du carrosse.


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


« Qu’elle est donc fraîche et grassouillette, cette petite créature ! On dirait qu’elle n’a jamais mangé que des noix !

Ainsi parlait la vieille mère du chef des brigands. Elle avait une longue et vilaine moustache et de grands sourcils qui lui couvraient presque entièrement les yeux.

— Sa chair, reprit-elle, doit être aussi délicate que celle d’un petit agneau dodu. Oh ! Quel régal nous en ferons !

En prononçant ces mots, elle tirait un grand couteau affilé qui luisait à donner le frisson.


— Aïe ! Aïe ! cria tout à coup la mégère.

Sa petite fille, qui était pendue à son dos, une créature sauvage et farouche, venait de la mordre à l’oreille.

— Vilain garnement ! dit la grand-mère, et elle s’apprêtait de nouveau à égorger Gerda.

— Je veux qu’elle joue avec moi ! dit la petite brigande. Elle va me donner son manchon et sa belle robe, et elle couchera avec moi dans mon lit.

Elle mordit de nouveau sa grand-mère, qui, de douleur, sauta en l’air. Les bandits riaient en voyant les bonds de la vieille sorcière.

— Je veux entrer dans la voiture » dit la petite fille des brigands.


Illustration de Jennie Harbour

Illustration de Jennie Harbour


Et il fallut se prêter à son caprice, car elle était gâtée et entêtée en diable. On plaça Gerda à côté d’elle et on s’avança dans les profondeurs de la forêt. La petite brigande n’était pas plus grande que Gerda, mais elle était plus forte et trapue. Son teint était brun, ses yeux noirs : ils étaient inquiets, presque tristes. Elle saisit Gerda brusquement et la tint embrassée :

« Sois tranquille, dit-elle, ils ne te tueront pas tant que je ne me fâcherai pas contre toi. Tu es sans doute une princesse ?

— Non » répondit Gerda.

Elle raconta toutes ses aventures, à la recherche du petit Kay. La fille des brigands ouvrait de grands yeux sombres, et contemplait avec sérieux cette enfant, à qui étaient arrivées des choses si étranges. Puis elle hocha la tête d’un air de défi.

« Ils ne te tueront pas, reprit-elle, même si je me fâchais contre toi. C’est moi-même alors qui te tuerais ! »

Elle essuya les larmes qui coulaient des yeux de Gerda. Puis elle fourra ses deux mains dans le beau manchon qui était si chaud et si doux.

On marchait toujours. Enfin la voiture s’arrêta : on était dans la cour d’un vieux château à moitié en ruines, qui servait de repaire aux bandits. À leur entrée, de nombreux vols de corbeaux s’envolèrent, avec de longs croassements. D’énormes bouledogues accoururent en bondissant. Ils avaient l’air féroce : chacun semblait de taille à dévorer un homme. Ils n’aboyaient pas, cela leur était défendu.

Dans la grande salle toute délabrée brûlait sur les dalles un grand feu. La fumée s’élevait au plafond et s’échappait par où elle pouvait. Sur le feu, bouillait un grand chaudron avec la soupe. Des lièvres et des lapins rôtissaient à la broche.

On donna à boire et à manger aux deux petites filles.

« Tu vas venir coucher avec moi et mes bêtes, dit la petite brigande.

Elles allèrent dans un coin de la salle, où il y avait de la paille et des tapis. Au-dessus, plus de cent pigeons dormaient sur des bâtons et des planches. Quelques-uns sortirent la tête de dessous l’aile, lorsque les fillettes approchèrent.

— Ils sont tous à moi ! dit la petite brigande, et elle en saisit un par les pieds et le secoua, le faisant battre des ailes.

— Embrasse-le, fit-elle, en le lançant à travers la figure de Gerda.

Et elle se mit à rire de la mine piteuse de celle-ci.

— Tous ces pigeons, reprit-elle, sont domestiques. Mais en voilà deux autres, des ramiers, qu’il faut tenir enfermés, sinon ils s’envoleraient. Il n’y a pas de danger que je les laisse sortir du trou que tu vois là, dans la muraille. Et puis voici mon favori, mon cher Beh !

Elle tira d’un coin où il était attaché un jeune renne, qui avait autour du cou un collier de cuivre bien poli :

— Celui-là aussi il faut ne pas le perdre de vue, ou bien il prendrait la clef des champs. Tous les soirs je m’amuse à lui chatouiller le cou avec mon couteau affilé : il n’aime pas du tout cela. »

La petite cruelle prit en effet un long couteau dans une fente de la muraille et le promena sur le cou du renne. La pauvre bête, affolée de terreur, tirait sur sa corde, ruait, se débattait, à la grande joie de la petite brigande. Quand elle eut ri tout son soûl, elle se coucha, attirant Gerda auprès d’elle.

« Vas-tu garder ton couteau pendant que tu dormiras ? dit Gerda, regardant avec effroi la longue lame.

— Oui, répondit-elle, je couche toujours avec mon couteau. On ne sait pas ce qui peut arriver. Mais raconte-moi de nouveau ce que tu m’as dit du petit Kay et de tes aventures depuis que tu le cherches. »

Gerda recommença son histoire. Les ramiers se mirent à roucouler dans leur cage. Les autres pigeons dormaient paisiblement.

La petite brigande s’endormit, tenant un bras autour du cou de Gerda et son couteau dans l’autre main. Bientôt elle ronfla. Mais Gerda ne pouvait fermer l’œil. Elle se voyait toujours entre la vie et la mort. Les brigands étaient assis autour du feu, ils buvaient et chantaient. La vieille mégère dansait et faisait des cabrioles. Quel affreux spectacle pour la petite Gerda !

Voilà que tout à coup les ramiers se mirent à dire :

« Cours, cours ! Nous avons vu le petit Kay. Une poule blanche tirait son traîneau. Lui, était assis dans celui de la Reine des Neiges. Ils sont passés près de la forêt où nous étions, tout jeunes encore, dans notre nid. La Reine des Neiges a dirigé de notre côté son haleine glaciale : tous les ramiers de la forêt ont péri, excepté nous deux. Cours, cours !

— Que dites-vous là, mes amis ? s’écria Gerda. Où s’en allait-elle cette Reine des Neiges ? En savez-vous quelque chose ?

— Elle allait sans doute en Laponie, là il y a toujours de la neige et de la glace. Demande-le au renne qui est attaché là-bas.

— Oui, répondit le renne. Là-bas, il y a tant de la glace et de neige, que c’est un plaisir. Qu’il fait bon vivre en Laponie ! Comme j’aimais m’ébattre à travers les grandes plaines blanches ! C’est là que la Reine des Neiges a son palais d’été. Mais sa véritable forteresse, son château principal, est près du pôle Nord, dans une île qui s’appelle le Spitzberg.

— Ô Kay, pauvre Kay ! Où es-tu ? soupira Gerda.

— Tiens-toi tranquille, dit la fille des brigands, ou je te plonge mon couteau dans le corps. »

Gerda n’ouvrit plus la bouche. Mais le lendemain matin elle raconta à la petite brigande ce qu’avaient dit les ramiers. La petite sauvage prit son air sérieux, et, hochant la tête, elle dit :

« Eh bien, cela m’est égal, cela m’est égal. Sais-tu où est la Laponie ? demanda-t-elle au renne.

— Qui pourrait le savoir mieux que moi ? répondit la bête, dont les yeux brillaient au souvenir de sa patrie. C’est là que je suis né, que j’ai été élevé. C’est là que j’ai bondi si longtemps parmi les champs de neige.

— Écoute, dit à Gerda la fille des brigands. Tu vois, tous nos hommes sont partis. Il ne reste plus ici que la grand-mère. Elle ne s’en ira pas. Mais vers midi, elle boit de ce qui est dans la grande bouteille, et après avoir bu, elle dort toujours un peu. Alors je ferai quelque chose pour toi. »

Elle sauta à bas du lit, alla embrasser sa grand-mère en lui tirant la moustache :

« Bonjour, bonne vieille chèvre, dit-elle, bonjour. »

La mégère lui donna un tel coup de poing que le nez de la petite en devint rouge et bleu. Mais c’était pure marque d’amitié.

Plus tard la vieille but en effet de la grande bouteille et ensuite s’endormit. La petite brigande alla prendre le renne :

« J’aurais eu du plaisir à te garder, lui dit-elle, pour te chatouiller le cou avec mon couteau, car tu fais alors de drôles de mines. Mais tant pis, je vais te détacher et te laisser sortir, afin que tu retournes en Laponie. Il faudra que tu fasses vivement aller tes jambes, et que tu portes cette petite fille jusqu’au palais de la Reine des Neiges, où se trouve son camarade. Tu te rappelles ce qu’elle a conté cette nuit, puisque tu nous écoutais. »

Le renne bondit de joie. Lorsqu’il fut un peu calmé, la petite brigande assit Gerda sur le dos de la bête, lui donna un coussin pour siège et l’attacha solidement, de sorte qu’elle ne pût tomber.


Illustration d'Helen Stratton

Illustration d'Helen Stratton


« Tiens, dit-elle, je te rends tes bottines fourrées, car la saison est avancée. Mais le manchon, je le garde, il est vraiment trop mignon. Je ne veux pas cependant que tu aies tes menottes gelées : voici les gants fourrés de ma grand-mère. Ils te remontent jusqu’aux coudes. Allons, mets-les. Maintenant tu as d’aussi affreuses pattes que ma vieille chèvre !

Gerda pleurait de joie.

— Ne fais pas la grimace, reprit l’autre, cela me déplaît. Aie l’air joyeux et content. Tiens encore, voici deux pains et du jambon. Comme cela, tu n’auras pas faim. »

Elle attacha ces provisions sur le dos du renne. Puis elle ouvrit la porte, appela tous les gros chiens dans la salle, pour qu’ils ne courent pas après les fugitifs, puis coupa la corde avec son couteau affilé, et dit au renne :

« Cours maintenant et fais bien attention à la petite fille. »

Gerda tendit à la petite brigande ses mains emmitouflées dans les gants de fourrure, et lui dit adieu. Le renne partit comme une flèche, sautant par-dessus les pierres, les fossés. Il traversa la grande forêt, des steppes, des marais, puis de nouveau des bois profonds. Les loups hurlaient, les corbeaux croassaient. Tout-à-coup apparut une vaste lueur comme si le ciel lançait des gerbes de feu :

« Voilà mes chères aurores boréales ! s’écria le renne, vois comme elles brillent. »

Il galopa encore plus vite, jour et nuit. Les pains furent mangés et le jambon aussi. Quand il n’y eut plus rien, ils étaient arrivés en Laponie.



- Sixième histoire -

La Laponne et la Finnoise


Le renne s’arrêta près d’une petite hutte. Elle avait bien pauvre apparence, le toit touchait presque à terre, et la porte était si basse qu’il fallait se mettre à quatre pattes pour entrer et sortir. Il n’y avait dans cette hutte qu’une vieille Laponne, qui faisait cuire du poisson. Une petite lampe éclairait l’obscur réduit.


Illustration d'Arthur Rackham

Illustration d'Arthur Rackham


Le renne raconta toute l’histoire de Gerda, après avoir toutefois commencé par la sienne propre, qui lui semblait bien plus remarquable. Gerda était tellement accablée de froid qu’elle ne pouvait parler.

« Infortunés que vous êtes, dit la Laponne, vous n’êtes pas au bout de vos peines. Vous avez à faire encore un fier bout de chemin, au moins cent lieues dans l’intérieur du Finnmarken. C’est là que demeure la Reine des Neiges. C’est là qu’elle allume tous les soirs des feux pareils à ceux du Bengale. Je m’en vais écrire quelques mots sur une morue sèche - je n’ai pas d’autre papier -, pour vous recommander à la Finnoise de là-bas : elle vous renseignera mieux que moi. »

Pendant ce temps, Gerda s’était réchauffée. La Laponne lui donna à boire et à manger. Elle écrivit sa lettre sur une morue sèche et la remit à Gerda, qu’elle rattacha sur le renne.

La brave bête repartit au triple galop. Le ciel étincelait, il se colorait de rouge et de jaune : l’aurore boréale éclairait la route. Ils finirent par arriver au Finnmarken, et frappèrent à la cheminée de la Finnoise, dont la maison était sous terre.

Elle les reçut et leur fit bon accueil. Quelle chaleur il faisait chez elle ! Aussi n’avait-elle presque pas de vêtements. Elle était naine et fort sale, même si elle restait une excellente personne. Elle défit tout de suite les habits de Gerda, lui retira les gants et les bottines. Sans cela, l’enfant aurait été étouffée de chaleur. Elle eut soin aussi de mettre un morceau de glace sur la tête du renne, pour le préserver d’avoir un coup de sang. Après quoi, elle lut ce qui était écrit sur la morue. Elle le relut trois fois, de sorte qu’elle le savait par cœur. Alors elle mit la morue dans son pot-au-feu. Dans son pays si pauvre, la Finnoise avait appris à faire bon usage de tout.

Le renne conta d’abord son histoire, puis celle de la petite Gerda. La Finnoise clignait ses petits yeux intelligents, mais ne disait rien,

« Tu es très habile, je le sais, dit le renne. Tu connais de grands secrets. Tu peux, avec un bout de fil, lier tous les vents du monde. Si on dénoue le premier nœud, on a du bon vent ; le second, le navire fend les vagues avec rapidité ; mais si on dénoue le troisième et le quatrième, alors se déchaîne une tempête qui couche les forêts par terre. Tu sais aussi composer un breuvage qui donne la force de douze hommes. Ne veux-tu pas en faire boire à cette petite, afin qu’elle puisse lutter avec la Reine des Neiges ?

— La force de douze hommes ? dit la Finnoise. Oui, peut-être, cela pourrait lui servir. »


Illustration d'Anne Anderson

Illustration d'Anne Anderson


Elle tira de dessous le lit une grande peau roulée, la déploya et se mit à lire les caractères étranges qui s’y trouvaient écrits. Il fallait une telle attention pour les interpréter, qu’elle suait à grosses gouttes. Elle faisait mine de ne pas vouloir continuer de lire, tant elle en éprouvait de fatigue. Mais le bon renne la pria instamment de venir en aide à la petite Gerda, et de ne pas l’abandonner. Celle-ci la regarda aussi avec des yeux suppliants, pleins de larmes. La Finnoise cligna de l’œil et reprit sa lecture. Puis elle emmena le renne dans un coin, et, après lui avoir remis de la glace sur la tête, elle lui dit à l’oreille :

« Ce grimoire vient de m’apprendre que le petit Kay est, en effet, auprès de la Reine des Neiges. Il y est très heureux, il trouve tout à son goût. C’est, selon lui, le plus agréable lieu du monde. Cela vient de ce qu’il a au cœur un éclat de verre, et dans l’œil, un grain de ce même verre, qui dénature les sentiments et les idées. Il faut les lui retirer. Sinon, il ne redeviendra jamais un être humain digne de ce nom, et la Reine des Neiges conservera tout empire sur lui.

— Ne peux-tu faire boire à la petite Gerda un breuvage qui lui donne la puissance de rompre ce charme ?

— Je ne saurais la douer d’un pouvoir plus fort que celui qu’elle possède déjà. Tu ne vois donc pas que bêtes et gens sont forcés de la servir, et que, partie nu-pieds de sa ville natale, elle a traversé sans encombre la moitié de l’univers. Ce n’est pas de nous qu’elle peut recevoir sa force : elle réside en son cœur, et vient de ce qu’elle est un enfant innocent et plein de bonté. Si elle ne peut parvenir jusqu’au palais de la Reine des Neiges et enlever les deux débris de verre qui ont causé tout le mal, il n’est pas en notre possibilité de lui venir en aide. Tout ce que tu as à faire, c’est donc de la conduire jusqu’à l’entrée du jardin de la Reine des Neiges, à deux lieues d’ici. Tu la déposeras près d’un bouquet de broussailles aux fruits rouges, que tu verras là, au milieu de la neige. Allons, cours et ne t’arrête pas en route à bavarder avec les rennes que tu rencontreras. »

Et la Finnoise plaça de nouveau Gerda sur la bête, qui partit comme une flèche.

« Halte ! dit la petite. Je n’ai pas mes bottines ni mes gants fourrés ! »

Elle s’en apercevait au froid glacial qu’elle ressentait. Mais le renne n’osa pas revenir sur ses pas. Il galopa tout d’une traite jusqu’aux broussailles aux fruits rouges. Là il déposa Gerda, et l’embrassa. De grosses larmes coulaient des yeux de la brave bête. Il repartit rapide comme le vent.


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


Voilà donc la pauvre Gerda toute seule, sans souliers et sans gants, au milieu de ce terrible pays de Finnmarken, gelé de part en part. Elle se mit à courir en avant aussi vite qu’elle put. Elle vit devant elle un régiment de flocons de neige. Ils ne tombaient pas du ciel, qui était clair et illuminé par l’aurore boréale. Ils couraient en ligne droite sur le sol, et plus ils approchaient, plus elle remarquait combien ils étaient gros.

Elle se souvint des flocons qu’elle avait observés autrefois, avec la loupe, et combien ils lui avaient paru grands et formés avec symétrie. Ceux-ci étaient bien plus énormes et terribles : ils étaient doués de vie. C’étaient les avant-postes de l’armée de la Reine des Neiges.

Les uns ressemblaient à des porcs-épics. D’autres, à un nœud de serpents entrelacés, dardant leurs têtes de tous côtés. D’autres avaient la figure de petits ours trapus, aux poils rebroussés. Tous étaient d’une blancheur éblouissante.


Illustration d'Honor C Appleton

Illustration d'Honor C Appleton


Ils avançaient en bon ordre. Alors Gerda récita avec ferveur une prière. Le froid était tel, qu’elle pouvait voir sa propre haleine, qui, pendant qu’elle priait, sortait de sa bouche comme une bouffée de vapeur. Cette vapeur devint de plus en plus épaisse, et il s’en forma de petits anges qui, une fois qu’ils avaient touché terre, grandissaient à vue d’œil. Tous avaient des casques sur la tête. Is étaient armés de lances et de boucliers. Lorsque l’enfant eut achevé sa prière, il y en avait légion.

Ils attaquèrent les terribles flocons, et, avec leurs lances, les taillèrent en pièces, les fracassant en mille morceaux. La petite Gerda reprit tout son courage et marcha en avant. Les anges lui caressaient les pieds et les mains pour que le froid ne les engourdît point. Elle approchait du palais de la Reine des Neiges.

Mais il faut à présent que nous sachions ce que faisait Kay. Il est certain qu’il ne pensait pas à Gerda, et que l’idée qu’elle fût là, tout près, était bien loin de lui.



- Septième histoire -

Le palais de la Reine des Neiges


Les murailles du château étaient faites de neige amassée par les vents, qui y avaient ensuite percé des portes et des fenêtres. Il y avait plus d’une centaine de salles immenses. La plus grande avait une longueur de plusieurs milles. Elles étaient éclairées par les feux de l’aurore boréale. Tout y brillait et scintillait. Mais quel vide, et quel froid !


Illustration d'Edmond Dulac

Illustration d'Edmond Dulac


Jamais il ne se donnait de fêtes dans cette royale demeure. C’eût été chose facile que d’y convoquer pour un petit bal les ours blancs, qui, la tempête servant d’orchestre, auraient dansé des quadrilles dont la gravité décente eût été en harmonie avec la solennité du lieu. Jamais on ne laissait non plus entrer les renards blancs du voisinage. Jamais on ne permettait à leurs demoiselles de s’y réunir pour bavarder et médire, comme cela se fait pourtant à la cour de bien des souverains. Non, tout était vaste et vide dans ce palais de la Reine des Neiges, et la lumière des aurores boréales qui augmentait, qui diminuait, qui augmentait de nouveau, toujours dans les mêmes proportions, était froide elle-même. Dans la plus immense des salles, on voyait un lac entièrement gelé, dont la glace était fendue en des milliers et des milliers de morceaux : ces morceaux étaient tous absolument semblables l’un à l’autre. Quand la Reine des Neiges habitait le palais, elle trônait au milieu de cette nappe de glace, qu’elle appelait le seul vrai miroir de l’intelligence.

Le petit Kay était bleu, quasiment noir de froid. Il ne s’en apercevait pas. D’un baiser, la Reine des Neiges lui avait enlevé le frisson. Et son cœur n’était-t-il pas d’ailleurs devenu de glace ? Il avait dans les mains quelques-uns de ces morceaux de glace plats et réguliers, dont la surface du lac était composée. Il les plaçait les uns à côté des autres en tout sens, comme lorsque nous jouons au jeu de patience. Il était absorbé dans ces combinaisons, et cherchait à obtenir les figures les plus singulières et les plus bizarres. Ce jeu s’appelait le grand jeu de l’intelligence, bien plus difficile que le casse-tête chinois.

Ces figures hétéroclites, qui ne ressemblaient à rien de réel, lui paraissaient merveilleuses. Mais c’était à cause du grain de verre qu’il avait dans l’œil.

Il composait, avec ces morceaux de glace, des lettres et parfois des mots entiers. Il cherchait en ce moment à composer le mot « Éternité ». Il s’y acharnait depuis longtemps déjà, sans pouvoir y parvenir. La Reine des Neiges lui avait dit :

« Si tu peux former cette figure, tu seras ton propre maître : je te donnerai la terre toute entière et une paire de patins neufs. »

Il s’y prenait de toutes les façons, mais sans y parvenir.

« Il me faut faire un tour dans les pays chauds, dit la Reine des Neiges. Il est temps d’aller surveiller les grands chaudrons. - Elle entendait par ces mots les volcans l’Etna et le Vésuve. - La neige de leurs cimes est peut-être fondue. »

Elle s’élança dans les airs. Kay resta seul dans la vaste salle de plusieurs milles carrés. Il était penché sur ses morceaux de glace, imaginant, combinant, ruminant comment il pourrait les agencer pour atteindre son but. Il était là, immobile, inerte : on l’aurait cru gelé.

En ce moment, la petite Gerda entrait par la grande porte du palais. Des vents terribles en défendaient l’accès. Gerda récita sa prière du soir, et les vents se calmèrent et s’assoupirent. L’enfant pénétra dans la grande salle. Elle aperçut Kay, le reconnut, vola vers lui en lui sautant au cou, le tint embrassé en s’écriant :

« Kay ! Cher petit Kay, enfin je t’ai retrouvé ! »

Lui ne bougea pas, ne dit rien. Il restait là, raide comme un piquet, les yeux fichés sur ses morceaux de glace. Alors la petite Gerda pleura de chaudes larmes : elles tombèrent sur la poitrine de Kay, pénétrèrent jusqu’à son cœur, et en fondirent la glace, de sorte que le vilain éclat de verre fut emporté avec la glace dissoute.

Il leva la tête et la regarda. Gerda chanta, comme autrefois dans leur jardinet, le refrain du cantique :

« Les roses passent et se fanent. Mais bientôt, nous reverrons Noël et l’enfant Jésus. »

Kay, à ce refrain, éclata en sanglots. Les larmes jaillirent de ses yeux, et le débris de verre en sortit, de sorte qu’il reconnut Gerda et, transporté de joie, il s’écria :

« Chère petite Gerda, où est-tu restée si longtemps, et moi, où donc ai-je été ?

Regardant autour de lui :

— Dieu, qu’il fait froid ici ! dit-il, et quel vide affreux ! »

Il se serra de toutes ses forces contre Gerda, qui riait et pleurait de plaisir de retrouver enfin son compagnon. Ces deux enfants offraient un si ravissant tableau, que les morceaux de glace se mirent à danser joyeusement, et, lorsqu’ils furent fatigués et se reposèrent, ils se trouvèrent figurer le mot « Éternité », qui devait donner à Kay la liberté, la terre entière et des patins neufs.

Gerda lui embrassa les joues, et elles redevinrent brillantes. Elle embrassa ses yeux, qui reprirent leur éclat, ses mains et ses pieds, qui se ranimèrent. Kay fut de nouveau un jeune garçon plein de santé et de gaieté. Ils n’attendirent pas la Reine des Neiges pour lui réclamer ce qu’elle avait promis. Ils laissèrent la figure qui attestait que Kay avait gagné sa liberté. Ils se prirent par la main et sortirent du palais.

ls parlaient de la grand-mère, de leur enfance, et des roses du jardinet sur les toits. À leur approche, les vents s’apaisaient et le soleil apparaissait. Arrivés aux broussailles chargées de fruits rouges, ils trouvèrent le renne qui les attendait avec sa jeune femelle : elle donna aux enfants de son bon lait chaud. Puis, les deux braves bêtes les conduisirent chez la Finnoise, chez qui ils se réchauffèrent, puis chez la Laponne, qui leur avait cousu des vêtements neufs et avait arrangé pour eux son traîneau.

Elle les y installa et les conduisit elle-même jusqu’à la frontière de son pays, là où poussait la première verdure. Kay et Gerda prirent congé de la bonne Laponne et des deux rennes qui les avaient amenés jusque-là. Les arbres avaient des bourgeons verts, les oiseaux commençaient à gazouiller. Tout-à-coup, Gerda aperçut sur un cheval magnifique, une jeune fille coiffée d’un bonnet rouge. Dans les fontes de la selle étaient des pistolets. C’était la petite brigande. Elle en avait eu assez de la vie de la forêt. Elle était partie pour le Nord, avec le projet, si elle ne s’y plaisait pas, de visiter les autres contrées de l’univers.

Elle reconnut aussitôt Gerda, qui aussitôt la reconnut. Ce fut une joie !

« Tu es un joli vagabond, dit à Kay la petite brigande. Je me demande un peu si tu mérites qu’on courre à cause de toi, jusqu’au bout de la Terre. »

Gerda lui caressa les joues, et, pour détourner la conversation, demanda ce qu’étaient devenus le prince et la princesse.

« Ils voyagent à l’étranger » répondit la fille des brigands.

— Et les corneilles ?

— Celle des bois est morte, l’autre porte le deuil et se lamente de son veuvage. Entre-nous, ses plaintes ne sont que du babillage. Mais raconte-moi donc tes aventures et comment tu as rattrapé ce fugitif. »

Gerda et Kay firent chacun leurs récits.

La petite brigande leur tendit la main, leur promettant de leur rendre visite, si elle passait par leur ville. Elle reprit ensuite son grand voyage.

Kay et Gerda marchaient toujours la main dans la main. Le printemps se faisait magnifique, amenant la verdure et les fleurs. Un jour, ils entendirent le son des cloches, et ils aperçurent les hautes tours de la grande ville où ils demeuraient. Ils y entrèrent, montèrent l’escalier pour aller chez la grand-mère. Dans la chambre, tout était à la même place qu’autrefois. La pendule faisait toujours tic-tac. Mais en passant la porte, ils s’aperçurent qu’ils étaient devenus de grandes personnes.


Les roses devant les mansardes étaient fleuries. Kay et Gerda s’assirent sur le banc, comme autrefois. Ils avaient oublié, comme un mauvais rêve, les froides splendeurs de la Reine des Neiges. La grand-mère était assise au soleil et lisait dans la Bible : « Si vous ne devenez pas comme des enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume de Dieu. »

Kay et Gerda restèrent longtemps assis, se tenant par la main. Ils avaient grandi, et cependant ils étaient encore enfants, enfants par le cœur.

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