Un miracle de Noël
... de Nathaniel Hawthorne
… illustrations d’André Hellé
Texte intégral. Traduction personnelle.
Ce texte est publié sous la licence Creative Commons CC BY-ND.
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Illustration de couverture par Margaret Milnes
L’après-midi d’une froide journée d'hiver, alors que le soleil brillait d’un éclat glacial, après une longue tempête, deux enfants demandèrent la permission à leur mère de sortir et de jouer dans la neige fraîchement tombée. L’aînée des enfants était une petite fille, que ses parents et ses amis appelaient Violette. Mais son frère était connu sous le sobriquet de Pivoine, à cause de la rougeur de son petit visage rond et large, qui rappelait à tout le monde le soleil et les grandes fleurs rouges de ce nom.
Le père de ces deux enfants, un certain M. Lindsey, était un homme excellent, mais extrêmement terre à terre, qui exerçait la profession de quincaillier, et qui était fermement habitué à considérer toutes les questions qui se présentaient à lui du point de vue du plus strict bon sens. Bien qu’ayant un cœur aussi tendre que celui de la plupart des hommes, il avait une tête aussi dure et aussi impénétrable - donc peut-être aussi vide -, que les marmites de fer qu’il vendait. Inversement, la mère des enfants était portée vers la poésie, ce qui donnait à son caractère un trait de beauté irréelle ; fleur délicate recouverte de rosée, qui avait survécu à sa jeunesse imaginative, et qui réussissait à vivre au milieu des réalités poussiéreuses du mariage et de la maternité.
Donc, comme je l’ai déjà dit, Violette et Pivoine supplièrent leur mère de leur permettre de jouer dans la neige nouvelle. Les enfants demeuraient dans une ville, et ne disposaient pour tout terrain de jeu que d’un minuscule jardinet devant la maison, séparé de la rue par une barrière blanche. Mais les branches des arbres, dépouillées de leurs feuilles, étaient enveloppées d’une légère couche de neige qui formait ainsi une espèce de feuillage hivernal. Quelques stalactites en simulaient çà et là les fruits.
« Oui, Violette, oui, mon petit Pivoine, vous pouvez aller jouer dans la neige nouvelle » dit leur maman souriante.
En conséquence, la bonne dame emmitoufla ses bébés dans des vestes de laine, leur noua une écharpe moelleuse autour du cou, enfila une paire de guêtres rayées sur chaque petite paire de jambes, des mitaines sur les mains, et leur donna un baiser à chacun, en guise de sort pour éloigner Jack Frost. Les deux enfants s’élancèrent alors en sautillant, ce qui les conduisit d’un bond au cœur même d’une énorme congère, d’où Violette émergea comme un petit oiseau, tandis que son frère se débattait à l’intérieur, avec un visage rond et épanoui. Ah, quel plaisir pour eux ! À les voir s’ébattre dans le jardin hivernal, on aurait pu croire que la sombre et impitoyable tempête n’avait été envoyée que pour offrir aux deux enfants un nouveau terrain de jeu, et qu’eux-mêmes avaient été crées, comme les passereaux des neiges, pour ne prendre plaisir qu’à la tempête et au manteau blanc qu’elle étendait sur la terre.
Enfin, quand ils se furent mutuellement bombardés de boules de neige, Violette, après avoir ri de bon cœur de la figure toute givrée du petit Pivoine, fut saisie d’une nouvelle idée.
« Pivoine ! Si tes joues n’étaient pas si rouges, tu ressemblerais exactement à une image de neige, dit-elle. Et cela me fait penser à quelque chose ! Fabriquons une image de neige, l’image d’une petite fille ! Elle sera notre sœur, et elle courra et jouera avec nous tout l’hiver. Tu ne trouves-pas que c’est une bonne idée ?
— Oh, si ! s’écria Pivoine, aussi clairement qu’il le put, car il n’était encore qu’un tout petit garçon. Ce sera vraiment bien ! Et maman pourra la voir, elle aussi !
— Oui, répondit Violette, maman verra la nouvelle petite fille. Mais il ne faut surtout pas qu’elle la fasse entrer dans le salon ; car notre petite sœur des neiges n’aimera pas du tout la chaleur ! »
Et les enfants se mirent aussitôt à confectionner une image de neige, qui devait être capable de courir en tous sens, tandis que leur mère, assise à la fenêtre, et qui avait entendu leur conversation, ne pouvait s’empêcher de sourire de la gravité avec laquelle ils s’y mettaient. Ils semblaient vraiment convaincus qu’il n’y aurait aucune difficulté à créer une petite fille vivante, à partir de neige. Et, à vrai dire, si l’on devait jamais accomplir des miracles, ce serait en mettant la main à la pâte dans un état d’esprit aussi naïf et aussi résolu que celui dans lequel Violette et Pivoine se trouvaient. C’est ce que pensait leur maman. Et elle pensait également que la neige nouvelle, qui venait de tomber du ciel, aurait été une excellente glaise pour fabriquer de nouveaux êtres, si elle n’était pas si froide. Elle contempla ses enfants un moment encore, s’émerveillant de leurs petites silhouettes.
La fille, grande pour son âge, gracieuse et agile, était si délicatement colorée, qu’elle ressemblait à une pensée joyeuse, plutôt qu’à une réalité physique. Tandis que Pivoine s’étendait en largeur plutôt qu’en hauteur, et roulait sur ses jambes courtes et robustes, solides comme celles d’un éléphant, bien que moins grandes. Puis la mère reprit son travail. J’ai oublié de quoi il s’agissait, mais elle était en train, soit de tailler un bonnet de soie pour Violette, soit de repriser une paire de chaussettes pour les courtes jambes du petit Pivoine. Cependant, encore et encore, et encore, et encore, elle ne pouvait s’empêcher de tourner la tête vers la fenêtre, pour voir comment les enfants s’en sortaient avec leur projet d’image de neige.
C’était en effet un spectacle extrêmement agréable, que ces petites âmes lumineuses toutes à leur tâche ! De plus, c’était vraiment merveilleux d’observer avec quelle connaissance et quelle habileté elles géraient l’affaire. Violette en assumait la direction principale, et expliquait à Pivoine ce qu’il devait faire, tandis que, de ses propres doigts délicats, elle façonnait toutes les plus belles parties de l’image de neige. Celle-ci paraissait, en fait, non pas tant être fabriquée par les enfants, que grandir sous leurs mains, tandis qu’ils jouaient et bavardaient à son sujet. Leur mère en fut tout à fait surprise, et plus elle les regardait, plus sa surprise augmentait.
« Quels enfants remarquables que les miens ! pensa-t-elle, souriant avec la fierté d’une mère ; et souriant aussi d’elle-même, de se sentir si fière d’eux. Quels autres enfants auraient pu, dès le premier essai, faire de la neige quelque chose qui ressemble à la silhouette d’une petite fille ? Bien ! À présent, je dois finir la nouvelle chemise de Pivoine, car son grand-père vient demain, et je veux que le petit garçon soit beau. »
Elle reprit donc la chemise, et fut bientôt aussi occupée à travailler avec son aiguille que les deux enfants avec leur image de neige. Mais, tandis que l’aiguille allait et venait dans les coutures, la mère rendait son labeur léger et heureux en écoutant les voix aériennes de Violette et de Pivoine. Ils ne cessaient de se parler, leur langue étant tout aussi active que leurs pieds et leurs mains. Sauf par intervalles, elle ne pouvait pas entendre distinctement ce qu’ils se disaient, mais avait simplement la douce impression qu’ils étaient d’humeur très affectueuse, qu’ils s’amusaient beaucoup, et que l’entreprise de fabrication de l’image de neige se poursuivait heureusement. De temps en temps, cependant, lorsque Violette et Pivoine élevaient la voix, les mots étaient aussi compréhensibles que s’ils avaient été prononcés dans le salon même, où leur mère était assise. Ô combien délicieusement ces mots résonnaient dans son cœur, même s’ils étaient en réalité très simples ! Mais vous devez savoir qu’une mère écoute avec son cœur, bien plus qu’avec ses oreilles…
« Pivoine, Pivoine ! cria Violette à son frère, qui se trouvait dans une autre partie du jardin. Apporte-moi un peu de cette neige fraîche, là, du coin le plus éloigné, où nous n’avons pas encore piétiné. J’en ai besoin pour façonner la poitrine de notre petite sœur des neiges. Tu sais que cette partie doit être très pure, comme si elle était tombée du ciel !
— La voici, Violette ! répondit Pivoine, avec son ton d’habituelle franchise, mêlée de douceur, tout en se frayant un chemin à travers les congères à moitié piétinées. Oh, Violette, comme elle commence à être belle !
— Oui, répondit Violette, pensivement ; notre sœur de neige est très belle. Vraiment Pivoine, je ne me doutais pas que nous saurions fabriquer une aussi jolie petite fille que celle-ci. »
La mère, tout en écoutant, pensa qu’il s’agirait d’un événement extraordinaire et délicieux, si les fées, ou, mieux encore, si les enfants-anges descendaient du paradis, et jouaient invisiblement avec ses propres chéris, les aidant à fabriquer cette image de neige, en lui donnant des caractéristiques célestes ! Violette et Pivoine ne se rendraient pas compte de la présence de ces compagnons de jeu immortels ; ils verraient seulement l’image devenir très belle pendant qu’ils y travaillaient, et penseraient en être à l’origine.
« Ma petite fille et mon petit garçon mériteraient de tels compagnons de jeu, si jamais cela devait un jour arriver à des enfants mortels ! » se dit leur maman ; puis elle sourit à nouveau de sa fierté maternelle.
Néanmoins, cette idée s’emparait de son esprit, et, de temps à autre, elle jetait un coup d’œil par la fenêtre, rêvant à moitié qu’elle pourrait y voir les enfants du paradis aux cheveux d’or, s’amuser avec sa propre Violette toute blonde et son petit Pivoine aux joues éclatantes.
Pendant quelques instants, les voix des deux enfants se confondirent en un bourdonnement animé et sérieux, tandis que Violette et Pivoine travaillaient ensemble d’un commun accord. Violette donnait toujours les directives, alors que Pivoine les exécutait, en apportant de la neige. Et pourtant, le petit chat avait manifestement, lui aussi, une bonne compréhension du projet !
« Pivoine, Pivoine ! s’écria Violette, car son frère était de nouveau parti à l’autre bout du jardin, apporte-moi ces couronnes de neige légères qui se sont formées sur les branches inférieures du poirier. Tu peux grimper sur la congère, et les atteindre facilement. Je dois les avoir pour faire des boucles de cheveux à notre sœur de neige !
— Les voici, Violette ! répondit le petit garçon. Fais attention à ne pas les casser. C’est bien ! C’est bien ! Comme c’est joli !
— N’a-t-elle pas l’air adorable ? dit Violette, d’un ton très satisfait ; et maintenant, il nous faut quelques petits morceaux de glace brillants, pour faire l’éclat de ses yeux. Elle n’est pas encore terminée. Maman va dire qu’elle est très belle, mais papa dira : ‘Allons, c’est absurde, les enfants, rentrez pour vous mettre au chaud’.
— Appelons maman pour qu’elle la voie, dit Pivoine ; et il cria avec force : Maman ! Maman ! Maman ! Regarde dehors quelle jolie petite fille nous fabriquons ! »
La mère posa son ouvrage, un instant, et regarda par la fenêtre. Mais il se trouve que le soleil - car c’était un des jours les plus courts de toute l’année - avait plongé si près de l’horizon, que ses rayons l’aveuglaient. Elle ne pouvait donc pas observer très distinctement ce qui se trouvait dans le jardin. Cependant, à travers l’éblouissante clarté du soleil et de la neige fraîche, elle aperçut une petite silhouette blanche, qui semblait avoir une très grande ressemblance avec un être humain. Elle vit ensuite Violette et Pivoine, - en fait, elle les regarda plus longtemps que l’image -, toujours à l’œuvre : Pivoine apportant de la neige fraîche, et Violette l’appliquant à la statue aussi consciencieusement qu’un sculpteur manie de l’argile. La mère se dit ainsi que jamais auparavant il n’y avait eu d’image de neige aussi astucieuse, ni de petite fille et de petit garçon aussi adorables pour la réaliser.
« Ils réussissent tout mieux que les autres enfants, se dit-elle, très satisfaite. Aussi n’est-ce pas étonnant qu’ils fassent de plus belles images de neige ! »
Elle se remit à l’ouvrage et se hâta autant que possible, car le crépuscule allait bientôt arriver. La chemise de Pivoine n’était pas encore terminée et son grand-père était attendu, par le train, assez tôt le lendemain. Ses doigts couraient donc de plus en plus vite. Les enfants, eux aussi, travaillaient activement dans le jardin. La mère les écoutait toujours. Elle s’amusait de voir comment leur petite imagination s’était laissé emporter. Ils semblaient positivement croire que l’enfant des neiges allait courir et jouer avec eux.
« Quelle belle compagne de jeu elle sera pour nous, durant l’hiver ! dit Violette. J’espère que papa n’aura pas peur qu’elle nous enrhume ! Ne l’aimes-tu pas déjà tendrement, Pivoine ?
— Oh, si ! s’écria Pivoine. Je la serrerai dans mes bras, elle viendra s’asseoir près de moi et boira un peu de mon lait chaud !
— Oh non, surtout pas ! répondit Violette avec une grande sagesse. Le lait chaud n’est pas du tout bon pour sa santé. Les petites créatures des neiges, comme elle, ne mangent que des glaçons. Non, non, Pivoine ; nous ne devrons pas lui donner quelque chose de chaud à boire ! »
Il y eut quelques instants de silence ; car Pivoine, dont les courtes jambes ne se fatiguaient jamais, était reparti en pèlerinage à l’autre bout du jardin. Tout à coup, Violette s’écria, d’un ton joyeux :
« Regarde, Pivoine ! Viens vite ! Ce nuage rose a projeté une lumière sur sa joue ! Et la couleur ne s’en va pas ! N’est-ce pas magnifique ?
— Oui, c’est ma-gni-fique, répondit Pivoine en détachant les trois syllabes avec une précision délibérée. Oh, Violette, regarde ses cheveux ! Ils sont tout en or !
— Certainement, répondit calmement Violette, comme si cela allait de soi. Cette couleur, vois-tu, vient des nuages dorés que nous voyons là-haut dans le ciel. Bon, elle est presque terminée maintenant. Mais ses lèvres doivent être très rouges, plus rouges que ses joues. Peut-être, Pivoine, que cela les rendra rouges, si nous les embrassons tous les deux ! »
La maman entendit alors deux petits claquements, comme si ses deux enfants embrassaient l’image de neige sur sa bouche gelée. Mais, comme cela ne semblait pas rendre ses lèvres assez rouges, Violette proposa ensuite de l’inviter à embrasser la joue écarlate de Pivoine.
« Viens, petite sœur des neiges, embrasse-moi ! s’écria Pivoine.
— Voilà, elle t’a embrassé ! reprit Violette ; et maintenant ses lèvres sont très rouges. Et ses joues ont rougi un peu aussi !
— Oh, comme ce baiser était froid ! » s’écria Pivoine en frissonnant.
Juste à ce moment-là, un vent d’ouest glacé se mit à souffler dans le jardin et à faire trembler les fenêtres du salon. Le froid était tel que la mère était sur le point de taper sur la vitre avec son dé à coudre, pour faire rentrer les deux enfants, quand ils se mirent à crier en chœur. Le ton n’était pas un ton de surprise, bien qu’ils fussent évidemment très excités ; il semblait plutôt qu’ils se réjouissaient d’un événement qui venait de se produire, mais qu’ils avaient attendu et prévu depuis toujours.
« Maman ! Maman ! Nous avons terminé notre petite sœur de neige ! Et elle court dans le jardin avec nous !
— Quels petits êtres imaginatifs sont mes enfants ! pensa la mère en mettant les derniers points à la redingote de Pivoine. Et ce qui est étrange, aussi, c’est que grâce à eux, je redeviens presque aussi enfant qu’ils le sont eux-mêmes ! Je peux difficilement m’empêcher de croire, à présent, que l’image de neige a vraiment pris vie !
— Chère maman ! s’écria Violette, je t’en prie, regarde dehors. Vois quelle gentille compagne nous avons ! »
La mère, devant ces supplications, se trouva presque obligée de regarder par la fenêtre. Le soleil avait maintenant disparu, laissant la place à cette lumineuse clarté, constellée de nuages mauves et dorés, qui rend les couchers de soleil hivernaux si magnifiques. Mais il n’y avait pas le moindre reflet, ni sur la fenêtre ni sur la neige, de sorte que cette fois-ci, la bonne dame pouvait regarder le jardin dans son ensemble, et voir chaque chose et chaque personne qui s’y trouvait.
Et que pensez-vous qu’elle y ait vu ? Violette et Pivoine, bien sûr, ses deux enfants chéris. Mais qui ou quoi a-t-elle vu en plus ? Eh bien, vous pouvez me croire, il y avait bien une silhouette de petite fille, toute vêtue de blanc, aux joues roses et aux boucles d’or, qui jouait dans le jardin avec les deux enfants ! Bien qu’étrangère, l’enfant semblait se montrer très familière avec Violette et Pivoine, et eux avec elle, comme si tous les trois avaient été compagnons de jeu pendant toute leur jeune vie. La mère se dit que c’était certainement la fille d’une des voisines. Voyant Violette et Pivoine dans le jardin, l’enfant avait du traverser la rue pour jouer avec eux. Cette gentille dame se rendit donc à la porte, avec l’intention d’inviter la petite dans son confortable salon ; car, maintenant que le soleil s’était retiré, l’atmosphère extérieure devenait très froide.
Mais, après avoir ouvert la porte, elle resta un instant sur le seuil, hésitant à demander à l’enfant d’entrer, ou même à lui parler. En effet, elle doutait presque qu’il s’agisse d’un véritable enfant, ou seulement d’un léger amas de neige fraîchement tombé, soufflé çà et là dans le jardin par la bouffée de vent d’ouest. Il y avait certainement quelque chose de très singulier dans l’aspect de la petite étrangère. Parmi tous les enfants du voisinage, la dame ne se souvenait pas d’un tel visage, d’un blanc pur, d’une délicate couleur rose, avec des boucles dorées qui se balançaient sur le front et les joues. Et quant à sa robe, qui était entièrement blanche et flottait au vent… Aucune mère raisonnable ne mettrait à sa petite fille ce genre de vêtement pour l’envoyer jouer dehors au cœur de l’hiver. Cette maman bienveillante et prudente frissonnait rien qu’en regardant ces petits pieds, qui n’étaient chaussés de quasiment rien, si ce n’est une très mince paire de ballerines blanches. Cependant, aussi légèrement qu’elle fût vêtue, l’enfant semblait ne pas ressentir la moindre gêne due au froid. Elle dansait si légèrement sur la neige, que le bout de ses orteils laissait à peine une empreinte à sa surface, tandis que Violette suivait difficilement son rythme, et que les courtes jambes de Pivoine l’obligeaient à rester en arrière.
Une fois, au cours de leur jeu, l’étrange enfant se plaça entre Violette et Pivoine, et prenant une main de chacun d’eux, sautilla joyeusement en avant. Presque immédiatement, Pivoine retira son petit poing, et commença à le frotter comme si le froid lui picotait les doigts ; tandis que Violette se dégagea également, mais avec moins de brusquerie, en faisant remarquer gravement qu’il valait mieux ne pas se tenir les mains. La demoiselle à la robe blanche ne dit pas un mot, mais dansa tout aussi joyeusement qu’auparavant. Si Violette et Pivoine n’avaient plus envie de jouer avec elle, elle pouvait tout aussi bien faire un compagnon de jeu du vent d’ouest vif et froid, qui ne cessait de la faire virevolter dans tout le jardin, et prenait de telles libertés avec elle, qu’ils semblaient être amis depuis longtemps.
Pendant tout ce temps, la mère resta sur le seuil, se demandant comment une petite fille pouvait ressembler autant à une congère volante, ou comment une congère pouvait ressembler autant à une petite fille.
Elle appella Violette et lui demanda tout bas :
« Violette, ma chérie, quel est le nom de cette enfant ? Est-ce qu’elle habite près d’ici ?
— Mais, chère maman, répondit Violette en riant de penser que sa mère ne comprenait pas une histoire aussi simple, c’est notre petite sœur des neiges, celle que nous venons de faire !
— Oui, chère maman, s’écria Pivoine en courant vers sa mère et en la regardant simplement en face. C’est notre image de neige ! Est-ce qu’elle n’est pas jolie ? »
À cet instant, une volée de passereaux traversa le jardin. Comme on pouvait s’y attendre, ils évitèrent Violette et Pivoine. Mais, et cela semblait étrange, ils se dirigèrent immédiatement vers l’enfant à la robe blanche, tournèrent autour de sa tête, se posèrent sur ses épaules, semblant la considérer comme une vieille connaissance. Elle, de son côté, était manifestement aussi heureuse de voir ces oiseaux d’hiver, qu’ils l’étaient de la voir, et les accueillit en leur tendant les deux mains. Aussitôt, ils essayèrent tous à la fois de se poser sur ses deux paumes et ses dix petits doigts, se bousculant les uns les autres dans un grand battement d’ailes. L’un deux se blottissait tendrement contre sa poitrine, un autre posait son bec sur ses lèvres. Ils s’amusaient autant qu’au milieu d’une tempête de neige.
Violette et Pivoine se tenaient debout, ravis de ce joli spectacle.
« Violette, reprit sa mère, très perplexe. Sans rire, dis-moi la vérité. Qui est cette petite fille ?
— Ma chère maman, répondit Violette en regardant sa mère avec sérieux, et apparemment surprise de devoir fournir une explication supplémentaire, je viens de te le dire : c’est la petite image de neige que Pivoine et moi avons faite. N’est-ce-pas, Pivoine ?
— Oui, maman, affirma son frère, avec beaucoup de gravité, en penchant son petit nez cramoisi. C’est la petite fille des neiges. N’est-elle pas gentille ? Mais, oh maman ! Sa main est si froide ! »
Pendant que leur mère hésitait encore sur ce qu’elle devait penser et faire, le portail donnant sur la rue s’ouvrit, et le père des enfants apparut, enveloppé dans un pardessus de toile, un bonnet de fourrure rabattu sur les oreilles, et les mains recouvertes de gants épais. M. Lindsey était un homme d’âge moyen, avec un regard heureux mais fatigué, comme s’il avait été occupé toute la journée et qu’il était soulagé de rentrer chez lui. Ses yeux s’illuminèrent à la vue de sa femme et de ses enfants, même s’il ne put retenir quelques mots de surprise, en voyant toute la famille en plein air, dans le froid, après le coucher du soleil. Il remarqua bientôt la petite inconnue, toute blanche, qui allait et venait dans le jardin, telle un flocon de neige dansante, et la volée d’oiseaux qui voltigeait autour de sa tête.
« Qui est cette petite fille ? demanda cet homme très sensé. Sa mère doit sûrement être inconsciente pour la laisser sortir par un temps pareil avec une simple robe blanche sur le dos, et de minces pantoufles aux pieds !
— Mon cher mari, répondit sa femme, je n’en sais pas plus que vous. Ce doit être l’enfant d’un voisin. Notre Violette et notre Pivoine, ajouta-t-elle, un peu honteuse de répéter une histoire aussi absurde, insistent pour dire qu’elle n’est rien d’autre qu’une image de neige, qu’ils ont passé presque tout l’après-midi à fabriquer. »
En disant cela, elle jeta un coup d’œil vers l’endroit où l’image de neige des enfants devait se trouver. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant qu’il n’y avait plus rien, aucune statue, pas même le moindre petit tas de neige, rien du tout, si ce n’est quelques empreintes de pas autour d’un espace vide !
« C’est très étrange ! dit-elle.
— Qu’est-ce qui est étrange, chère maman ? demanda Violette. Cher papa, ne voyez-vous pas ce qu’il en est ? C’est notre image de neige, celle que Pivoine et moi avons faite parce que nous voulions un autre compagnon de jeu. N’est-ce pas, Pivoine ?
— Oui, papa, répondit Pivoine. C’est notre petite sœur. N’est-elle pas magnifique ? Mais elle m’a donné un baiser si froid !
— Bah, c’est absurde, les enfants ! s’écria leur bon et honnête père, qui, comme nous l’avons déjà dit, avait une approche extrêmement sensée de toutes choses. Ne me parlez pas de fabriquer des petites filles vivantes avec de la neige ! Allons, ma chère, cette petite étrangère ne doit pas rester un instant de plus dans ce froid. Nous allons la faire rentrer dans le salon ; vous lui donnerez un souper bien chaud, et vous la mettrez à l’aise autant que vous le pourrez. Pendant ce temps, je vais m’enquérir auprès des voisins, pour savoir si un enfant ne se serait pas perdu. »
En disant cela, cet homme honnête au bon cœur se dirigeait vers la petite demoiselle blanche. Mais Violette et Pivoine, saisissant chacun leur père par la main, le prièrent instamment de ne rien faire.
« Cher papa, s’écria Violette en se mettant devant lui, ce que je vous dis est la vérité ! C’est notre petite sœur des neiges, et elle ne peut vivre qu’en respirant le grand vent froid de l’ouest. Il ne faut pas la faire rentrer au chaud !
— Oui, papa, s’écria Pivoine en tapant du pied ! Cela lui ferait beaucoup de mal !
— Cela suffit, les enfants, c’est absurde ! s’écria le père, mi-vexé, mi-souriant devant ce qu’il considérait comme un caprice. Rentrez immédiatement ! Il est trop tard pour jouer dehors à cette heure. Moi, je dois m’occuper de cette petite fille, ou elle va attraper la mort !
— Mon cher mari ! reprit son épouse à voix basse, il y a quelque chose de très singulier dans tout cela. Vous allez me trouver stupide, mais, ne se peut-il pas qu’un ange invisible ait été attiré par la simplicité et la bonne foi avec lesquelles nos enfants ont entrepris leur projet ? Ne pourrait-il pas avoir dépensé une heure de sa vie immortelle, pour jouer avec ces chères petites âmes ? Et ainsi le résultat est ce que nous appellerions… un miracle. Non, non ! Ne vous moquez pas de moi ; je vois bien que c’est une pensée complètement insensée !
— Ma chérie, répondit le mari en riant de bon cœur, vous êtes une enfant, au moins autant que Violette et Pivoine ! »
Et dans un sens, elle l’était, car tout au long de sa vie, elle avait gardé un cœur plein de simplicité et de foi enfantine, aussi pur et clair que le cristal. Et, regardant toutes choses à travers ce miroir transparent, elle voyait parfois des vérités très profondes, que les autres considéraient comme des absurdités.
Le gentil M. Lindsey était à présent entré dans le jardin, et se dirigeait vers l’image de neige, en ne tenant aucun compte des enfants qui le suppliaient de la laisser s’amuser dans le vent glacé. À son approche, les passereaux s’envolèrent. La petite demoiselle blanche, elle aussi, fuit à reculons, en secouant la tête comme pour dire : « S’il vous plaît, ne me touchez pas ! » Et, comme par ruse, elle le guida vers la neige la plus épaisse. Le brave homme finit par trébucher et tomba à plat ventre, de sorte qu’en se relevant, recouvert de givre, il avait l’air d’une image de neige de grande taille. Certains voisins, qui l’observaient de leur fenêtre, se demandaient ce qui pouvait bien pousser le pauvre M. Lindsey à courir dans son jardin à la poursuite d’une congère poussée par le vent ! Finalement, après beaucoup d’efforts, il accula la petite inconnue dans un coin, d’où elle ne pouvait pas lui échapper. Sa femme l’observait et, comme la nuit tombait presque, elle fut stupéfaite de voir comment l’enfant des neiges brillait et étincelait, comment elle semblait répandre de la lumière tout autour d’elle. Quand elle fut repoussée dans le coin, elle scintilla comme une étoile ! C’était une sorte de lumière froide, qui faisait penser à un glaçon exposé au clair de lune. Elle s’étonna que le bon M. Lindsey ne voie là-dedans rien de remarquable.
« Viens, drôle de petite chose ! s’écria l’honnête homme en la prenant par la main, je t’ai enfin attrapée. Je vais te mettre au chaud malgré toi. Nous allons enfiler une belle paire de chaussettes sur tes petits pieds gelés, et on va te donner un grand châle épais pour t’envelopper. Entre donc. »
Et ainsi, avec un sourire bienveillant sur son visage tout empourpré par le froid, ce monsieur, avec les meilleures intentions du monde, prit l’enfant des neiges par la main, et la conduisit vers la maison. Elle le suivit, d’un air penaud et réticent. Tout l’éclat et la brillance de sa silhouette avaient disparu ; elle avait maintenant l’air aussi terne et languissant que le dégel. Alors que le bon M. Lindsey la conduisait sur le seuil de la maison, Violette et Pivoine le regardèrent en face, les yeux remplis de larmes, qui gelèrent avant de pouvoir couler sur leurs joues. Ils le supplièrent à nouveau de ne pas faire entrer leur image de neige à l’intérieur.
« Ne pas la faire entrer ! s’exclama l’homme au grand cœur. Mais vous êtes fous, mes enfants ! Elle est déjà tellement transie de froid, que sa main a presque gelé la mienne, malgré mes gants épais. Voulez-vous donc qu’elle meure ? »
Sa femme, au moment où il montait les marches, avait encore jeté un long regard sérieux, presque effaré, sur la petite inconnue. Elle ne savait pas si c’était un rêve ou non, mais elle ne pouvait s’empêcher de croire qu’elle voyait sur le cou de l’enfant l’empreinte délicate des doigts de Violette. C’était comme si, alors qu’elle façonnait l’image de neige, Violette l’avait gentiment tapotée, et avait négligé par la suite de lisser l’empreinte.
« Quand même, mon cher mari, reprit la mère, se rappelant son idée que les anges seraient aussi contents de jouer avec Violette et Pivoine qu’elle l’était elle-même… Quand même, il faut bien avouer qu’elle ressemble étrangement à une image de neige ! Je crois qu’elle est faite de neige !
Une bouffée de vent d’ouest souffla sur la fillette, qui étincela à nouveau comme une étoile.
— De neige ? répéta le bon M. Lindsey, qui poussait toujours son invitée réticente jusqu’au seuil hospitalier de la maison. Mais, ce n’est pas étonnant qu’elle ressemble à de la neige ! Elle est à moitié gelée, la pauvre petite ! Un bon feu remettra tout cela en ordre. »
Sans plus de discussion, et toujours avec les mêmes bonnes intentions, cet homme hautement bienveillant et pétri de bon sens conduisit la petite demoiselle blanche - qui s’affaissait, s’affaissait, de plus en plus - hors de l’air glacial, jusque dans son confortable salon. Un énorme poêle, bourré de charbon, y brûlait intensément, renvoyant une vive lueur à travers sa porte de fer. Une odeur chaude et étouffante se répandait dans la pièce. Toutes les fenêtres étaient occultées par d’épais rideaux rouges, et un large tapis flamboyant de la même couleur réchauffait le sol. Pour établir un élément de comparaison entre l’atmosphère qui régnait dans la pièce et le crépuscule froid et hivernal du dehors, ce serait comme passer d’un bout de terre désolée dans l’océan arctique à la région la plus chaude de l’Inde, ou encore du pôle Nord à l’intérieur d’un four de boulanger ! Oh, quel changement terrible pour la petite inconnue des neiges !
L’homme plein de bon sens plaça l’enfant sur le rebord de l’âtre, juste devant le poêle sifflant et fumant.
« Là, elle va être bien ! » s’écria M. Lindsey, en se frottant les mains et en regardant autour de lui, avec le sourire le plus agréable que vous ayez jamais vu. « Fais comme chez toi, mon enfant. »
Maladivement triste et abattue, la petite fille blanche restait assise près du foyer, le souffle chaud du poêle la frappant comme la peste. Une dernière fois, elle jeta un regard nostalgique vers les fenêtres, et aperçut, à travers les rideaux rouges, les toits des maisons couverts de neige, les étoiles scintillant dans le froid, et toute la délicieuse intensité de cette nuit d’hiver. Le vent glacial faisait trembler les vitres, comme s’il la sommait de sortir. Mais l’enfant des neiges restait là, affalée devant le poêle brûlant !
Et l’homme plein de bon sens ne voyait rien d’anormal.
« Allons, ma chérie, dit-il à son épouse, donnez-lui une paire de chaussettes épaisses et un châle ou une couverture de laine. Et dites à Dora de lui servir un bol de lait bien chaud. Vous, les enfants, distrayez votre petite amie. Elle est inquiète, vous le voyez, parce qu’elle se trouve dans un endroit étranger. Pour ma part, je vais faire le tour du voisinage, et demander qui sont ses parents. »
La mère était partie à la recherche du châle et des chaussettes ; car sa propre vision des choses, aussi subtile et délicate soit-elle, avait cédé, comme toujours, devant le matérialisme obstiné de son mari.
Sans tenir compte des remontrances de ses deux enfants, qui continuaient à protester à voix basse que leur petite sœur n’aimait pas la chaleur, le bon M. Lindsey partit, en fermant soigneusement la porte du salon derrière lui. Il avait à peine atteint le portail, qu’il fut rappelé par les cris de Violette et de Pivoine.
« Mon cher mari ! s’écria sa femme, horrifiée, il n’est plus nécessaire d’aller à la recherche de ses parents !
— Nous vous l’avions dit, papa ! crièrent Violette et Pivoine, lorsqu’il rentra dans le salon. Il ne fallait pas la faire venir ! Maintenant notre pauvre petite sœur des neiges a complètement fondu ! »
Leurs petits visages étaient baignés de larmes ; de sorte que leur père, à la vue de ces choses étranges qui parfois viennent interrompre la banalité du quotidien, ressentait une peur vague que ses propres enfants ne soient eux aussi en train de fondre ! Très perplexe, il demanda une explication à sa femme. Celle-ci ne put que répondre qu’après avoir été appelée au salon par les cris de Violette et de Pivoine, elle n’avait plus trouvé plus aucune trace de la petite inconnue.
« Vous voyez là tout ce qui l’en reste ! ajouta-t-elle, en désignant une flaque d’eau devant le poêle.
— Oui, papa, dit Violette en le regardant d’un air de reproche à travers ses larmes, voilà tout ce qui reste de notre chère petite sœur !
— Vilain papa ! s’écria Pivoine en tapant du pied. Nous vous avions dit comment cela se passerait. Pourquoi n'avez-vous pas écouté ? »
Et jusqu’à l’énorme poêle qui, à travers le vitrage de sa porte, semblait fixer le bon et généreux M. Lindsey, comme un démon aux yeux rouges se délectant au spectacle du mal !
Vous remarquerez qu’il s’agit là d’un de ces rares cas, qui se produisent pourtant de temps à autre, où le bon sens est mis en défaut. L’histoire de ce conte, bien qu’elle puisse sembler puérile aux yeux de personnes bienveillantes et rationnelles, comme le bon M. Lindsey, est néanmoins riche d’enseignements. L’une de ces leçons, par exemple, pourrait être qu’il incombe aux hommes, et surtout aux hommes de bien, de peser le pour et le contre avant d’agir dans un but philanthropique, afin de s’assurer qu’ils comprennent bien toutes les implications de l’affaire en question. Car ce qui peut sembler aller dans les intérêts de l’un peut s’avérer un mal absolu pour un autre ; de même que la tiédeur du salon, confortable pour des enfants de chair et de sang, comme Violette et Pivoine, - quoique nullement très saine, même pour eux -, se révéla fatale pour leur pauvre petite sœur des neiges.
Mais malheureusement, il n’y a rien à apprendre aux sages de la trempe de ce bon M. Lindsey. Ceux-ci savent déjà tout. Tout ce qui a été, tout ce qui est, et tout ce qui sera, dans les limites du possible. Et, si quelque phénomène de la nature ou de la providence devait transcender leur système, ils ne le reconnaîtraient pas, même s’il se produisait sous leur nez.
« Ma chère, dit M. Lindsey, après un moment de silence, regardez quelle quantité de neige les enfants ont apportée sous leurs pieds ! Cela a fait une sacrée flaque devant le poêle ! S’il vous plaît, demandez à Dora d’apporter des serviettes pour éponger tout ça ! »
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